jeudi 21 novembre 2013

Mort au romantisme d'Antoni Casas Ros


Antoni Casas Ros, Mort au romantisme, nouvelles, Gallimard, 2009, 160 p.

Frida, le corps et le vertige

  
Il est un rythme casas-rosien qui laisse songeur. C’est celui de la langue. Le premier roman est écrit dans un style sec, presque sans subordonnées, qui donne au récit un relief étonnant. Rien de tel dans Enigma, publié deux ans plus tard, roman dans lequel on entend quatre voix narratives, qui d’ailleurs ne se différencient pas du point de vue de l’expression. La langue française y prend un rythme ample, presque néo-classique. Disons que ce ne sont là que des impressions rapides de lecture, qu’il faudrait sans doute creuser, mais nous abandonnons la tâche à de plus fouineurs. Une dernière remarque, cependant, à ce sujet.

La légende Casas Ros mêle les territoires français, catalans, espagnols et italiens, territoires mentaux, géographiques et linguistiques, auxquels il faut ajouter le Mexique, destination vers laquelle s’envole le narrateur à la fin du Théorème, et que l’on retrouve dans Mort au romantisme. Quatre territoires, trois idiomes possibles. Écartons l’italien, qui est la langue de « résidence » avouée (il paraît que Casas Ros vit à Rome). Gardons l’espagnol pour un temps, et constatons que quelques mots castillans parsèment les textes de-ci de là, en général pour les consommations, un cortado, un café largo, etc. Sous bénéfice d’inventaire, aucune expression catalane n’apparaît dans les textes. Quant au français, il est à l’évidence la langue première de rédaction, même si, avouons-le, à la première lecture du Théorème, l’idée que ce texte était écrit « en langue étrangère » nous a effleurée, entendons par là que le texte pouvait donner l’impression d’être écrit en français par un écrivain dont la langue maternelle n’était pas le français. Pour toute personne polyglotte, ou pour le moins bilingue, la musicalité et le rythme d’une langue, première ou seconde, native ou apprise, ont des résonances particulières et identifiables. Mais baste. Peut-être qu’un jour prochain l’« énigme » Casa Ros sera levée, et que toutes ces spéculations paraîtront ridicules.
  
Ce qui nous intéresse ici, c’est le recueil Mort au romantisme. La couverture de la blanche de Gallimard mentionne « nouvelles », mais la simple mention « textes » aurait sans doute mieux convenu. Mort au romantisme est un recueil de textes. Délectables. Absolument délectables, disons-le tout net. Mais ce ne sont pas à proprement parler des « nouvelles ». On trouve dans le recueil des impressions, des dialogues, un blason, des anecdotes, des histoires, des portraits. On y pioche à l’envi des thèmes de réflexion, des enthousiasmes à partager, des émotions. On s’y promène. Le recueil se compose de 39 textes, non datés, dont quelques-uns ont été publiés en revues. Il s’agit de textes brefs, cinq pages pour les plus longs (exception faite de « Ma nuit dans la Casa Azul »). L’ordre semble aléatoire, mais on subodore un classement réfléchi. Le texte central, par exemple, intitulé « Chaise », nous conduit au Musée Picasso de Barcelone. Sur deux pages, l’immatérialité d’un gardien du musée est disséquée, gardien comparé à « l’arête de sole que Picasso a imprimée dans la terre molle avant de lui appliquer une couleur devenue grise à la cuisson ». Le corps, on l’aura compris, est le motif le plus travaillé dans l’œuvre – encore jeune – d’Antoni Casas Ros. De la défiguration accidentelle à la disparition pure et simple, du jeu de miroirs à l’androgynie ou la transsexualité, le corps est sans cesse interrogé, exultant dans le plaisir ou sombrant dans la détresse. L’érotisme cru ou élaboré court sur nombre de textes du recueil, du canonique 69 « je bois son nectar. Elle boit le mien trois fois de suite » au blason élaboré « doux, sombre, ourlé, flottant entre deux ciels bombés ». Les textes regroupés dans Mort au romantisme sont parfois empreints d’une sensualité torride et terrible.

Ces textes, ils sonnent aussi comme une réflexion littéraire, comme de petits essais qui n’oseraient pas se déclarer tels. Dans le texte « Le Duel substance-image sur YouTube », l’auteur fait allusion à sa condition, revient sur son « histoire », sur son « accident » et sa réclusion. Il regarde la télévision, et particulièrement les écrivains. Casas Ros les trouve en général médiocres à l’écran : « on a presque l’impression qu’ils ne sont plus capables de parler et qu’un mauvais scénariste de télévision écrit leurs mots ». Le retrait volontaire de Casas Ros de la scène médiatique, qu’il justifie par sa monstruosité, est plus une posture qu’une position. Une posture qui devient strictement littéraire, née du hasard et devenue obligation : « Pour expérimenter, défricher, explorer à la machette. Pour tailler la masse des mots jusqu’à la chair il faut un vaste espace de silence que la moindre ingérence peut détruire. Ne pas avoir de visage est socialement difficile mais, du point de vue de la littérature, cela commence à m’apparaître comme un bienfait ». Si la « légende » Casas Ros exige une justification, elle est dans ces propos. Ni anonyme ni pynchonien, mais reclus par nécessité supposée. L’élaboration du personnage-auteur Casas-Ros est en elle-même un manifeste. Et l’invisibilité de l’auteur Casas Ros une exigence.
  
