Daniel Pennac, La
Fée carabine, éd. Gallimard
(série noire), 1987, et éd. Folio.
Yves Boisset, La
Fée carabine, téléfilm de la
série « Série noire », adaptation et dialogues Yves Boisset, Daniel
Pennac et Alain Scoff, première (et seule ?) diffusion : 1988.
Le roman reprend les
personnages du premier opus de la saga, Au
bonheur des ogres, et les amplifie. Il y a la famille Malaussène, bien sûr
(Le Petit, Jérémy, Clara, Thérèse, Benjamin, la mère enceinte de 10 mois, et
Louna, en arrière-plan). Plus Julie et Julius, la journaliste et le chien
épileptique. Mais les personnages principaux de ce deuxième volet sont les
flics et les vieux.
Côté flics, les inspecteurs
Pastor et Van Thian sont extrêmement bien cernés. Le premier est jeune, il a
été adopté par celui qu’il nomme Le Conseiller, et qui est à l’origine de la
création de la sécurité sociale. Pastor a perdu ses parents adoptifs, dans des
circonstances que je ne dévoilerai pas ici (au cas où quelques lecteurs
ignoreraient encore tout de la saga Malaussène), il semble détaché et concerné
à la fois, il est passé maître dans l’art de l’interrogatoire : tous les
suspects lui signent des aveux circonstanciés, sans barguigner. Le second,
l’inspecteur Van Thian, officie en travesti sous les traits de la veuve Hô.
Serré dans une robe thaï et parfumé aux « Mille fleurs d’Asie », il
enquête sur le terrain, à Belleville, afin de découvrir qui est l’assassin des
petites vieilles.
Côté vieux, toute une
ribambelle de personnages hauts en couleurs sont brossés par Pennac : les
veuves qui se défendent à coups de pistolets, les vieux seuls et drogués
recueillis par Malaussène. Chacun est caractérisé par son passé professionnel,
il y a Semelle (ancien cordonnier), et Verdun (qui a fait la guerre de 14-18),
par exemple. Et l’on retrouve Stojilkovicz, dit Stojil, dont on avait fait la
connaissance dans Au bonheur des ogres,
joueur d’échecs et confident de Benjamin, qui ici est une figure mise en
avant : il s’occupe des petites veuves, les emmène faire un tour dans
Paris dans son vieil autobus, et leur apprend à tirer au pistolet pour se
défendre. On sait comment tout cela va finir (on le sait, n’est-ce pas ?
Mais oui, souvenez-vous, c’est dans le volet suivant, dans La Petite Marchande de prose, la traduction de Virgile en
serbo-croate, et tout ça…).
Puisque nous sommes toujours
dans la collection « Série noire » et pas encore dans la collection
blanche, l’intrigue est basée sur la corruption, la culpabilité présumée des
innocents (rôle qu’endosse Benjamin, en sa qualité de bouc émissaire), et la
mainmise des forts sur les faibles (ici, des flics corrompus ont imaginé de
droguer les petits vieux indélogeables de leurs appartements bellevillois, il y
a de la spéculation immobilière dans l’air).
L’intrigue n’a que peu
d’intérêt. Dans le roman de Daniel Pennac, dans ce deuxième volet de la saga,
il s’agit de caractériser plus précisément les personnages. On sent bien que
quelque chose est en marche, là. Thérèse, par exemple, la sœur de Benjamin,
celle qui défripe les mains fripées des petits vieux et leur lit l’avenir.
Thérèse est celle qui, tenant la main de la veuve Hô, lui dit qu’elle est un
homme et non une femme, et qu’elle triche par amour de la vérité. Un des motifs
primordiaux de la saga – le rôle ou non rôle des parents, l’amour filial et la
responsabilité assumée ou non – est, dans La
Fée carabine, appuyé et décentré. On savait déjà que Benjamin assumait le
rôle de « frère de famille ». On voit et entend, dans ce deuxième
volet, des relations parentales pérennes ou aléatoires, dans tous les cas
stupéfiantes. Pennac, dans la saga Malaussène, ne parle que des enfants. C’est
son grand sujet. Ici, lorsque la mère accouche au bout de dix mois de sa petite
dernière, elle s’endort, comme elle s’endort après chaque accouchement.
