mercredi 27 novembre 2013

Les solidarités mystérieuses de Pascal Quignard



Pascal Quignard, Les solidarités mystérieuses, Gallimard et Folio.

NB : cet article a été publié une première fois en novembre 2011, et renvoie à un article du Monde de la même époque.

Il y a des livres qu’on saisit avec précaution, et arrière-pensée. Avec préjugé, plutôt. Parce qu’on a lu une critique brillante, rédigée par un brillant écrivain, qui démolissait le roman. Alors, on retarde sa lecture, on se trouve tous les prétextes. Et puis, enfin, on ouvre Les Solidarités mystérieuses de Pascal Quignard. On se retrouve en Bretagne. « La lande était rose », « au bord de la falaise, près d’un bloc de granite gris clair, tout chaud, qui conservait dans le crépuscule la chaleur du jour, couvert de lichen blanc et jaune, il y avait un buisson jaune »… On fait la connaissance de Claire Methuen, quarante-sept ans, traductrice. Elle revient sur les terres de son enfance, s’installe chez la vieille dame qui lui a appris le piano, observe l’homme qu’elle a toujours aimé. La brillante critique du brillant écrivain, on ne s’en veut même plus de l’avoir lue. On l’a oubliée.

Pascal Quignard, c’est plus qu’une écriture, la musique d’une écriture, ce à quoi on veut parfois le réduire. On se souvient de l’éblouissement de Tous les matins du monde, de la précision du cycle Dernier Royaume. Mais on n’a pas oublié, non plus, l’Ann Hidden de Villa Amalia, l’héroïne de quarante-sept ans, elle aussi.

Claire ne s’appelle pas tout à fait Claire. Son frère Paul lui donne son « vrai » prénom, Marie-Claire, mais elle se fait aussi appeler Chara. Claire est maigre, « jambes de héron », a quitté très tôt son époux, lui abandonnant leurs deux filles. Elle a peu connu ses parents, a été recueillie à leur mort par son oncle Armel et sa tante Guite, puis a vécu chez les Quelen, tandis que son frère Paul était interne à Pontorson. Simon Quelen, pharmacien, maire de la ville, c’est l’homme qu’elle est venue retrouver en Bretagne. Il est marié, son fils est déficient mental. Il est « l’ami de son enfance » et non son ami d’enfance.

L’histoire a son importance, mais là n’est pas le véritable intérêt du texte. Et puis, quelle histoire, d’ailleurs ? Celle qui s’est tissée et continue de se tisser entre Claire et son frère Paul est tout aussi dense que l’évocation de la passion d’enfance, de même que la relation qui unit Claire à la vieille madame Landon. Sans parler de l’apparition de Juliette, l’une des filles que Claire a abandonnées. Et la mort des parents, qui refait surface. Et l’amour de Paul pour Jean.

Le titre, Les Solidarités mystérieuses, sert de fil rouge, d’un rouge translucide, presque transparent. Les liens de solidarité sont aussi bien fraternels que filiaux. Auprès de la vieille professeur de piano, Claire redevient fille, légalement fille, ce qui fait dire à Paul, le frère : « nous n’avions plus la même mère ». Les liens se retendent, différemment. Les solidarités, mystérieuses ou souterraines, bifurquent. Étonnent. Rassurent. Le lecteur n’oubliera pas la scène furtive du repas entre Paul, Jean, et l’évêque.

Le style de Pascal Quignard est un modèle d’économie de moyens. Apparemment sans effet, parfois proche d’une scansion à la Duras, il est reconnaissable autant par le rythme que par le vocabulaire courant. Il s’agit d’un vrai choix d’écriture, où le maniement des temps verbaux prend sens, où la longueur ou la brièveté de la phrase est adaptée au caractère du personnage, au lieu de l’action, au moment de la narration. Un vrai texte de vrai écrivain, pas du tout dans la répétition ou le plagiat de soi-même, comme on a pu le suggérer ici ou là dans la presse, mais bel et bien dans la pleine maîtrise de son souffle.

Le style de Quignard marque dans ce roman un maniement du temps exemplaire. Tout est daté, minutieusement, et cependant le temps évoqué, et ressenti, est moins un passage qu’une permanence. Le personnage de Claire appartient désormais au lieu. Ce coin de Bretagne, granitique, iodé, qu’elle parcourt sans relâche, est une appartenance tard trouvée plutôt que retrouvée. La folie de Claire est évoquée, mais si c’en est une, elle est douce, douloureuse puis légère. Ce n’est en aucun cas une aliénation. Pas même un repli sur soi. C’est, au contraire, une force mélancolique. « Je suis sûr que je me souviendrai d’elle », dit le père Calève, son voisin. « Mais pas d’elle comme une personne. Je veux dire que ce n’est pas elle qui me manque, ce n’est pas la personnalité de Madame Methuen, etc. C’est son  corps qui manque à nos heures. Son corps manque déjà au lieu, aux roches ».