Le texte « Infini », dédié à Vila-Matas – encore lui ! – métaphorise (peut-être) l’attitude de l’écrivain métalittéraire : « peut-on donner l’illusion de l’infini ? L’illusion a besoin de la forme et la forme crée l’illusion […] Je crois qu’il est des questions qu’il vaut mieux ne pas se poser. Une chose est sûre, on peut écrire dans le vide, pendant la chute vertigineuse ». La lecture du recueil Mort au romantisme pourrait bien, effectivement, aboutir à ce sentiment de « chute vertigineuse ». Laissons de côté la chute, et ne conservons que le vertige. Et intéressons-nous à Frida Kahlo. Car qui dit Mexique…
  
L’édition Folio du roman Enigma propose en couverture un montage photographique surprenant : on y voit une jeune femme brune, hiératique, vêtue de noir sur un fond carmin foncé. Sa main, posée entre ses seins, esquisse le geste du saint Jean-Baptiste de Vinci. Sur sa tête, comme un chapeau médiéval, un livre ouvert. La physionomie de la jeune femme évoque presque instantanément le physique de Frida Kahlo, taroupe en moins (rappelons que la taroupe est la zone située entre les sourcils, ainsi nommée lorsque des poils y poussent, et dénommée glabelle lorsque la zone est glabre). Dans Enigma, il n’est nullement question de Frida Kahlo. Mais dans Mort au romantisme, si. Le choix de la couverture de l’édition Folio crée un lien d’évidence dans l’œuvre de Casas Ros. Frida elle-même, à travers son tableau où elle se représente en cerf percé de neuf flèches (pour sa neuvième opération), est rattachée évidemment à Casas Ros et au Théorème. La nouvelle « Ma nuit dans la Casa azul » met en scène un étudiant de l’école de cinéma de Mexico. Le jeune homme de vingt-cinq ans se laisse enfermer une nuit dans la Casa azul, la résidence de Diego et Frida à Coyoacán, et fait tourner ses caméras. Lui, il enfile un des corsets de Frida, éprouve sa souffrance. À nouveau, il est question du corps torturé, et de sa représentation. Plus tard, sur la pellicule, l’étudiant découvrira le pouvoir de l’imagination : « En me voyant attablé avec Diego et Frida pendant vingt-sept secondes, entouré de nourritures terrestres et mystérieuses, je réalise que l’esprit peut créer des images et qu’une caméra peut les enregistrer ». La mise en abyme est ici vertigineuse, mais pas dans le sens de la « chute vertigineuse » évoquée dans le texte « Infini ». Le vertige tient au glissement homme/femme ; narrateur à la première personne/situation de l’écrivain ; image animée/littérature. La couverture d’Enigma, si frappante, permet de démêler l’entrelacs, ou de le compliquer, au choix : changer la fin des romans, comme le font les protagonistes du roman, et se retrouver attablé avec les fantômes, comme il arrive au narrateur de la nouvelle, participent de la même tentative, celle du revirement, et de la lutte contre l’impossible. Il ne s’agit pas de quête d’une quelconque vérité. Il s’agit plutôt de faire « quand même », et « malgré tout », de sortir vainqueur de la lutte contre la réalité brute et imposée (ce qui est écrit est écrit, on ne retouche pas le texte d’un autre ; qui est mort est mort, etc.). Frida Kahlo apparaît également dans le texte qui donne son titre au recueil. Elle se pare d’un pull de cachemire noir abandonné dans une ruelle, sous un mur où l’on peut lire, inscrit au pochoir : « Mort au romantisme ». Le narrateur, en lisant l’inscription, pense immédiatement à la déclaration de Frida « Diego était passionné mais pas sentimental », et Frida apparaît, « avec sa robe de gitane mexicaine, son buste droit dans la nuit, enserré par un corset ». Frida, cette apparition de Frida, enveloppée dans le pull noir, devient allégorie : « c’est la poésie qui s’est faite chair, moiteur, l’ombre sombre d’un corps rayonnant ».
  

Le Romantisme a peu à voir avec le sentimentalisme, et les déclarations de Frida sur Diego sonnent creux face à ce qu’elle incarne pour le narrateur, poésie-chair. Le Romantisme, c’est le triomphe de l’âme sur la raison, de la nuit sur l’évidence, de la vérité personnelle (disons-le ainsi, très rapidement). Les écrits de Casas Ros sont romantiques, vus sous cet angle.