mercredi 29 mai 2019

Le Pendule de Foucault de Umberto Eco


Umberto Eco, Le Pendule de Foucault (Il pendolo di Foucault, 1988), traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, éd. Grasset, 1990 et éd. Livre de poche (dans une nouvelle édition revue par l’auteur et le traducteur).

Périodiquement, je relis Le Pendule de Foucault. En général à la fin du printemps, lorsque le grand rush des SP de la rentrée littéraire n’a pas encore commencé, et que je bénéficie de larges heures de surveillances d’épreuves, au bahut. Et périodiquement, je le rachète, car inexplicablement, tous mes exemplaires précédents disparaissent. Me voici donc face à un livre neuf, dont je connais pourtant les méandres. Je sais déjà où je vais me retrouver : à Provins, par exemple. Ou dans les locaux d’une maison d’édition où, pour passer du normal au bizarre, on doit faire attention à ne pas buter sur une petite marche, indécelable ou presque.

Cette petite dénivellation, cette imperceptible différence de niveau, au détour d’un couloir, je sais que je la connais. J’ai buté sur cette marche, il y a des années de cela, dans un recoin des deux lycées que j’ai hantés, celui du secondaire et celui de la classe prépa’, tous les deux anciens couvents, avec cloître et balustres en rinceaux et fenêtres à petits carreaux aux verres soufflés remplis de bulles, dans Myrelingues la Brumeuse, dans Lyon la mystérieuse. A chaque relecture du Pendule, je cherche dans mes souvenirs où se situe cette foutue marche.

C’est peu dire que Casaubon, Belbo et Diotallevi, les « héros » du Pendule…, sont mes amis. Je me souviens de ma visite au musée des Arts et Métiers, à l’époque où Internet n’existait pas encore, et de ma sidération devant le pendule oscillant. Il n’y avait personne. Je ne sais pas pourquoi, dans tous mes souvenirs de visites de musées, il n’y a personne. Sans doute parce que depuis que les files d’attente sont interminables et qu’il faut penser à acheter un coupe-file, je ne vais plus au musée. Je me souviens, donc, de ma sidération devant le pendule. Je n’en connaissais que la description de Eco, je n’avais vu aucune photographie des lieux. C’était mystérieux, inattendu, et pourtant familier.

Le Pendule de Foucault, c’est à la fois l’une des premières apparitions littéraires de l’informatique – la mémoire d’Aboulafia ! –, la fascination pour le traitement de texte, et la mise en forme romanesque des pouvoirs conjugués de l’imagination et de l’érudition. A force d’écrire des choses horribles, elles finissent par arriver. Dans Le Pendule…, à force d’imaginer, par désœuvrement ou quelque chose d’approchant, le grand complot, les comploteurs te tombent dessus. Les théories du complot tirent leur force de conviction de la peur et de la méconnaissance, tous les théoriciens du démontage des théories du complot te le diront, et ils ont raison. Quand on n’arrive pas à comprendre le pourquoi et le comment, on pense qu’on nous cache tout et qu’on nous dit rien. Dans Le Pendule…, le contre-pied romanesque, et humoristique, repose justement sur le fait que les protagonistes s’amusent à créer une fiction complotiste. Et c’est cette fiction qui se retourne contre eux. Voilà la fantastique force du roman.

Disons que ce soir, c’est le souvenir que j’ai du Pendule de Foucault. J’ai racheté le bouquin hier – où sont passés mes exemplaires antérieurs ? mystère ! J’ai tendu la main dans ma bibliothèque, certaine de trouver au moins un des deux ou trois exemplaires de ces dernières années, mais rien, il n’y avait qu’un emplacement vide là où devait se trouver le bouquin, et ce vide-là, dans des rayonnages si bondés, est un mystère à lui tout seul – et je m’en vais commencer à le re-re-re-relire ce soir. Je buterai à nouveau sur cette foutue petite marche, qui me renverra, une fois encore, à un souvenir oublié, que je réinventerai, au lycée Ampère ou à la Martinière Terreaux. Je retournerai donc à Provins, entre autres. Mais, avant tout, dans les pages inaugurales, comme toujours, je me retrouverai face au pendule, dans le musée des Arts et Métiers. Et j’irai me cacher, me ferai enfermer dans le musée… et j’attendrai…

J’en frémis d’avance.


vendredi 24 mai 2019

Romain Gary dans la Pléiade


Romain Gary, Romans et récits, tome I (Education européenne, Les Racines du ciel, La Promesse de l’aube, Lady L., La Danse de Gengis Cohn), tome II (Adieu Gary Cooper, Chien blanc, Les Enchanteurs, Gros-Câlin, La Vie devant soi, Pseudo, Clair de femme, Les Cerfs-volants, Vie et mort d’Emile Ajar), sous la direction de Mireille Sacotte et Album Romain Gary, Maxime Decourt, éditions La Pléiade, Gallimard, 16 mai 2019.



