jeudi 25 septembre 2014

Un dernier coup de théâtre de Robert Deleuse



Robert Deleuse, Un dernier coup de théâtre, éd. du Cherche-midi, 10 mai 2012.

Les pièces de Romain Delorme ont connu le succès sur les scènes parisiennes, jusqu’à ce que la critique et le public boudent ses dernières créations. Delorme quitte Paris à la fin des années 90 et va s’installer dans sa ville d’enfance, La Riviera, auprès de sa mère malade. Le dramaturge est retrouvé assassiné d’une balle en plein cœur, le 9 juin 2005, sur une plage. Il a vraisemblablement été abattu par un professionnel.

Dans Dernier coup de théâtre, il va être question de retrouver son assassin, et de découvrir les mobiles du crime. Voilà qui pourrait composer l’intrigue d’un petit roman noir. Le fil rouge de cette enquête, par exemple, est la canonique « femme fatale », incarnée par une mystérieuse jeune fille rousse aux yeux d’un vert improbable. Du tout-courant, quoi. Mais il n’en est rien. Robert Deleuse, sur cette base, va déployer un roman choral, une narration éclatée. Il va construire, pièce par pièce, un puzzle que le lecteur s’emploiera à reconstituer. Pour cela, le lecteur suivra entre autres l’enquête menée par Marion Moderel, son amie, qui s’apprêtait à tourner un documentaire sur la vie et l’œuvre de Delorme. Mais il découvrira également une foultitude de personnages secondaires, voire annexes, qui tous ont croisé la victime, un jour ou l’autre, récemment ou dans l’enfance, ici ou là.

Ce tout petit résumé de l’argument ne rend compte de rien. Car, au fond, c’est plutôt du côté du tout qu’il faut fouiller. L’entreprise de Robert Deleuse, dans ce roman, est largement au-dessus – au-delà – du portrait chinois d’un personnage, de la personnalité à reconstituer, du mobile à découvrir. Le parcours personnel de Romain Delorme est un parcours d’engagement. Celui de sa famille et de ses amis aussi. Dans Un dernier coup de théâtre, c’est toute l’Histoire du XXe siècle qui nous est donnée, sous l’angle de la dénonciation des magouilles, de la révélation des vérités cachées, des évidences biaisées. Un barman a vécu la guerre du Vietnam, une amie d’enfance a participé à l’enlèvement d’Aldo Moro… Par les histoires personnelles des dizaines de personnages qui habitent ce roman, on revient sur la révolte des vignerons en 1907, sur l’exil des républicains espagnols, sur la guerre d’Algérie, sur la mort de Bobby Sands, sur les débuts de l’état d’Israël, et plus encore. C’est tout le XXe siècle politique qui défile, en ordre non-chronologique, presque « au hasard » de l’apparition des personnages. Mais dans un roman d’une telle maîtrise, le hasard a peu de place.
 
Défile donc l’Histoire politique du XXe, mais sont également évoqués le Politique et le Social. Pour ne donner que quelques exemples – et pour laisser le plaisir de la découverte – nous ne citerons, en vrac, que : les bordels mis en place pour satisfaire les ardeurs des supporters lors de la Coupe du Monde de foot de 2006 en Allemagne, les enfants réunionnais déportés dans la Creuse dans les années 60, les OGM, le climat des cités… Il s’agit, chaque fois, de dénoncer et remettre en relief les scandales et les malversations que nous avions peut-être oubliés, sur lesquels notre mémoire – personnelle ou collective – avait glissé. En suivant les traces de Romain Delorme, nous revisitons notre propre parcours.
 
Et nous suivons aussi, si nous sommes attentifs, un parcours littéraire. À la première lecture, page 43, je sursaute – et jubile : l’hôtel dans lequel s’installe Marion Moderel est situé… avenue Charles-Honoré-Milo (personnage du Démon à la crécelle, roman de Georges-Olivier Châteaureynaud) ! Page 49, un vol à la roulotte a été commis rue… Frédéric-Belot (personnage de Claude Aveline). Page 50, il est question de la rue Jean-Peloueyre (personnage du Baiser au lépreux, roman de François Mauriac) ! Et ainsi tout au long des presque 600 pages du roman. La toponymie de la ville dans laquelle Romain Delorme s’est installé après sa disgrâce parisienne a été entièrement pensée à partir de personnages de romans. Les artères auxquelles l’on revient le plus souvent sont l’avenue Charles-Honoré Milo, citée plus haut, et le boulevard Paul-André Lepprince (personnage de La Vérité sur le cas Savolta, de l’écrivain espagnol Eduardo Mendoza). Les enseignes sont également littéraires, on peut boire un verre à L’Écume des jours, déguster une tarte à La Reine de pommes, déjeuner au restaurant Le Bel Été… Cette ville, appelée ici Riviera, c’est à l’évidence Cannes. On y reconnaît ses plages, les îles de Lerins – Saint-Honorat étant rebaptisée Île aux moines. On y reconnaît aussi sa gestion municipale, et ses activités principales, congrès, festivals…

