Emmanuel Carrère, La Moustache, éd. POL
1986, et Folio Plus Classique, octobre 2014.
Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec
Virginie Neufville
Le mari d’Agnès n’a pas de
nom. Il est presque un « je ». Il est le personnage d’une histoire qui commence
comme une bonne blague – tiens, et si je me rasais la moustache ? –, se
poursuit sur le mode paranoïaque – mais enfin, pourquoi personne ne s’aperçoit
que j’ai rasé ma moustache ?, ils se sont tous donné le mot... – pour ensuite
envisager le désordre mental.
La Moustache appartient
au premier versant de l’œuvre d’Emmanuel Carrère. Le roman, publié en 1986, est
une fiction. On pourrait la qualifier de « fantastique », tous les
ingrédients ou presque y sont : une situation quotidienne et anodine qui dérape, des
réactions inexplicables, le doute instillé chez le lecteur. Fantastique, oui,
peut-être. Mais vingt-huit ans après sa publication – et vingt-huit ans, donc,
après ma découverte de ce texte – l’angle de lecture change. La paranoïa, ou plutôt
la machination envisagée comme premier moteur du texte, est imputable,
immédiatement, à l’épouse du personnage. Les femmes sont étranges,
imprévisibles, aimantes et conciliantes, mais toujours, chez Carrère,
dangereuses. En tout cas, incompréhensibles. La Moustache est publié après Bravoure
et avant Hors d’atteinte. Deux romans
ayant pour héroïne des femmes, mises dans des situations instables et qui tout
de même avancent. Elles sont fortes – à leur manière. Dans La Moustache, Agnès vit un véritable calvaire – c’est ma lecture,
elle porte la folie de son mari comme une croix – en tentant, toujours, de rassurer
l’homme, en faisant preuve d’humour et de pragmatisme, en acceptant pour un
temps d’être la victime expiatoire de cette histoire de fou. Chez Emmanuel
Carrère, les femmes, tout de même – épouses, maîtresses ou amies (fictives ou
réelles), mère (la vraie, dans Un roman
russe), marraine (la vraie, là encore, dans Le Royaume) – supportent à elles seules toutes les angoisses des
héros masculins (qu’ils soient Carrère lui-même se mettant en scène ou des
personnages fictifs qui, sans doute, sont des projections à peine voilées).
Agnès, dans La Moustache, porte le
nom de l’agneau sacrificiel, et ce n’est pas un hasard.
Et donc, moustache ou pas
moustache ? Et d’ailleurs, dit-on j’ai rasé ma moustache ou j’ai rasé mes
moustaches ? Le personnage se focalise sur un point de linguistique quand
le monde autour de lui vacille. La prise de conscience – lorsque le doute ne
lui est plus permis – s’apparente à la descente d’un drogué. Le voyage vers
l’Asie, vers l’est, est une fuite en avant, sans espoir que le soleil se lèvera
sur un monde apaisé.
Difficile de lire La Moustache de façon
« candide », aujourd’hui. Le texte s’inscrit dans une œuvre
amplifiée, où le « je » intrusif des dernières publications biaise
irrémédiablement les premières romans. Si je m’en remets à ma première lecture
de La Moustache, en 1986 donc, je me
souviens d’avoir pensé, immédiatement, à The big shave, le court-métrage de Martin Scorsese (1967), ce film que l’on
m’avait présenté comme un cri de révolte contre la guerre du Vietnam, et dans
lequel je n’avais rien vu d’autre que le film angoissant d’un type angoissé. Se
raser jusqu’à l’os. Fouiller dans la chair pour y découvrir le pourquoi de la
vie – le sang qui nous parcourt – et de la mort – trancher dans le vif de la
vie. Si Carrère n’avait plus rien publié après La Moustache, j’en serais restée, sans aucun doute, à cette
lecture : l’histoire d’un homme un peu fêlé, qui s’interroge sur sa vie et
son déroulé, qui tente d’échapper à un quotidien qui le gonfle, ou qui traverse
une mauvaise passe, une très mauvaise passe, et ne se remet pas d’un épisode
dépressif. Mais le personnage d’Agnès, l’épouse, prend aujourd’hui, dans ma
lecture, une toute autre dimension. Sainte Agnès, serais-je tentée de dire…
En ce mois de novembre, La Moustache est republié dans la
collection Folio Plus Classique. Comme toujours, dans ces excellentes
publications destinées à un public lycéen, le texte est accompagné d’un dossier
d’histoire littéraire, et d’une lecture d’image. Le tableau choisi est une
œuvre de Magritte, Personnage méditant
sur la folie (1928). Sophie Barthélémy, qui analyse le tableau et le met en
perspective, écrit : « Si l’on en croit le titre du tableau, choisi
par un ami de l’artiste mais non validé par ce dernier, le personnage médite
sur la folie. Mais quelle folie ? La sienne, celle d’un autre en
particulier, ou bien la Folie universelle ? ». Voilà qui entre en
parfaite résonance avec le texte d’Emmanuel Carrère. Dans le dossier proposé
par Olivier Vanghent, le texte est mis en perspective selon le mouvement et le
genre littéraire. Pour le mouvement, on cite l’autofiction. Pour le genre, le
conte fantastique et la fable philosophique. La Moustache se situe, sans doute, au centre de ce carrefour
contemporain. Ce roman, écrit d’une traite en un mois, est en tout cas une
espèce de « tour de force », qui parvient à anticiper sur les
publications à venir tout en restant dans le domaine apparemment fictionnel. La
chronologie qu’établit Olivier Vanghent dans cette édition est éclairante sur
la trajectoire de l’œuvre, et la flèche prise par Carrère dans son travail
d’écrivain.
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Lire l’article de VirginieNeufville sur La Moustache