  
Rarement une publication en Pléiade aura suscité un tel engouement, et une telle émotion. Pas seulement parmi les professionnels de la profession littéraire, mais aussi parmi les lecteurs. Romain Gary, décidément, tient une place à part dans le paysage des Lettres françaises. Lui, le si multiple, semble unique. Lui, le Juif non revendiqué, le Lituanien niçois, naturalisé français à 21 ans, le Compagnon de la Libération, le diplomate, le fils de Mina et l’époux de Leslie, puis de Jean, l’écrivain aux pseudonymes – ou plutôt hétéronymes – qui sous quelque nom que ce soit poursuivait sa quête d’humanisation de l’humain et de féminisation de la civilisation, n’a jamais quitté nos consciences, ni nos cœurs. Et dans ce « cœur », il faut lire la fraternité. On ne peut que fraterniser avec Romain Gary.



samedi 18 mai 2019

Vinegar Girl de Anne Tyler


Anne Tyler, Vinegar Girl, traduit de l’anglais (USA) par Cyrielle Ayakatsikas, éd. 10/18, avril 2019

Ne vous fiez pas à la couverture pastel de ce roman, il ne s’agit en aucun cas d’une romance. D’ailleurs, la quatrième de couverture nous prévient : voilà une variation sur le thème de La Mégère apprivoisée dans l’Amérique contemporaine. Le docteur Battista ne peut se résoudre à voir partir son assistant, car ses recherches sont sur le point d’aboutir. Comment garder auprès de lui ce Pyotr Shcherbakov dont le visa va expirer ? Ah ben tiens, en le mariant à sa fille aînée, qui n’a pas de prétendant et n’est pas très facile à vivre…

« Il devait estimer qu’elle ne valait rien ; elle n’était qu’une monnaie d’échange dans sa quête acharnée du monde scientifique. Après tout, quel véritable but poursuivait-elle dans la vie ? Elle était proprement incapable de trouver un homme qui l’aimerait pour ce qu’elle était, devait-il penser, alors pourquoi ne pas tout bonnement la refourguer à quelqu’un qui lui serait utile à lui ? »

La fille aînée s’appelle Kate – comme chez Shakespeare, et le patronyme Battista renvoie lui aussi à la pièce –, elle a 29 ans et travaille dans une école maternelle. Elle vit dans la maison paternelle et s’occupe de tout : des repas, de l’éducation de sa sœur adolescente, de la déclaration d’impôts... La vie familiale est réglée selon les préceptes paternels. Tout a été rationnalisé, surtout les repas, qui se réduisent à une « purée de viande » intégrant tous les aliments nécessaires à une bonne hygiène alimentaire. Le paternel est dans la lune, il a des allures de savant fou, et seules les souris de son laboratoire lui importent.

Comment Kate en arrive-t-elle à accepter ce deal – faire un mariage blanc pour que Pyotr obtienne une carte verte ? C’est ce que Anne Tyler parvient à faire accepter au lecteur, dans une analyse au scalpel trempé dans l’acide. Vinegar Girl porte bien son titre. Mais c’est tout autant Vinegar Family ou Vinegar Society. Les scènes se déroulant à l’école maternelle – les scénarios inventés par les enfants et les remarques entre collègues et employeurs – sont représentatives d’une bien-pensance pesante, de même que les scènes où apparaissent les autres membres de la famille de Kate. La tante, par exemple, est caricaturée avec une féroce légèreté.

La petite sœur de Kate, Bunny, s’exprime avec des tournures affirmatives prononcées sur le mode interrogatif, ce qui donne des dialogues absolument savoureux. Il faut saluer la traductrice, qui a su donner à Pyotr un phrasé décalé et intelligible, sans caricature. Il y a aussi, dans ce roman, une recherche formelle sur la langue qui n’est pas à négliger. On est loin de la chick-lit que laisse supposer la couverture. Si l’héroïne est une trentenaire à la recherche de l’amour, son parcours est bien différent des héroïnes habituelles de chick-lit, et le traitement des personnages relève de la littérature pensée et pesée.

