mardi 27 mars 2018

La BIP (Brigade d’Intervention Poétique)


Dans le lycée où je sévis – comme dans tous les lycées de France – on tente de lutter contre les intrusions. Il en va de la sécurité de tous. Mais, dans le lycée où je sévis, depuis quelques jours des intrusions sont tolérées, et même encouragées. En interne. Je m’explique :

Ma collègue de Lettres Sylvie Marxer, très impliquée dans la transmission de la littérature, s’efforce de montrer à des lycéens souvent rétifs à la lecture que les textes, classiques ou contemporains, sont un bonheur que l’on peut recevoir, et offrir en cadeau. Autour de cet enseignement engagé – qui est, ou devrait être, celui de chaque prof de Lettres – elle a mis sur pied avec une classe de Seconde la Brigade d’Intervention Poétique. Le dispositif en est le suivant : deux élèves entrent dans une salle où se déroule un cours, ils déboulent dans la classe comme s’il s’agissait d’une intrusion. Les deux intrus se présentent, et lisent un poème à un public d’une trentaine de lycéens scotchés par la manœuvre, comme pris au piège de l’intrusion. Mais ils ne sont pas effrayés, ils sont au contraire admiratifs de cette audace, et ils écoutent, sages, attentifs.

Cet après-midi, deux jeunes filles de Seconde, donc, sont venues lire devant mes étudiants de BTS Communication un poème de Thomas Vinau. La mise en voix était parfaitement calée. L’une a commencé à lire le poème, puis la seconde a enchaîné, puis la première a repris la parole, etc. Mais le changement de voix n’était pas « cut » : les deux jeunes filles prononçaient en même temps deux vers, avant de se passer le témoin. C’est dans ce chœur parfaitement orchestré, qui nous a tous surpris – les étudiants et la prof – que l’émotion était la plus forte. Comme la preuve première que la poésie est affaire de partage. Et de chant. Et de communion. Au premier relais à deux voix, c’est comme un grand frisson qui a parcouru l’auditoire.

L’intrusion a duré… oh… moins de trois minutes. Disons deux minutes trente-cinq (de bonheur). Mais la discussion qui a  suivi, ensuite, en cours de Cultures de la Communication, bien plus longtemps. Les deux jeunes filles étaient reparties, un peu intimidées, sous les applaudissements. Mes étudiants, eux, réfléchissaient à ce mode d’intrusion, qui résonnait en accord avec leurs préoccupations communicationnelles. Que le support de ce happening soit la poésie ajoutait une part d’étrange, si ce n’est de mystère, à l’intervention. A cette intrusion si douce, et si réussie.

*

NB : C’est le professeur hôte qui invite la BIP à venir se produire dans son cours, dans un créneau horaire. L’intrusion n’en est une que pour les élèves qui sont alors en classe avec lui, car, bien entendu, le professeur hôte ne prévient pas la classe qu’il va y avoir une intrusion, qui plus est poétique – sinon, ce n’en serait plus une, et elle perdrait de son caractère poétique.
NB2 : La classe de Seconde de Sylvie Marxer fait partie du jury du prix Kowalski des Lycéens.




jeudi 22 mars 2018

Casting sauvage de Hubert Haddad


Hubert Haddad, Casting sauvage, éd. Zulma, 1er mars 2018, 160 pages.

Hubert Haddad est de ces artistes – il n’est pas que romancier, il est aussi peintre, essayiste, poète, dramaturge… – dont la pâte principale est le temps, sans doute. La pâte, la masse que l’on pétrit et laisse reposer pour ensuite la façonner, et lui donner forme. Haddad met en forme la pâte du temps. Dans ce roman-là plus encore que dans les précédents, il fait coïncider, comme on agence les pièces d’un puzzle pour faire surgir l’image du déchiquètement, les temps du texte, de l’Histoire et de l’actualité récente, celui d’un film non encore filmé, et celui de sa propre vie. Le roman est, d’ailleurs, comme un indice supplémentaire, dédié à sa fille Héloïse.