Le roman est bâti en chapitres « blocs », qui coulent sans alinéa, dans lesquels les dialogues ne sont pas détachés (exception faite du premier chapitre, qui met en place le personnage de Marion). Chaque chapitre est ainsi conçu comme une pierre, indispensable à la construction. Si la narration est éclatée, l’aspect strictement « visuel » du texte, dans sa mise en page, souligne la solidité de la structure. À la lecture, impossible de lâcher un chapitre en cours. Ce procédé s’avère indispensable, puisque chaque chapitre s’attache à une période particulière, un moment-clé de l’Histoire du XXe siècle, sur lequel on ne reviendra pas ensuite. La notice préliminaire et la notice de conclusion se répondent, encadrant les chapitres-blocs, parachevant l’édifice.

Marion Moderel mène donc l’enquête sur l’assassinat de son ami Romain Delorme. Tout lecteur attentif aura remarqué que Marion Moderel est l’anagramme de Romain Delorme. Au-delà du simple jeu sur les noms, il y a sans doute dans cette anagramme la volonté de prolonger une personnalité romanesque – homme/femme, maturité/jeunesse, engagement/découverte – et une volonté de recentrer la narration éclatée, en offrant deux points fixes qui ne font qu’un.

Si l’engagement politique et social du dramaturge Romain Delorme est au cœur de l’enquête, on trouve également dans le roman un engagement littéraire. Celui-ci repose sur le personnage de l’écrivain Lemilan, qui est sans doute une sorte d’autoportrait littéraire de Robert Deleuse lui-même.
« Lemilan […] avait réussi ce tour de force, en tout cas était-ce l’une de ses originalités au sein d’un milieu qui n’en cultive guère, d’adapter chaque structure de ses principales narrations […] aux multiples sujets qu’elles développaient ». Dans les Remerciements, en fin d’ouvrage, Robert Deleuse déclare : « […] j’ai été conforté dans l’idée d’écrire des romans qui ne se satisferaient pas de raconter des histoires en les canalisant dans une unique et immuable structure mais en adaptant, autant que faire se pouvait, la structure de chacun de ces romans (ou peu s’en faut) au type de sujet ». Voilà un écho qui résonne. Et voilà un propos qui détonne, dans une production littéraire française somme toute assez lassante, qui se contente le plus souvent de la chronique familiale ou de l’exploration omphalique, sans véritable réflexion sur la manière de conduire la chronique ou l’exploration. Sans lui donner un sens, une direction littéraire, comme on parlerait de direction théâtrale.

Oui, vraiment, ce Coup de théâtre est un vrai coup de cœur. Il aura nécessité de la part de son auteur six années de travail, entre documentation et rédaction. Du beau, du grand travail, qui procure plaisir et réflexion. Un vrai roman, loin du convenu et du banal.

samedi 20 septembre 2014

Surprise 8 - La Nuit, in extremis d’Odile Bouhier



Odile Bouhier, La Nuit, in extremis, Presses de la Cité, 2013 et 10/18, collection « Grands détectives », 4 septembre 2014.

Lyon, 1921. Les traumatismes de la guerre de 14 sont encore bien présents, dans les esprits et dans les corps. Le commissaire Kolvair a laissé une jambe dans les tranchées. Lorsqu’il apprend que l’ancien poilu Anthelme, qu’il a côtoyé dans les « creutes », est libéré de sa condamnation pour mutinerie, il le suit, s’installe dans la même pension que lui, persuadé que l’ancien bleuet est un dangereux psychopathe.

Voilà le fil conducteur de ce roman policier, qui lorgne vers le roman noir. La ville de Lyon, les bords de Saône, Oullins, y sont évoqués sous l’angle historique, mais aussi politique. On s’y souvient de l’assassinat de Sadi-Carnot, on y croise Édouard Herriot, on y voit manifester les anarchistes, héritiers du conflit des Canuts. Après la guerre de 14, on bascule vraiment dans le XXème siècle. La police judiciaire est celle des Brigades du Tigre, et entre Rhône et Saône les méthodes d’investigation sont modernes : préservation des scènes de crime, analyses des traces papillaires, recours à la graphologie, importance des médecins légistes. Les Experts de l’époque (on notera au passage que l’INPS – Institut National de la Police Scientifique –, de nos jours, est centralisé à Écully, dans la périphérie lyonnaise). Dans le roman, l’hôpital psychiatrique du Vinatier, à Bron, est dirigé par une femme, Bianca Serraggio. Elle aussi adopte les méthodes modernes, dans son domaine – on découvre dans La Nuit, in extremis, la première édition des tests de Rorschach.