Le sort de Kate n’est pas celui de la fille soumise. Au contraire, Kate trouve le moyen de sortir de son carcan, de reprendre ses études, et d’envisager l’avenir. Finalement ce n’est pas la mégère apprivoisée mais plutôt la fausse mégère – ainsi perçue par les autres – qui trouve un chemin de liberté.  Anne Tyler ne perd pas son héroïne du regard. Un regard acéré, ironique et percutant. Voilà un roman diablement dérangeant, dérangeant au carré, dans le sens où il dérange un ordre établi par le pater familias qui voulait bousculer les normes et la loi. Son seul souci est de prendre des photos pouvant prouver aux services de l’immigration qu’il ne s’agit pas d’une entourloupe. La lectrice est assez satisfaite que le plan ourdi par le père pour garder près de lui ET son assistant ET sa fille qui lui sert de gouvernante, se retourne, au moins à demi, contre lui.

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Voir la fiche du roman sur le site lisez.com 

lundi 6 mai 2019

Les Furtifs d’Alain Damasio


Alain Damasio, Les Furtifs, éd. La Volte, 18 avril 2019, 704 pages.

La littérature d’anticipation n’a rien à voir avec la science fiction. Comme son nom l’indique, elle anticipe sur une situation de départ qui est contemporaine à la rédaction du roman. Elle se distingue de la prospective par un foisonnement de l’imaginaire, qu’il soit littéraire, poétique, ou horrifique. Alain Damasio, dans Les Furtifs, porte l’anticipation à l’un des sommets de la littérature. Il parvient, en créant un univers parfaitement identifiable, en basant la quête de son héros sur un motif humain où l’émotion le dispute à la psychologie, en inventant des êtres capables de s’hybrider et impossibles à apercevoir, à asseoir une fiction magnifique qui parle de nous, de ce que nous sommes depuis toujours – des êtres doués de sentiments –, et de notre monde – de sa dérive libérale et connectiviste. Dans une langue majestueuse, inventive et savoureuse, où chaque néologisme est une surprise autant qu’une évidence.

Lorca Varèse – ce nom ! poésie et musique… – et sa femme Sahar ont perdu leur fille de quatre ans quelques années avant que le roman démarre. La petite Tishka s’est littéralement évaporée de sa chambre close, comme dans un roman à mystère. Les enquêteurs ont retrouvé sur l’espagnolette de la fenêtre, cette fenêtre au bois gonflé si difficile à ouvrir pour les parents et impossible à ouvrir pour un enfant, les marques de trois des doigts de Tishka. Lorca et Sahar ont eu recours à toutes les formes possibles d’investigation, y compris les shamans et les médiums lorsque la police a baissé les bras. Désillusion. Sahar a du mal à faire son deuil. Lorca est persuadé que sa fille est toujours vivante, qu’elle a suivi un « Furtif », un de ces êtres qui relèvent de la presque légende urbaine, et auxquels Sahar ne croit pas. Lorca et Sahar formaient un couple légèrement dissident, légèrement déviant. Lui était chargé, en tant que sociologue, de superviser les communes autogérées. Elle  continue d’être « proferrante », c’est-à-dire qu’elle installe sa salle de classe en plein air, comme les troupes de théâtre installaient leurs tréteaux sur les places des villages. Elle dispense des cours d’éducation civique. La France des années 2040 que met en scène Damasio est allée au bout de sa logique : les villes ont été vendues aux marques, et l’éducation nationale n’existe plus.

Tirant un fil – le fil de nos inquiétudes – Alain Damasio bâtit un monde plausible où Lyon s’appelle désormais Nestlyon, où Lille est devenue Lille-Auchan, et où Paris, rachetée par l’industrie du luxe, est désormais Paris-LVMH. Dans ces villes privatisées, l’accès n’est pas garanti à tous. Les citoyens, si tant est que ce mot ait encore un sens, sont définis en classes standard, prémium et privilège, selon une dénomination qui rend compte de notre vie absolument contemporaine : les abonnements prémiums et privilèges, nous voyons tout à fait de quoi il retourne. Dans Les Furtifs, les membres standard n’ont pas accès au centre ville, par exemple, ni leurs enfants aux espaces verts. Classes sociales pas mortes, ou ressuscitées. Lorca et Sahar vivent au bord du Rhône, dans la ville d’Orange qui n’a pas été rebaptisée, puisqu’elle portait déjà le nom d’une marque de télécommunication. Bonne aubaine : ce qui coûte le plus cher, dans l’achat d’une ville, c’est l’achat du nom.