Le texte, c’est celui de Marguerite Duras, La Douleur. Le texte de l’attente : Duras attend le retour de captivité de son époux Robert Antelme. Mais il s’agit d’un texte différé, rédigé à partir de cahiers tenus en 1944, et remis en mots plus tard, pour être publié finalement en 1985. Premier décalage temporel. L’Histoire, c’est celle de la Shoah et des camps, cette nuit obscure au creux du XXe siècle. L’actualité récente, c’est le Bataclan et les terrasses. 13 novembre 2015. C’était hier. Mais tout était hier, au fond. Tout ce dont nous nous souvenons, dans nos chairs ou dans les récits que les témoins nous portent ou nous ont portés, c’est hier. Si proche que ça existe encore, et que ça ne finit pas. C’est de l’Histoire et de l’actualité, c’est « notre » temps, personnel et universel. Le film, c’est l’adaptation cinématographique de La Douleur. Dans la diégèse du roman de Hubert Haddad, on en est à chercher les figurants, qui figureront les prisonniers rescapés des camps, sur l’écran. Des silhouettes. Que l’on aura rasées, vêtues de rayures, maquillées pâle ou au-delà du pâle, et que l’on entassera, à nouveau, dans des wagons. Les wagons du retour. Des figurants. Des artistes de complément. De complément de temps.

La date du 13 novembre 2015 est, pour Hubert Haddad, doublement douloureuse. Dans son ouvrage Les Coïncidences exagérées (Mercure de France, septembre 2016) l’auteur revient sur cette date précise, qui marque la mort de son frère René et celle des victimes des attentats. Cette date doublement douloureuse, il en fait l’un des motifs principaux de Casting sauvage : son héroïne – c’est une héroïne – est danseuse. Lors des attentats, elle est blessée au genou, et mal soignée. Plus question de danser. Plus question ? Plus question, en tous cas, de monter sur scène pour interpréter le rôle principal d’un ballet qui avait été monté pour elle, la débutante. Mais danser… comment ne pas ? « Il n’y a pas de salut pour l’artiste empêché » écrit Haddad. Mais il n’y a point de salut hors la danse pour Damya, la danseuse empêchée. Danser, oui, encore, pour soi seule, jusqu’à la « douleur ».

On confie à Damya la tâche de dénicher les figurants pour le tournage du film tiré de La Douleur de Duras. La commande est d’une centaine de personnes. Les attendus sont physiques : il faut que les figurants soient maigres, et un peu plus que cela, hommes et femmes. Faméliques. Regards perdus. De vrais rescapés de la vie d’aujourd’hui. Le roman est la traversée d’un Paris halluciné, qui met en lumière, avant de les mettre sous les projecteurs, les silhouettes invisibles de la misère ou de la maladie. Damya, appareil photo au poing, traque la maigreur, le regard cave, le désespoir. Elle est la messagère porteuse de bonnes nouvelles – les figurants seront payés, bien sûr, s’ils sont retenus pour le casting – mais aussi la scrutatrice, au sens où elle scrute les corps et les visages, et les désigne élus ou non. Les rencontres sont de courte durée, Damya est prisonnière du temps de sa mission de casteuse. Tout est question de temps, ne l’oublions pas.

D’arrondissement en arrondissement, Damya dessine dans Paris sa ronde de danseuse empêchée.  

Hubert Haddad met en forme la pâte du temps. Les personnages castés par Damya sont, en grande majorité, des rescapés à leur manière, encore debout par la seule force d’une force qui leur échappe, toujours vivants malgré la maigreur, la pâleur maladive, la dureté des temps et des destins. Et pour quelques euros, ils acceptent de jouer devant la caméra des rescapés d’un autre temps. Ils sacrifieront leurs cheveux, accepteront que l’on creuse un peu plus leurs cernes, que l’on accentue leur malheur. Ils entreront sous la lumière des sunlights, porteurs de ce qu’ils sont, et de ce qu’ils vont symboliser (parce qu’il est impossible de « représenter » le retour des camps).

