jeudi 24 août 2023

L’Echiquier de Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint, L’Echiquier, éd. de Minuit, septembre2023. 

Stefan Zweig, Echecs, traduction de Jean-Philippe Toussaint, éd. de Minuit, septembre 2023. 



Mars 2020, confinement. On s’en souvient. Les engagements pris par Jean-Philippe Toussaint – réunions littéraires, rencontres, salons – sont annulés, et l’auteur, qui n’avait pas de projet d’écriture en cours, décide de traduire Le Joueur d’échecs de Stefan Zweig, traduction que les éditions de Minuit publient en cette rentrée littéraire, en parallèle de L’Echiquier. Quelque peu ébahi, comme nous tous, par cette période étrange qui nous assigne à résidence, Toussaint se fixe une routine : diviser ses journées en deux, une partie pour la traduction, une partie pour la rédaction d’un texte dont il ne sait pas où il va, ni ce qu’il raconte. Mais, peu à peu, l’auteur comprend ce que le texte dit. 

Lire l'article sur La Règle du Jeu

 


Journal d’un scénario de Fabrice Caro

Fabrice Caro, Journal d’un scénario, éd. Gallimard, coll. Sygne, août 2023 



Fabrice Caro a la vis comica. Le comique est une mécanique qui se doit d’être bien huilée, et Caro excelle dans cet art mécanique rigoureux et exigeant. Son narrateur, Boris, est scénariste. Il a écrit un scénario tout en tendresse et en retenue, sur une rupture. Les personnages se nomment Ariel et Marianne. Pour les interpréter, Boris ne voit que Louis Garel et Mélanie Thierry. Il a intitulé le scénario Les Servitudes silencieuses, et voudrait que Christophe Honoré réalise le film, en noir et blanc. Son journal commence le jour où Jean Chabloz l’informe qu’il a lu et aimé le scénario, et qu’il veut que le projet aboutisse. « Nous allons faire un beau film » répète-t-il.

Sur ce point de départ, assez mince, une tornade de péripéties se met en branle, dévorant tout sur son passage, et singulièrement la teneur-même du scénario. De renoncement en renoncement, poussé par les producteurs d’une chaîne TV, Boris modifie son scénario afin qu’il puisse intéresser le plus de spectateurs possibles – pas que les Parisiens mais aussi et surtout les provinciaux, pas que les intellectuels mais aussi et surtout un public populaire, etc. Louis Garel et Mélanie Thierry ne sont plus que des silhouettes qui s’éloignent à grande vitesse, le scénario devient farfelu, lorgnant plus du côté de La Soupe au chou que d’un Rohmer ou un Carax. 

Voilà pour la réalité. Parallèlement se met en place toute une série de quiproquos, parce que Boris n’a pas le courage de dire à la femme qu’il vient de rencontrer, et dont il est amoureux, que le scénario évolue sous la pression des producteurs ; parce que Boris n’a pas la force de parler de ses états d’âme à son meilleur copain qui est en plein divorce… Le scénario de la vie de Boris relève du comique de situation, dans le registre de la tendresse. Le scénario massacré par les producteurs relève, lui, du comique franchouillard en limite de scatologie. La confrontation de ces deux formes de comique est irrésistible.

Le roman de Caro est truffé de références cinématographiques et musicales délicieuses. Les inserts du texte du scénario qui nous sont donnés sont savoureux, on y voit Boris se battre bec et ongles pour conserver un peu de poésie et de hauteur dans une histoire qui tourne au grand guignol. 

Voilà un roman à lire d’une traite. On y rit à gorge déployée, souvent, et l’on a tout aussi souvent la gorge serrée. Caro construit une histoire de désastre et de renoncements sur le seul mode qui soit approprié au malheur de l’homme contemporain : le comique. Le talent de Fabrice Caro repose, entre autres, sur la maîtrise parfaite des mécanismes comiques et sur une empathie formidable envers les petits perdants quotidiens.

