mardi 26 novembre 2013

Somme toute de René Belletto



René Belletto, Somme toute, cent quarante-quatre sixains, éd. P.O.L., avril 2011, 96 pages.

De René Belletto, on connaît les romans. Dans quelques-uns des premiers titres – Le Revenant, Sur la terre comme au ciel, L’Enfer – on perçoit immédiatement les thèmes qui seront traités, non de façon explicite, mais souterraine : le Bien et le Mal, le Haut et le Bas… L’Ici et l’Au-delà, peut-être, déjà. Les personnages sont au centre d’une machination implacable, qui n’a parfois qu’une explication de façade. L’essentiel est ailleurs. Dans les romans suivants – laissons de côté La Machine, machine romanesque un peu trop mécanisée – la peur prend le pas sur le mal. Et puis, dans un glissement impeccable, les derniers romans nous emmènent radicalement ailleurs, dans des soucoupes extra-terrestres, puis nous ramènent sur terre, où rien n’a changé, mais où tout semble différent. Chez Belletto, l’aventure est au coin de la page, aventure romanesque, linéaire et spiralée, toujours surprenante, jamais convenue. Envisager l’œuvre narrative publiée à ce jour oblige à des croisements et des retours en arrière, car la trame est globale, d’un livre à l’autre, d’un personnage récurrent à un coin de rue, rue de Lyon ou de Paris. L’œuvre de Belletto trame un maillage exemplaire.

De Belletto, on connaît sans doute moins les poèmes. En 1986 paraît le mince recueil Loin de Lyon, sous-titré « XLVII sonnets ». En avril 2011, les éditons P.O.L. publient un nouveau recueil, Somme toute, sous-titré « (cent quarante-quatre sizains) ». Sonnets, sizains, la forme fixe est à l’honneur. La forme fixe. La contrainte. Mais un romancier qui dans ses romans a tordu à ce point les codes et les évidences ne peut pas se laisser contraindre. Dans les sizains de Somme toute, Belletto reprend la manière inaugurée dans les sonnets de Loin de Lyon : se soumettre le moins possible à la loi implacable de la césure alexandrine et défier la rime, accepter la règle et la détourner tout à la fois. Jouer, sans doute, avec la rigueur. Mais aussi – surtout – violenter la tradition pour mieux la célébrer. Nous ne nous arrêterons pas sur le fond des poèmes, qui mériterait une autre étude. Nous resterons sur la forme. Regardons le sonnet II de Loin de Lyon :

Voici ce qui arriva le jour où je vou
Lus parler : j’eus un frisson mortel par le corps
Sous l’effet d’un fort souffle interne auquel mes or
Ganes de la phonation ne surent que sous

La forme d’un renvoi donner issue, un sou 
Pir dégueulasse, gris, chaotique, sonore
Au possible, qui se fraya passage hors
De la profondeur de l’être et les lèvres sou

Leva par saccades frénétiques donnant 
L’illusion d’un langage au débit si pressant
Qu’il sembla que je réclamasse la vie sau

Ve en me justifiant sans rien oublier ni cach 
Er d’une faute infiniment complexe alo
Rs que le bourreau déjà avait levé sa hâche !

Le propos est, « somme toute », explicite, mais ce qui frappe à la lecture, en même temps que le rythme imposé – Belletto est musicien, ne l’oublions pas – c’est l’aspect graphique du poème. Mais pas graphique dans le sens du calligramme. Il ne s’agit pas de dessiner. Il s’agit, plutôt, de peindre. Les mots ne tracent pas le trait. C’est la chair tout entière du mot, sa matière, qui est utilisée. Et le sonnet surgit, canonique. Il en va de même pour les sizains de Somme toute. Le sizain est un poème de six vers, qui peut être isométrique ou hétérométrique. Belletto choisit l’alexandrin et s’y tient. Il coule les mots dans la forme définie, mais pour les y couler, il les distord et parfois les invente, les désorganise, les pétrit. Il ne peint plus, il sculpte. Tout y est, dans l’ordre. Mais tout est chamboulé :

113
Langes nocifs. Silence et noir sous le couvercle
De la housse. Normalement j’aurais en écl
Ats dû voler sous l’effet des mouvements fré
Nétiqu’ inspirés par la peur (plus cri d’orfraie,
Mais éteints dans l’œuf), or l’excès de frénésie s’
Traduisit (traduction libre digne d’Isis […]
   
Tout est à l’avenant. Les cent quarante-quatre sizains racontent une histoire, mais c’est bien à la forme que l’on s’arrête. C’est bien à la forme que l’on peut buter. Peut-être Belletto cherche-t-il cela, d’ailleurs. Peut-être souhaite-t-il masquer sous l’agilité formelle la vraie teneur du propos. Peu importe. Les sizains de Somme toute, nous les lisons, bien sûr. Mais nous les lisons avant tout en spectateur. Nous regardons un travail qui tient de la recherche et qui s’inscrit dans une tradition, nous les déchiffrons comme on déchiffre – toute proportion gardée – la tête de  taureau dans l’assemblage d’une selle et d’un guidon de vélo, ou Les Ménines de Vélasquez chez Picasso. Nous sommes face à une évidence renversante. Nous identifions et ne reconnaissons pas. Les poèmes de Belletto sont des tentatives. Comment oser le sonnet après Nerval ? Pourquoi choisir le sizain après Musset ? Parce qu’un écrivain ne renonce pas. Parce que dans la forme traditionnelle il ose planter son fer. Jusqu’à inclure les notes de bas de page dans le corps même du poème :
   
34 
[…] Ien ô dieux souterrains j’abhorrais ce noceur
Ce trou du c… sans fesses qui prêchait le chœur 
(Voir le sizain suivant, note 1, sur les formules
Du présent avec ses expressions qui modulent)
Mais les mots succombaient passant entre ses dents
Bl bl bl analphabète (du Gévaudan !)
  
35 
(1) Eh bien c’est v’nu tout seul, ce qui n’empêche p
As d’implorer indulgence de vous, de vous, hep […]
  
Le lecteur est décontenancé. Déstabilisé. On le serait à moins, à la lecture des exemples proposés ici. Mais le lecteur est, aussi, fasciné et amusé par l’audace formelle, par l’objet poétique lui-même, reconnaissable et distordu. Mais jamais bancal. C’est qu’il est question, avant tout, dans la forme acceptée, de rigueur mathématique. Les 12 pieds de l’alexandrin. Les 144 sizains découpés en 6 parties égales de 24 poèmes. Les sonnets de Loin de Lyon étaient au nombre de 47, autant dire 24 + 23. Où est passé le sonnet perdu ? Le sonnet tu, non publié ? Donnait-il une autre clé de déchiffrement ?