Cécile Coulon, Le Rire du grand blessé, éd. Viviane Hamy, septembre 2013, 136 pages.
Aucun
repère : on ne connaît ni le lieu ni l’époque. Avec Le Rire du grand blessé, Cécile Coulon plonge le lecteur au cœur
des rouages d’une machinerie totalitaire de laquelle la littérature est bannie.
La littérature, pas les livres. Les Livres, eux, sont fabriqués selon des
recettes propres à déclencher les émotions premières – primitives – de la
population. Livres Fous Rires, Livres Tendresse, Livres Haine, et Livres
Frissons qui font « aboyer » la peur du public. Du public, oui. Car
les Livres sont non seulement lus, mais déclamés par des Liseurs, lors de shows
où se presse une foule avide, surveillée par les Agents du Service National.
Ces représentations qui déchaînent l’hystérie collective ont pour nom
« Manifestation À Haut Risque ».
Les
régimes totalitaires ont toujours craint – et continuent de craindre – la chose
pensée et écrite. La littérature rend libre, elle est suspecte, impossible à
contraindre, elle disperse ses miasmes comme autant de virus de révolte. Orwell
et Bradbury ont déjà sondé le thème. Dans l’espace politique où se déroule
l’action du Rire du grand blessé, on
a fait des Livres une arme de destruction massive de la pensée. Livres, avec
majuscule. Tous les symboles de l’asservissement et du contrôle, dans le roman,
arborent la majuscule qui doit inspirer le respect : le Grand – le
dirigeant –, la Lecture, les Écriveurs, les Maisons de Mots… Dans ce roman
court et dense, la typographie et la disposition montrent de façon lapidaire et
efficace la froideur des rapports sociaux : les dialogues, brefs,
utilitaires, sont en italique.
Le héros
se « nomme » 1075. Agent du Service National, il est, comme tous ses
collègues, analphabète. Ne pas savoir lire est la première des conditions pour
être admis dans ce corps d’armée dont les membres sont choyés par le
pouvoir : leurs conditions de vie sont on ne peut plus enviables, bel
appartement, domesticité, reconnaissance. Et surveillance 24 heures sur 24 par
circuit interne – sauf dans les toilettes, le détail a son importance dans le
roman.
L’héroïne
porte le nom oxymorique de Lucie Nox. Cette « lumière/nuit » est à
l’origine du programme Nox, celui qui maintient la population dans la
dépendance des Livres.
Le héros
et l’héroïne vont se rencontrer. On n’en dira pas plus.
Cécile
Coulon décrit un monde net, où la barbarie est omniprésente, en ville comme à
la campagne. 1075 est issu de territoires paysans incultes où les enfants
dorment sur des paillasses et travaillent aux champs dès leur plus jeune âge.
Leur seul espoir est d’intégrer le Service National. L’univers citadin,
alphabétisé, est fanatisé par les Livres. Ces Livres sont calibrés,
industrialisés, médiatisés à outrance, ils sont l’arme et l’instrument
privilégiés du pouvoir dictatorial.
Glaçant.
Le Rire du grand blessé est un roman
glaçant. Parce qu’il nous renvoie aux moyens de fanatiser les foules – coupe du
monde de football en Argentine sous la dictature, par exemple – et à la société
du divertissement dans laquelle nous baignons. On nous sert, à la télévision,
et sur les linéaires des rayons librairie des hypermarchés, des programmes et
des livres qui mériteraient la majuscule. Nous pouvons mettre des titres
d’émissions et des noms d’ « auteurs », là-dessus, n’est-ce
pas ? Nous ne vivons pas sous un régime totalitaire. Le roman de Cécile
Coulon en est la preuve, qui appuie là où ça ne fait pas encore – tout à fait –
mal. Le retournement de 1075 nous donne un peu d’espoir.
*
Extrait :
« Ils
souhaitaient être bouleversés, abîmés. Ils auraient pu aimer, haïr, blesser,
protéger leurs semblables ; ils en avaient honte. Coupables d’exprimer la
profondeur de leurs sentiments. Persuadés qu’une main invisible pointait leur
doigt sur eux. Leur vérité se cachait dans les événements qu’ils gardaient
secrets. À l’intérieur, ils cherchaient un nid pour dissimuler un amour
inavouable, étouffer le chagrin d’un deuil, la haine d’une punition injustement
infligée. Les Manifestations À Haut Risque déchiraient le rideau : elles
offraient un spectacle d’humanité dégueulasse ».