samedi 23 novembre 2013

La Soif primordiale de Pablo de Santis



Pablo de Santis, La Soif primordiale (Los anticuarios), traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, éd. Métailié, février 2012, 256 pages.

Buenos Aires, 1950. Le lieu et la date suffisent à planter le décor : nous sommes dans l’Argentine de Perón, les hommes portent chapeaux, on fume, on boit du gin et du maté, on va jouer sa paye au casino de Mar del Plata. C’est l’hiver en juin et l’été en décembre. Il pleut sur les demeures patriciennes. Buenos Aires est une ville littéraire, littéraire en diable. Buenos Aires est aussi, et plus encore que n’importe quelle autre ville latino-américaine, un petit bout d’Europe, un territoire culturellement européen. Buenos Aires est aussi – surtout ? – LA ville où le fantastique dessine un paysage – un labyrinthe ? – mental.

Mais n’allons pas trop vite, et concentrons-nous, tout d’abord, sur la trame de l’excellent roman de Pablo de Santis, La Soif primordiale, que les éditions Métailié ont publié en février 2012. Le héros, Santiago Lebrón, arrive de son village, est petit apprenti puis rédacteur dans un journal. Puis libraire d’ancien. Il arrive à Buenos Aires à l’âge de vingt ans, se loge dans une pension modeste, et aide son oncle dans son atelier, où l’on répare des machines à écrire. Trois ans plus tard, on le retrouve au journal Últimas noticias. On lui confie la rubrique des mots-croisés, et celle, plus surprenante, qui traite de l’ésotérisme. C’est que le rédacteur qu’il remplace, Sachar, était aussi Mister Peutêtre, le chroniqueur de l’occulte. Santiago Lebrón va ainsi entrer en contact avec le commissaire Farías, qui, depuis qu’on lui a fixé une plaque de métal sur la tête suite à une blessure, entend des voix, et dont la voiture lui sert de bureau. Ce commissaire, qui n’appartient pas « à la police normale », dit travailler pour le ministère de l’Occulte qui « surveille l’activité des spirites, des devins, des sectes ». Ce ministère de l’Occulte, bien entendu invisible – « occulté » – occupe le bureau 665 de la poste centrale dans lequel règne « un homme chauve, malingre, avec des lunettes rondes » : monsieur Crispino. Bureau 665... pas 666...

À partir de ce début prometteur, le texte déploie une trajectoire impeccablement romanesque, haletante. Santiago Lebrón intègre le cercle du professeur Balacco qui se réunit dans un hôtel étrange, tombe amoureux de sa fille qui est fiancée à un champion d’escrime, part en quête des « antiquaires » (les anticuarios du titre original), fait la connaissance du libraire Calisser, propriétaire de la libraire d’occasion La Forteresse et… à la page 107… Mais chut !… Les « antiquaires », sujets de l’enquête menée par Lebrón sur ordre de Farías, sont « une espèce particulière de malades, qui avaient fait de leur mal un culte. […] Trois traits caractérisent ce mal : une longévité anormale, la capacité d’évoquer chez les autres le visage ou les gestes de personnes décédées et la soif du sang, que les antiquaires appellent soif primordiale », explique Crispino. Lors de sa première rencontre avec le professeur Balacco, Santiago apprend également que les antiquaires « se cachent de la lumière. Ils forment autour d’eux un cercle avec de vieux objets. Ils sont collectionneurs par nature. Ils fuient la nouveauté ». Pablo de Santis renouvelle le mythe du vampire en milieu urbain, et plus encore. Il en fait un motif moins romantique, moins fantastique, que social. Nous sommes très très loin de Twilight !

La Buenos Aires de la seconde partie du roman devient nocturne, souterraine, plus mystérieuse qu’effrayante, tout en restant quotidienne. Car la ville est un personnage du roman, on la parcourt précisément, on retrouve les noms des rues, des avenues, des quartiers – la Recoleta, Corrientes, San Telmo, Boedo… La Buenos Aires de La Soif primordiale n’est pas sans rappeler celle du « Rapport sur les aveugles », ce chapitre halluciné de Héros et Tombes d’Ernesto Sábato, une Buenos Aires symbolique, fantasmatique, que l’on parcourt comme on descendrait en soi-même, que l’on explore à la recherche de sa propre vérité : « Mes coups à la porte ne résonnaient pas, comme si la maison dévorait les bruits, mais brusquement la porte s’ouvrit sur une femme albinos et aveugle, aux bras longs et maigres. J’eus la sensation qu’elle me flairait… » Dans l’inconscient littéraire – disons-le ainsi – Buenos Aires est aussi la ville de Borges et de sa bibliothèque. La librairie d’ancien, La Forteresse, l’évoque aussi, par sa pénombre et ses dédales : « Cela fait maintenant de nombreuses années que je suis propriétaire d’une librairie de livres d’occasion. Elle se trouve dans le passage La Piedad ; la rue est étroite, ce qui évite d’être accablé par le soleil. Je me sens protégé par les livres qui forment des parois irrégulières, les murailles de mon château ».

En ce qui concerne l’intrigue et l’atmosphère, plus que vers la gothiquissime et mélodramatique Ombre du vent de Zafón, c’est vers Pérez Reverte et son délectable Club Dumas que l’on penche. Dans La Soif primordiale, il est aussi question de mettre la main sur un livre singulier, magique, l’Ars Amandi, un « livre que l’on ne peut pas ouvrir à n’importe quelle page. Seulement dans un certain ordre. Si on se trompe de page, le livre s’enflamme ». Ces strates d’inspiration et de références – il en est bien d’autres encore, de Jules Verne et Edgar Poe à Villiers de l’Isle-Adam, Virgile… – font de La Soif primordiale un roman absolument réjouissant.

Mais la Buenos Aires du roman est aussi et surtout celle de la traque et des pratiques policières plus que musclées. La torture y est évoquée :
« Avant, quand je devais parler avec quelqu’un, je l’emmenais au cirque.
– Pour voir le spectacle ?
Le commissaire se mit à rire.
– Non, en dehors. Les cirques ont de nombreux éléments qui permettent de travailler. Il suffit de laisser quelqu’un suspendu au trapèze. Ou de l’attacher à la cible tournante du lanceur de couteaux. Ou de l’enfermer dans la caisse du prestidigitateur et de le transpercer de coups d’épée ».
La torture y est aussi représentée sous la forme d’une « Machine du destin », un tour de dentiste sur lequel on a fixé un bistouri, et qui sert à remodeler les lignes de la main pour changer son destin. Dans les mains du commissaire Farías, cette machine à escroquer devient machine à torturer. L’atmosphère politique de l’Argentine des années 50 est bien présente, primordiale : « Ils nous contrôlent à travers le papier. Le sous-secrétariat des diffamations publiques, comme l’appelait Sachar, nous tient dans sa ligne de mire, mais tant qu’au ministère de l’Occulte ils sont contents, tout va bien. Des bureaucrates nous sauvent d’autres bureaucrates » explique le rédacteur en chef du journal. La chasse aux vampires sous-tend la délation, la traque, l’assassinat. Les événements les plus marquants de la vie de Santiago ont lieu à des moments-clés du péronisme : la mort d’Evita (1952), la chute et la fuite de Perón (1955).

La Soif primordiale est un roman subtil, truffé de références et d’allusions, qui se lit avec délice.

NB : Pablo de Santis sera présent au Salon du Livre de Paris (21-24 mars 2014) où la littérature argentine contemporaine sera à l'honneur.