mardi 22 avril 2014

Regards croisés (6) - L’Exception d’Auður Ava Ólafsdóttir


Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville


Auður Ava Ólafsdóttir, L’Exception (Undantekningin), traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, Zulma, 3 avril 2014, 338 pages.


Sous le signe des oiseaux

La nuit du réveillon, Flóki annonce à sa femme María qu’il la quitte pour un autre Flóki. Le coming out a lieu tandis qu’un corbeau prend son envol sur la balustrade du balcon : « D’habitude ils sont deux – un couple de corbeaux –, cette fois solitaire, l’oiseau donne l’impression d’être étonnamment lourd, comme un antique bombardier » (p.11). Cette lourdeur, due au poids de la surprise et de l’hébétude, devient dans le premier tiers du roman celle de María. Comment a-t-elle pu vivre onze ans avec un mari qui aimait les hommes ? Comment a-t-elle fait pour ne pas s’en apercevoir ? La pente prise par le roman, au début, est périlleuse : le lecteur est au centre d’une histoire très moderne, d’une famille qui se déglingue et se recompose selon des codes contemporains un rien tape-à-l’œil et provocateurs. S’arrêter à cela serait compter sans le talent d’Auður Ava Ólafsdóttir. La romancière islandaise sait transformer le quotidien en aventure, et la banalité, même légèrement déviée, en équipée étrange. La sociologie immédiate n’a que peu à voir avec ce qui intéresse Ólafsdóttir. Avec elle, nous sommes embarqués au-delà du contingent.

Par exemple : María, femme et mère abandonnée, trouve consolation auprès de sa voisine. Mais la voisine est naine, psychanalyste et écrivain, « nègre » pour un auteur de roman policier. Elle travaille justement, lors de la rupture de María et de son époux, à un traité du mariage. Explique que les cygnes sont des oiseaux fidèles, qu’ils vivent en couples avérés, mais qu’il arrive que certains « divorcent », pour des raisons de procréation. María et Flóki ont deux enfants, des jumeaux, un garçon et une fille de deux ans et quelques. La fille est dégourdie, prend toujours l’initiative, tandis que le petit garçon est en retrait, plutôt suiveur, à protéger. Dans la narration, cette différence entre les jumeaux est appuyée, mais la mère n’est en rien inquiète de leur développement non parallèle. C’est avec calme qu’elle les différencie, qu’elle adapte son comportement envers chacun de façon adéquate.

Par exemple : le père biologique de María surgit tout à coup, inconnu sorti de l’ombre et soudain là, protecteur, concerné. Comme si le quotidien de María n’était pas assez bouleversé. Son monde ne s’effondre pas, il devient tout à coup insaisissable, mais la jeune femme, sans sursaut, sans heurt, s’accommode des changements, et des bouleversements. La question centrale reste pour elle l’énigme Flóki.

María semble vivre ces instants cruciaux à la fois en somnambule et en femme déterminée. Lorsque son père biologique, lors de leur unique rencontre, lui offre un hamac – un hamac ! En Islande ! En plein hiver ! – elle l’installe tout de suite entre deux arbres, dans son jardin, et invite les jumeaux à regarder les étoiles. Le froid, la neige à déblayer, rien ne fait obstacle : c’est poétiquement, tendrement, qu’elle avance. À tâtons.

Les oiseaux, dans le roman, forment une ronde presque infinie. Ils sont les témoins et les compagnons de María. Une photo du mari envolé, prise devant un lac, avec deux cygnes (p.128) ; la tentation de jeter la tétine du petit garçon, après qu’on lui a coupé les cheveux, aux canards (p.150) ; l’allusion à la mort inexpliquée d’oiseaux aux États-Unis (p.233) ; la chouette apparue à plusieurs reprises pour un dialogue d’introspection ; ou les corbeaux, comme au tout début du roman. Les exemples sont nombreux. Les oiseaux sont au cœur de la vie du voisin de María, ornithologue. Et présents « en creux » dans le nid découvert dans les branches du sapin de Noël, une fois les guirlandes enlevées : un nid troué, vide, inidentifiable. Métaphorique.

Et par dessus tout cela – toute cette poésie de description et d’allusion – ou en marge de tout cela, Auður Ava Ólafsdóttir offre au lecteur les réflexions de la voisine écrivain : un art du roman est à l’œuvre, détaillé par petites touches. « Indéniablement, il y a un certain danger à fréquenter un auteur, dit-elle en époussetant les miettes de sa blouse. Parce qu’il est toujours au travail ». La voisine, écrivain de l’ombre, brode aussi des oiseaux sur des coussins. Tout se tient.