L’enquête du commissaire Kolvair est mise en parallèle avec la vie familiale de son collègue Hugo Salacan. Lui, le médecin, est confronté à la maladie de son fils. Les traitements sur le diabète en sont à leurs balbutiements, on vient tout juste de découvrir ce que l’on a nommé « insuline ». Apparaît aussi dans le roman un enquêteur américain, qui permet de faire référence aux lois de prohibition, et de faire allusion au beaujolais…

La Nuit, in extremis est le troisième volet des enquêtes lyonnaises de Kolvair et Salacan, après Le Sang des bistanclaques et De mal à personne. Odile Bouhier parvient à donner vie à de vrais personnages, bien campés, ancrés dans une réalité topographique et en légère avance sur leur temps scientifique. Du bon polar historique, assurément.


vendredi 19 septembre 2014

Encore des nouilles de Pierre Desproges



Pierres Desproges, Encore des nouilles, chroniques culinaires, éd. Les Echappés, 18 septembre 2014, 128 pages.

« Le jour de la mort de Brassens, j’ai pleuré comme un môme, alors que quand j’ai appris la mort de Tino Rossi, j’ai repris deux fois des nouilles », déclarait Pierre Desproges sur scène. Au-delà de la pirouette, on remarquera la constante nouillesque. Les éditions Les Echappés proposent un recueil des chroniques culinaires que Desproges avait publiées dans le très sérieux Cuisine et Vins de France, au grand dam de quelques abonnés qui avaient confié à la rédaction qu’ils déchiraient la page réservée au procureur des Flagrants délires avant d’attaquer la lecture de la revue. Desproges le malapris, l’incorrect, le réjouissant. Le retourneur de langue française. Dans ces chroniques culinaires, il est égal à lui-même : désespéré et rieur, rieur parce que désespéré.

Les nouilles sont des pâtes. Où mange-t-on habituellement des pâtes ? En Italie. Desproges, lui, alors qu’il pensait découvrir une gastronomie canadienne étrange et pittoresque lors d’un voyage au Québec, y déguste en fait de meilleures pâtes qu’à Venise. Et, pirouettant, ajoute qu’il n’est surpris qu’à moitié, puisque la meilleure paëlla qu’il ait dégustée, c’est au pied de la cathédrale de Strasbourg. Tout est à l’avenant dans ces chroniques : de l’humour, bien sûr, beaucoup d’absurde et de contre-pied, de fausses confidences sur une vie personnelle quotidienne réinventée. Et pour arroser ces somptueuses agapes qui mêlent dans un joyeux tourbillon le fond (de veau) et la forme (d’Ambert) – la lectrice fait ce qu’elle peut, pardon… – du vin, de Bordeaux pour le rouge, de Chablis pour le blanc. Desproges possédait une cave magnifiquement garnie et dévotement entretenue. Parfois, il allait parler à ses bouteilles. Parler vraiment, comme en confidence. La femme la plus merveilleuse, la plus attendrissante, décrite dans sa quarantaine à l’orée de sa défection, fleurant le Guerlain, intelligente de surcroît, pouvant disserter sur Darius Milhaud, devient une « conne » dès lors qu’elle verse de l’eau dans son verre de saint-émilion. Il y a, dans cette chronique intitulée « L’Aquaphile », en quelques pages, quelque chose du renversement de la situation Swann/Odette, et toute la colère du malentendu.

Le livre, imprimé sur belles pages en papier glacé, est illustré par des dessins de Cabu, Catherine, Charb, Luz, Riss, Tignous et Wolinski. Chacun, dans le style qui lui est propre, s’en donne à cœur-joie. Juste un exemple : le texte hilarant – et éminemment littéraire, consacré à La Fontaine – intitulé « La moelleuse onctuosité normande » est accompagné de dessins de Catherine. Sur l’un deux, un corbeau vêtu en péripatéticienne exhibe une poitrine en forme de calendos du plus joyeux effet.

Un recueil délectable, qui permet au lecteur de découvrir de nouveaux textes de Pierre Desproges – sauf s’il était abonné à Cuisine et Vins de France