Une réussite indéniable, que ce Journal d’un scénario. A lire, et à offrir autour de soi. 


mardi 22 août 2023

Plexiglas d’Antoine Philias

Antoine Philias, Plexiglas, éd. Asphalte, 22 août 2023, 240 p.

Cholet, Maine-et-Loire, 55 000 âmes, ou à peu près. Une de ces villes moyennes comme il en existe tant en France : boutiques fermées en centre-ville, déploiement de ZAC, ces zones commerciales qui s’articulent autour d’un hypermarché entouré d’enseignes de bricolage et autres, toujours les mêmes, du nord au sud et de l’est à l’ouest du territoire national. Cholet, 31 décembre 2019 : c’est là qu’Elliot arrive, ou plutôt revient. Il est d’ici, sa sœur jumelle y vit, son grand-père y est en EHPAD et sa maison est disponible. Elliot s’y installe, dans sa chambre d’enfant – les parents ont déserté durant l’enfance des jumeaux. Elliot et ses 30 ans, son désoeuvrement, ses désillusions, sa jambe plâtrée. Elliot et sa vie qui boite. 

Antoine Philias bâtit un roman qui pourrait faire penser à la fois à Nicolas Mathieu et à Fabrice Caro. Un roman d’un réalisme sociologique abouti, et d’une ironie tendre tout aussi aboutie, pleine d’empathie pour les personnages. Et des personnages, il y en a, qui sonnent tous plus vrai les uns que les autres. Lulu, tout d’abord, la caissière de Carrefour, au seuil de la retraite, qui décide de s’intéresser à son propre sort et à celui des autres employés, se documente sur les revendications sociales, occupe les ronds-points. Ces deux-là, Elliot et Lulu, vont former le duo de base de toute une petite foule romanesque, une petite foule de petites gens – la sœur coiffeuse à domicile, le beau-frère employé chez Leroy-Merlin, le vigile payé-debout… pour ne citer que les personnages principaux.

Le roman s’articule sur une année entière, selon les fêtes et les saisons, transpercé par l’épisode du COVID et du confinement. Ces travailleurs de deuxième ligne ne sont pas confinés, ils officient tout d’abord sans masque, sans gel, puis, enfin, derrière des plaques de plexiglas. Ils sont ceux que l’on n’applaudit pas à 20:00, et qui ont marné toute la journée pour des salaires plus que modiques. Si la sœur et le beau-frère d’Elliot ont pu profiter du confinement pour cuisiner et prendre quelques kilos, Lulu est restée rivée à sa caisse, inquiète pour son fils enfermé dans un studio à Paris, et le vigile du Carrefour a peaufiné ses remarques envers la clientèle sur le port maladroit du masque et le passage obligé par la borne de gel hydro alcoolique. C’est à ses côtés qu’Elliot, en fin de RSA, dégote un emploi.

Plexiglas est un roman politique qui met les obscurs dans la lumière. Ils le méritent. Ceux que parfois l’on appelle « les vraies gens de la vraie vie », expression idiote, tous les gens sont vrais, et toutes les vies. Mais ces trajectoires-là, qui s’effectuent loin de Paris ou des grands centres régionaux, sont, finalement, majoritaires. Cholet, ville moyenne dirigée par un édile maintes fois condamné, devient l’exemple-même de la ville de province non pas abandonnée, mais oubliée. Pourtant, on y vit, on y aime, on s’y débat, on y rit, on y forge de belles amitiés. 

Singulièrement, la couverture de Plexiglas, avec son Caddie esseulé sur un parking de supermarché, évoque celle des Disparus de Mapleton de Tom Perrota – roman qui a servi de base à la série The Leftovers. Dans le roman de Perota, une partie de l’humanité disparaît, laissant le monde dans la sidération. Dans le roman d’Antoine Philias, une partie du territoire national – les petites villes, la diagonale du vide – et de la population – les travailleurs de deuxième ligne – indispensables et invisibilisés, sont mis sur le devant de la scène. Ces héros du quotidien, attachants, sympathiques jusque dans leurs contradictions, forment un chœur harmonieux.