Ce monde plausible et terrifiant que Damasio nous écrit – et non décrit – est un univers paranoïde unilatéralement connecté, avec pubs ciblés se déclenchant au passage des piétons ou des cyclistes, bague faisant office de terminal de transmission et de traçage, et, bien entendu, hackers contournant le système. C’est demain, mais c’est déjà aujourd’hui. Un aujourd’hui amplifié tout légèrement, suivant sa pente. Sahar et Lorca vivent désormais séparés, elle dans son chagrin, lui dans son espoir. Lui, à la quarantaine, abandonne sa charge de sociologue et intègre l’armée, à seule fin de découvrir ce que sont ces Furtifs qui lui ont volé sa fille – croit-il. Il se retrouve dans un groupe d’élite formé de quatre membres dont il est le novice tout juste intronisé. Les Furtifs sont une invention littéraire, artistique et musicale. Alain Damasio imagine des êtres – un peu plus que des animaux chimériques – souffrant du syndrome de la Gorgone : dès qu’ils se savent vus, ils se figent. Se transforment en sculpture de céramique, dont aucun artiste n’aurait pu pétrir la fuite élancée. Ils sont beaux, dans leur pétrification. Ils sont émouvants et mystérieux, ils ont échappé à la véritable prise : aucun d’eux, jamais, n’a pu être capturé vivant. On ne capture que de l’inerte. Inerte, c’est justement ce que les Furtifs ne sont pas : invisibles et mouvants, ils communiquent sur le mode sonore, à peu près inaudible pour tous. Ils sont musique, chant et voix, mais on ne les entend pas. Ils symbolisent une certaine idée de la liberté. Lorca est devenu un chasseur de Furtifs, il doit aiguiser son sens de l’ouïe autant que sa vitesse de préhension et sa sensibilité humaine. La chasse aux Furtifs relève de la grâce du danseur, de l’agilité du cobra, et de la justesse du musicien.

La musique – ce condensé d’émotion – est le cœur battant du roman. Avec le livre, on achète aussi une bande-son originale, signée Yann Péchin qui a été le guitariste de Bashung et de Rachid Taha, entre autres. Dans le chapitre intitulé « Batara Kala », on est transportés dans un des territoires autogérés dont s’occupait Lorca Varèse avant son entrée dans l’armée : une île artificielle sur le Rhône, habitée majoritairement par des Balinais, qui y font résonner leur musique, y cultivent le riz en terrasse, et perpétuent la tradition des offrandes. La musique balinaise est l’une des plus complexes au monde. Elle est peut-être une des clés d’entrée dans le monde sonore des Furtifs. A Bali perdure – et a perduré dans le roman – la danse Kecak, cette transe qui permet l’accès à d’autres réalités, impartageables. Le chapitre « Batara Kala » est un basculement dans le récit, une pause pour l’équipe de chasseurs à laquelle appartient désormais Lorca, un chemin d’initiation pour Lorca lui-même, et un épisode à la fois lumineux et mystique. Cette Bali du delta du Rhône est une station sur le chemin de la quête.

Mais le livre a plusieurs cœurs battants. L’un de ces cœurs est graphique. Comme dans La Horde du Contrevent, les personnages principaux font entendre leur voix selon une typographie qui leur est attribuée, magnifiquement pensée et dessinée par la graphiste Esther Szac. Lorca est tout en ronds et points – il apparaît seul, emprisonné dans son espoir – tandis que Saskia Larsen la bien nommée, la jeune fille à l’oreille parfaite, parfaitement formée à la chasse sonore des Furtifs, est symbolisée par des jeux de parenthèses et de volutes rondes ou aiguës qui disent tout de sa sensibilité à saisir dans l’air le moindre son, la moindre vibration. Dans la langue-même du roman se mêlent les trouvailles des néologismes, l’espagnol grammaticalement dissident de l’argentin, la langue parlée contemporaine… A la musique, au graphisme et la langue elle-même s’ajoute le motif de la couleur. Le chapitre 1, intitulé « Le Blanc » ouvre un chromatisme qu’il appartient au lecteur de découvrir.

La société mercatisée – marketised, pour le dire à l’anglo-saxonne, ou mercadotecnizada, pour enchaîner sur la langue hispano-argentine qui parcourt le roman – que Damasio met en scène éveille ses propres contrepoisons. En cela, Les Furtifs est un livre politique. Voilà un roman qui parle d’aujourd’hui et de toujours, et qui prévient sur demain. Ce que l’on chasse, que l’on ne comprend pas et qui effraie, renferme peut-être une dimension autre, qui nous pousse vers le haut. La disparition inexpliquée d’un enfant comme chemin vers le dépassement. De soi, et du monde imposé.

Alain Damasio est de ces auteurs rares qui parviennent à rassembler, dans leur imaginaire propre, les soucis de chacun, et la marche du monde. Dans Les Furtifs, le politique, l’économique et le social sont envisagés sous un angle ontologique et philosophique, c’est évident, mais jouent aussi sur la partition musicale et chromatique. Autant dire sur l’émotion et l’humaine perception. Un grand roman, à n’en pas douter. De ceux qui marquent une époque.