María ordonne le chaos ambiant. Son époux envolé n’était-il pas mathématicien, spécialiste de la théorie du chaos ? Plus que les maths, ce sont les réactions presque instinctives de María qui composent et ajustent le monde. Elle qui travaille dans l’humanitaire – plus précisément dans les prothèses et le combat contre les mines anti-personnel – refuse que sa vie « boite ». Elle va, dans le dernier versant du roman, très rapide, jusqu’au bout de la logique, de sa logique. Ce retournement final presque inattendu, qui a lui seul aurait pu faire l’objet d’un roman singulier, marque la sensibilité d’un personnage et d’un auteur. La vie n’est pas compliquée, elle est seulement complexe. Avec une empathie délicieuse, et un art certain du détail – concret et psychologique – Auður Ava Ólafsdóttir signe ici un roman épatant, revigorant, délicat. Quel talent !

*

Extrait :

« À l’instant même
où le soleil
patine le monde d’une teinte cuivrée, j’enfile ma doudoune, j’enfouis la tête sous la capuche bordée de fourrure, je traverse en pataugeant les deux cents mètres de zone inhabitée qui me séparent de la plage et du ressac. J’avance pas à pas sur les galets ronds et glissants au-delà desquels s’étend la grève tachetée de blanc. Un brouillard gris s’étale sur les flots et je me contente de rester immobile, les bras tendus contre le vent de mer, une mouette criarde au-dessus de ma tête, puis j’ôte mes chaussures, je relève le bas de mon pantalon et lutte un moment pour garder l’équilibre dans le fouillis d’algues luisantes, jusqu’à ce que l’eau salée m’arrive à la cheville, puis monte jusqu’aux genoux et que je sente la vague s’alourdir » (p.205).

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Lire l’article de Virginie Neufville à propos de ce roman sur son blog Fragments de Lectures

vendredi 18 avril 2014

Le Passé imposé de François Blistène



François Blistène, Le Passé imposé, éditions du Sonneur, mars 2014, 260 pages.

Philippe Pontagnier, orphelin de parents aisés et bons vivants, choisit la retraite, l’ascèse et la tyrannie. Il prend femme, qu’il enferme avec lui dans sa maison-forteresse. Trois enfants naissent : Marguerite, Vincent et Laure. Ils sont séquestrés par leur père, ne savent rien du monde extérieur, de la vie moderne. Des années plus tard, un vieux précepteur étrange et bienveillant est embauché, reclus volontaire. Les enfants grandissent, instruits mais ignorants, solidaires dans leur solitude. Naïfs et candides.

François Blistène nous offre un conte de fées en trois actes. La première partie du roman est à la fois suffocante et légère : tandis que le lecteur est pris dans l’enfermement, les enfants s’accommodent d’une situation qui ne peut leur paraître étrange puisqu’ils n’en connaissent pas d’autres. C’est le règne de l’ogre. Puis les enfants s’échappent de la forteresse, à la post-adolescence, et découvrent Paris, éblouis. Fuite merveilleuse, sans problème d’argent, sans méchante rencontre. Ils sont débrouillards et autonomes, ils ont tout appris dans les livres. La bonne fée apparaît alors, sous les traits d’un illusionniste attachant qui leur enseigne les ficelles de son art. Passent les années, heureuses, différenciées pour les uns et les autres : Marguerite et Vincent d’un côté, la benjamine Laure prenant son indépendance de femme libre.

Au troisième acte, l’ogre retrouve ses enfants…

Le Passé imposé est un roman étrange et prenant. Il évite tous les pièges du désastre psychologique annoncé, du récit délétère de l’enfance martyre. François Blistène suggère le merveilleux, donne vie et pensée aux choses et aux lieux. La maison-forteresse, par exemple, est douée d’une vie propre, vibrant au rythme de la folie de son propriétaire ou des événements inattendus : « La maison, qui souffrait de solitude, fit un excellent accueil aux deux arrivants, réjouie du mouvement qui allait réveiller ses articulations engourdies – serrures rouillées, volets tremblants, tuiles dégarnies, murs hydropiques, parc à la végétation emmêlée ». L’illusionniste, nommé Mystère, est une figure protectrice dans un Paris sans danger, bénéfique et magique. C’est Gustave Moreau –  la petite Laure passe des heures dans le musée consacré au peintre symboliste – qui peint la toile de fond de ce conte étonnant et réussi.

mercredi 16 avril 2014

Le Livre des Tables de Victor Hugo



Victor Hugo, Le Livre des Tables, édition de Patrice Boivin, Folio Classique n°5729, 10 avril 2014, 768 pages.

