jeudi 14 novembre 2013

Le Rire du grand blessé de Cécile Coulon



Cécile Coulon, Le Rire du grand blessé, éd. Viviane Hamy, septembre 2013, 136 pages.

Aucun repère : on ne connaît ni le lieu ni l’époque. Avec Le Rire du grand blessé, Cécile Coulon plonge le lecteur au cœur des rouages d’une machinerie totalitaire de laquelle la littérature est bannie. La littérature, pas les livres. Les Livres, eux, sont fabriqués selon des recettes propres à déclencher les émotions premières – primitives – de la population. Livres Fous Rires, Livres Tendresse, Livres Haine, et Livres Frissons qui font « aboyer » la peur du public. Du public, oui. Car les Livres sont non seulement lus, mais déclamés par des Liseurs, lors de shows où se presse une foule avide, surveillée par les Agents du Service National. Ces représentations qui déchaînent l’hystérie collective ont pour nom « Manifestation À Haut Risque ».
Les régimes totalitaires ont toujours craint – et continuent de craindre – la chose pensée et écrite. La littérature rend libre, elle est suspecte, impossible à contraindre, elle disperse ses miasmes comme autant de virus de révolte. Orwell et Bradbury ont déjà sondé le thème. Dans l’espace politique où se déroule l’action du Rire du grand blessé, on a fait des Livres une arme de destruction massive de la pensée. Livres, avec majuscule. Tous les symboles de l’asservissement et du contrôle, dans le roman, arborent la majuscule qui doit inspirer le respect : le Grand – le dirigeant –, la Lecture, les Écriveurs, les Maisons de Mots… Dans ce roman court et dense, la typographie et la disposition montrent de façon lapidaire et efficace la froideur des rapports sociaux : les dialogues, brefs, utilitaires, sont en italique.
Le héros se « nomme » 1075. Agent du Service National, il est, comme tous ses collègues, analphabète. Ne pas savoir lire est la première des conditions pour être admis dans ce corps d’armée dont les membres sont choyés par le pouvoir : leurs conditions de vie sont on ne peut plus enviables, bel appartement, domesticité, reconnaissance. Et surveillance 24 heures sur 24 par circuit interne – sauf dans les toilettes, le détail a son importance dans le roman.
L’héroïne porte le nom oxymorique de Lucie Nox. Cette « lumière/nuit » est à l’origine du programme Nox, celui qui maintient la population dans la dépendance des Livres.
Le héros et l’héroïne vont se rencontrer. On n’en dira pas plus.
Cécile Coulon décrit un monde net, où la barbarie est omniprésente, en ville comme à la campagne. 1075 est issu de territoires paysans incultes où les enfants dorment sur des paillasses et travaillent aux champs dès leur plus jeune âge. Leur seul espoir est d’intégrer le Service National. L’univers citadin, alphabétisé, est fanatisé par les Livres. Ces Livres sont calibrés, industrialisés, médiatisés à outrance, ils sont l’arme et l’instrument privilégiés du pouvoir dictatorial.
Glaçant. Le Rire du grand blessé est un roman glaçant. Parce qu’il nous renvoie aux moyens de fanatiser les foules – coupe du monde de football en Argentine sous la dictature, par exemple – et à la société du divertissement dans laquelle nous baignons. On nous sert, à la télévision, et sur les linéaires des rayons librairie des hypermarchés, des programmes et des livres qui mériteraient la majuscule. Nous pouvons mettre des titres d’émissions et des noms d’ « auteurs », là-dessus, n’est-ce pas ? Nous ne vivons pas sous un régime totalitaire. Le roman de Cécile Coulon en est la preuve, qui appuie là où ça ne fait pas encore – tout à fait – mal. Le retournement de 1075 nous donne un peu d’espoir.

*

Extrait :
« Ils souhaitaient être bouleversés, abîmés. Ils auraient pu aimer, haïr, blesser, protéger leurs semblables ; ils en avaient honte. Coupables d’exprimer la profondeur de leurs sentiments. Persuadés qu’une main invisible pointait leur doigt sur eux. Leur vérité se cachait dans les événements qu’ils gardaient secrets. À l’intérieur, ils cherchaient un nid pour dissimuler un amour inavouable, étouffer le chagrin d’un deuil, la haine d’une punition injustement infligée. Les Manifestations À Haut Risque déchiraient le rideau : elles offraient un spectacle d’humanité dégueulasse ».