Il faut lire ce texte magnifique de Hubert Haddad, empreint de douleur et de clarté, de nuit et d’espoir. Paris y brille de lumières différentes, feux intérieurs et éclairage magnifié du cinéma. Casting sauvage est un roman éminemment contemporain, qui embrasse les temps ambiants et les temps historiques, leur pérennité et leur spécificité. Le roman, c’est l’espace du temps perdu, retrouvé, créé et recréé, inventé et sublimé. On en a ici non la démonstration – mot bien trop mathématique – mais plutôt la preuve poétique et humainement éprouvée.

lundi 19 mars 2018

Sainte-Croix les Vaches de Vincent Ravalec


Vincent Ravalec, Sainte-Croix les Vaches, éd. Fayard, février 2018, 270 pages.

Il s’appelle Thomas et règne en son Royaume. Il est agriculteur – mais pas que – et son Royaume se résume à un village du bout du monde, abandonné de tous et par tous, dont il est le maire. On connaît Vincent Ravalec. On sait qu’il excelle à mettre en place des situations limites, et à pousser ces limites jusqu’aux confins d’une dinguerie parfaitement réaliste, analysable, et imparable du point de vue de l’analyse contemporaine.

Prenons Thomas – le maire de Sainte-Croix les Vaches, donc – et Sheila, jeune femme quelque peu écervelée, maîtresse d’un député qui la propulse sur la scène politique à la faveur d’élections législatives car le mouvement En avant ! auquel elle est affiliée a le vent en poupe. Sheila, qui débarque sur les terres de sa future circonscription en clamant qu’elle est d’ici, de ces terres-ci (celles de Sainte-Croix), qu’elle y a passé son enfance alors qu’elle n’y a vécu que quelques jours moroses chez une vieille parente, à des années de là. La circonscription se joue entre elle et le représentant du FN. Elle gagne le siège. Prenons Thomas, héritier des terres de son père mort au combat cancéreux des pesticides, un Thomas miraculeusement riche grâce au magot de Monré, mafieux rencontré presque par hasard, et qui revient le hanter, avec lequel il discute de l’avenir de son « Royaume ». Ajoutons-y une bonne dose de magie qui, sous ses airs de superstition, sert de révélateur : un dénommé Médée « carte » (du verbe « carter ») la députée et son assistante, c’est-à-dire qu’il lit dans le jeu de tarot de divination de mademoiselle Lenormand, après avoir ingurgité une tisane à base, notamment, de sang menstruel de la députée et de son assistante, l’avenir et le devenir du Royaume. Rajoutons par-dessus tout ça les agissements de Lactalis, une imprimerie clandestine de faux papiers, la culture de cannabis bio (avec label certifié, et carte de fidélité pour les clients), la réintroduction des loups sur le territoire des Causses, la semence congelée d’un taureau d’exception…

Il y a mille façons, sans doute, de parler du monde contemporain, et d’en rendre compte. Il y a une centaine d’angles possibles pour aborder le thème. Vincent Ravalec choisit celui de la ruralité décalée. Il prend un territoire vierge ou à peu près (les Causses, en limite d’Aubrac), et pousse la fiction jusque dans ses retranchements les plus farouches : une mafia locale, bien organisée ; l’intrusion du politique au sein d’un territoire oublié qui n’en demandait pas tant ; le balancement entre céder au désir et rester dans l’entre-soi. Le tout sur fond de dénonciation d’un monde qui court à sa perte, dans un grand éclat de fou-rire.

Il ne faut pas voir – lire – Sainte-Croix des Vaches comme un exercice de pur Grand-Guignol. Dans la droite ligne du Cantique de la racaille, ou de Wendy, ce roman s’inscrit dans une géographie mentale plus ample, qui tente de mettre à nu ce que l’humain accomplit face à une adversité qu’il ne comprend pas, et maîtrise encore moins. Vincent Ravalec explore les possibilités – les possibles – d’une résistance à tous crins. Avec un humour dévastateur (ou entrent, pour une bonne part, Thoreau et Gracq en acteurs involontaires) qui nous renvoie dans les cordes de nos propres actions et réactions face au politique, à l’économique et au social. Sur le mode de l’allégorie hypertrophiée, il dresse un portrait sans concession de notre monde contemporain. En y injectant une dose salubre de recul vivifiant.