Les éditions Folio publient « l’intégralité des documents qui devaient servir à rédiger Le Livre des Tables dont Victor Hugo envisageait une publication posthume ». Il s’agit des procès-verbaux des séances de spiritisme organisées lors de l’exil à Jersey. Ces séances se déroulent entre le 11 septembre 1853 et le 8 octobre 1855, quasi quotidiennement. Hugo, exilé volontaire, trouve dans le spiritisme non pas un divertissement de salon mais une inspiration à son œuvre à venir, et une stature de prophète. Dans la préface, Patrice Boivin insiste sur l’influence décisive de cet épisode spirite sur l’œuvre et la pensée d’Hugo. Si l’on peut parler aux esprits, c’est bien que l’âme est immortelle. Et si l’âme est immortelle, la possibilité de rachat et de salut est possible. Boivin peint un père Hugo prophète d’une nouvelle religion, un christianisme mâtiné de métempsychose et d’animisme : « À partir de l’année 1855, une nouvelle religion s’est donc élaborée dont Hugo se considère comme le dépositaire ». Toute l’œuvre à venir est marquée par les conversations avec les Tables, l’exemple le plus fragrant étant le poème « Ce que dit la Bouche d’ombre », dans Les Contemplations.

Les carnets consignent exactement les dialogues avec les esprits. Tout y est noté : l’heure, le nom des participants, qui est à la table, qui rédige le compte-rendu. La table est un meuble d’enfant, que l’on pose en hauteur sur un autre support. Deux paires de mains suffisent à mettre en branle la séance : coups répétés pour les lettres de l’alphabet, un coup pour oui deux coups pour non, selon la formule consacrée. En revanche, on ne prononce pas la phrase attendue : « Esprit, es-tu là ? ». On demande « Qui es-tu ? ». C’est l’Histoire, la Littérature, la Philosophie, la Religion qui sont au rendez-vous, chez les Hugo. On ne convoque pas, on accueille on écoute, on interroge. Les fils, la fille Adèle, l’épouse, Vacquerie, Meurice, et Delphine de Girardin sont de toutes les séances, ou presque. Ils entendent et questionnent Dante, Napoléon et son neveu honni, Shakespeare, le Christ… Que du beau monde. Émotion à l’évocation de Léopoldine. Mais les grandes âmes ne sont pas les seules à s’exprimer. Le Roman, la Critique, la Tragédie…, figures abstraites, sont aussi de la partie. Un ange, parfois. L’au-delà propose des idées de romans, de pièces de théâtre. On n’a que les fréquentations que l’on mérite, sans doute, même parmi les esprits. Lorsque tout-un-chacun se lance dans une séance de spiritisme, c’est généralement pour dialoguer avec ses chers disparus, c’est pour invoquer des esprits tutélaires familiers, et être rassuré sur leur sort. Durant les séances spirites, chez les Hugo, on n’invoquait pas, on accueillait, et les hôtes étaient à la hauteur du maître de maison. Et toujours d’accord, ou presque, avec les idées de la maisonnée. Ce pauvre Racine, soit dit en passant, en prend pour son grade.

La lecture de ces carnets est absolument fascinante. Elle ne remet pas en cause le génie hugolien, elle ne l’éclaire pas différemment – les génies sont incompréhensibles –, elle l’aborde simplement de façon autre. N’appliquons pas de psychologie facile sur cet intermède jersiais, cela n’est d’aucun intérêt. Il est plus intéressant de considérer l’épisode des Tables tournantes comme une étape de création, suivant des préoccupations contemporaines. Les temps étaient au spiritisme, Hubert Haddad l’a magnifiquement écrit dans son dernier roman Théorie de la vilaine petite fille, qui raconte l’histoire des sœurs Fox et retrace l’apparition du spiritualisme aux États-Unis, en 1848. Les temps présents, visiblement, ont le souci de la médiumnité : le dernier roman de Philippe Sollers s’intitule Médium.

Il faut se garder de toute ironie. L’épisode des Tables tournantes de Jersey est un épisode singulier, et apparemment déterminant, de la vie et de l’œuvre de Victor Hugo. Mais il éclaire aussi – et surtout – les figures féminines « en creux » : Juliette, recopiant les comptes-rendus mais n’assistant jamais aux séances ; la fille Adèle, consignant dans son journal la vie jersiaise, comprenant qu’on ne se soucie que de l’âme de Léopoldine, et abandonnant sur l’île, déjà, sa propre raison.

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Extrait :
« Dimanche 3 septembre 1854
2h du jour
[…]
- Qui est là ?
- La Mort.
- Pour qui viens-tu ?
- Pour la tombe.
- Parle.
- Les époux charmants envolés dans le fleuve pensent à vous. Ils vous aiment, ils vous voient, ils vous attendent et vous gardent votre place dans l’immense baiser.
Auguste Vacquerie : Tu dis que nos morts nous attendent dans le monde où ils sont maintenant. Mais ils ne resteront pas dans ce monde. Leur ascension continuera. Explique-nous comment et où nous rejoindrons ceux qui sont partis de cette terre avant nous ? »
(p.456)
  
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Complément :
Patrice Boivin : L'écriture des tables - Le Livre des tables de Victor Hugo: matériaux disponibles pour une édition critique, entre convictions et incertitudes (Communication au Groupe Hugo du 20 juin 2009) :