mardi 29 septembre 2015

Rentrée littéraire septembre 2015




Etat des lieux des articles publiés et à venir (en mouvement à peu près perpétuel jusqu’à fin septembre). A lire sur La Règle du Jeu et sur mon blog « La Lectrice à l’œuvre ».



Délivrances de Toni Morrison



Toni Morrison, Délivrances (God Help the Child), traduit de l’anglais (USA) par Christine Laferrière, éd. Christian Bourgois, août 2015, 198 pages.

Le onzième roman de Toni Morrison débute par une naissance et se termine sur l’annonce d’une grossesse. Entre ces deux événements un faisceau d’histoires imbriquées, dont le fil conducteur est le personnage de Lula Ann, qui se fait appeler Bride. C’est elle, le bébé du premier chapitre. Elle vient de naître, et sa mère est désespérée, ne comprenant pas comment elle a pu mettre au monde un enfant si noir, alors qu’elle et son mari sont des mulâtres au teint blond. Le père s’enfuit, convaincu que l’enfant n’est pas de lui. La mère élève seule sa fille, sans tendresse, sans jamais la prendre dans ses bras. Jusqu’à ce que Lula Ann accuse une institutrice d’attouchements sur des enfants. La mère, soudain fière du geste de sa fille – oser pointer du doigt la coupable, devant un tribunal –, la prend, enfin, par la main. La petite fille n’attendait que cela, ne voulait que cela. Quitte à faire un gros mensonge, aux lourdes conséquences.

mercredi 23 septembre 2015

L’Homme de la montagne de Joyce Maynard



Joyce Maynard, L’Homme de la montagne, traduit de l’anglais (USA) par Françoise Adelstain, éd. Philippe Rey, 21 août 2014, 320 pages et éditions 10/18, septembre 2015.

1979. Un serial killer sévit dans les parages du mont Tamalpais, près de San Francisco. Il tue et viole des jeunes filles, puis emporte un trophée. C’est lui, « l’homme de la montagne », le tueur. Il joue le rôle de l’ogre invisible. Son caractère, son mode de vie, n’ont aucune importance dans le roman. On songe à une réplique du très beau film de Pat O’Connor The January man : Kevin Kline, qui incarne le détective, déclare, une fois l’affaire bouclée, que le meurtrier n’est personne, entendant par là que le sujet du film repose sur autre chose que la personnalité d’un tueur de femmes. Dans L’Homme de la montagne, Joyce Maynard ne nous plonge dans l’enquête que par allusions. Le dossier est confié au policier Toriccelli, divorcé, père de deux filles, Rachel et Patty. Rachel aime inventer des histoires, et Patty a deux passions : les chiens et le basket. Ce sont elles, les héroïnes.

Rachel raconte les années d’enfance au pied de la montagne, la vie calme dans une bourgade proche de la grande ville. Elle raconte surtout une vie de famille déglinguée, mère dépressive, père parti vivre une histoire d’amour avec une autre femme, enfants livrées plus ou moins à elles-mêmes – jamais de repas à heures fixes, désintérêt des parents pour les résultats scolaires, soirées passées à regarder les feuilletons télévisés dans les jardins des voisins, à travers les vitres. Mais une vie pleine, constructive, libre et émancipatrice, reconnaît Rachel trente ans plus tard. Le père est médiatisé par l’enquête sur le tueur qui lui a été confiée, c’est un bel homme genre tombeur italien hollywoodien, et ses filles sont en admiration. Rachel voit changer son statut de collégienne : elle était invisible, elle devient « populaire » grâce à lui. Ses copines veulent tout savoir de l’enquête, alors Rachel invente des détails, des indices. Joyce Maynard excelle dans l’art de décrire la sortie de l’enfance et l’entrée dans l’adolescence. Les petits gestes des filles, leurs occupations – se vernir les ongles des pieds en regardant la télévision, ou en écoutant vingt fois la même chanson. Elle excelle aussi dans l’analyse des rapports entre les deux sœurs, la sportive timide et l’écrivain en devenir. L’Homme de la  montagne est une ode aux filles de treize ans, à leurs angoisses et passions, aux dangers qu’elles courent. Treize ans, c’est ce passage brusque et ténu à la fois de l’enfance à la féminité. Le premier baiser, les premiers pelotages, le sexe possible, le sang à maîtriser et à cacher, et les pouvoirs de divination que l’on croyait posséder et qui s’envolent, ou auxquels on ne croit plus. Dans la scène inaugurale, magnifique, les deux sœurs jouent à la mort, et simulent la tache de sang d’une éventuelle agression par un pull : « Je possédais un sweat-shirt rouge, le modèle avec fermeture Éclair sur le devant, capuche et poches-réserves à chewing-gum. Je l’ai étalé sur un carré d’herbe en pente, derrière notre maison, les manches étirées de chaque côté, on aurait dit une personne passée sous un camion, de façon à exposer le plus de rouge possible, genre mare de sang ».

Le nombre des victimes du serial killer n’en finit pas de croître, l’enquête est au point mort, et le père de Rachel et Patty n’est plus un héros médiatique. La dégradation de l’image paternelle est un crève-cœur. Le roman bifurque, dans son dernier tiers, vers une mise en abyme très réussie. Rachel, adolescente, avait élaboré un stratagème pour piéger le tueur. Stratagème d’enfant, puéril et dangereux. Adulte, elle poursuit toujours son but : faire arrêter le monstre. Elle est devenue romancière, et l’arme est un livre. On n’en dira pas plus.

L’Homme de la montagne est un roman terriblement sensible et terriblement adroit. Joyce Maynard revisite le motif rebattu du serial killer et nous offre un concentré de vive nostalgie, d’amour fraternel et filial.