L’enfant hurle (on l’a appelée Verdun, ses hurlements sont un déluge de
bombes). La seule/le seul qui puisse calmer ces hurlements est le flic travesti
en veuve asiate. Chez Pennac, il n’y a ni père ni mère, ni femme ni homme,
finalement. Comme le disait Romain Gary/Emile Ajar dans Pseudo, « l’hérédité de papa, c’est fini », et comme
l’interrogent les gender studies
décriées, le genre est à étudier, et à interroger. Dans ses romans
« populaires », Daniel Pennac replace l’amour et la responsabilité à
leurs justes places : nécessité fait loi, et la tendresse viendra à bout
de tout.
Dans l’adaptation pour le
format télévisuel (1h20mn), le roman de Daniel Pennac subit des coupes sombres.
Exit Le Petit et ses lunettes cerclées de rose (là encore, on pourrait en
redire, question genre et tout ça…), exit Thérèse et son ésotérisme, exit
Clara, la sœur dont Benjamin est amoureux. Exit la mère, inexistante. Et exit
Julius le chien épileptique, remplacé par un très joli toutou qui mange à table
avec les humains. Clara et Thérèse sont synchrétisées en une seule jeune femme,
préposée principalement à la vaisselle et, parce que l’intrigue le réclame, à lire
dans les lignes de la main de l’inspecteur Thian. Le flic Pastor – incarné par
un Fabrice Lucchini tout en retenue – est soulagé de son fardeau familial, il
n’est qu’un policier qui dévie de sa ligne en faisant justice.
Le téléfilm est un bon
téléfilm, à la mise en scène pointilleuse, servi par un casting impeccable. Le
personnage de Stojil est incarné par Daniel Emilfork, et c’est là l’apport
principal de l’adaptation au texte. Car Stojil, c’est Emilfork, de toute éternité. A la relecture des romans, il
n’est pas permis d’en douter. De la même façon que l’on retraduit les textes
écrits en langue étrangère, et qu’on les remet au goût du jour ou à la sonorité
du jour, on réadapte au cinéma, à la télévision, les romans. En leur donnant la
« gueule » de l’époque. L’exemple le plus frappant étant sans doute
les différentes adaptations des Misérables
du père Hugo : qui incarne le mieux Jean Valjean, en regard de
l’époque ? Jean Gabin ? Lino Ventura ? Gérard Depardieu ? (pour ne
citer que quelques adaptations). Mais qui incarne véritablement Javert ?
Je dirai : Michel Bouquet, sans aucun doute. Idem pour Stojil dans La Fée carabine. Daniel Emilfork, et
personne d’autre. Emilfork était déjà dans le roman, il en est l’émanation.
Le passage de l’écrit à
l’écran n’a rien de fourches caudines. L’adaptation est un art majeur, tout à
fait réussi en ce qui concerne La Fée
carabine (mentionnons aussi la chanson de générique, qui a des allures de
« Lili Gribouille »). Cela dit, l’incarnation
du personnage relève de la stupeur (de la part du spectateur) et de l’osmose
rétrograde (de la part du comédien). Daniel Emilfork en Stojil, donc. Princier.
NB : je me souviens
d’avoir regardé, en son temps de première diffusion, le téléfilm La Fée carabine sans connaître le roman,
ni celui qui l’avait précédé. Je me souviens d’avoir découvert les romans un
peu plus tard (sans doute à la parution de La
Petite Marchande de prose), et d’avoir eu dans l’oreille la voix de Daniel
Emilfork à chaque fois qu’apparaissait dans le texte le personnage de Stojil. Et
je me souviens que de ce souvenir avait ressurgi le souvenir d’une adaptation
télévisée beaucoup plus ancienne : celle de La Poupée sanglante (1976), d’après Gaston Leroux. Emilfork y
tenait le rôle d’un hypnotiseur façon grand-prêtre. Et je me souviens, aussi,
que j’étais allée dévorer le texte de Leroux, à cause de l’apparition d’Emilfork.
Je lui dois beaucoup, à ce merveilleux acteur.