mercredi 9 novembre 2022

La Pierre jaune de Geoffrey Le Guilcher

Geoffrey Le Guilcher, La Pierre jaune, éd. La Goutte d’or, février 2021.

Les temps sont anxiogènes, ne le nions pas. Sur l’anxiété ambiante plane l’ombre d’une attaque nucléaire, mais les bombes ne sont pas forcément là où l’on croit. Dans La Pierre jaune, le journaliste d’investigation Geoffrey Le Guilcher imagine un scénario catastrophe : un, puis deux avions, vont se fracasser sur l’usine de retraitement de La Hague. L’action se passe en 2024, et l’on aime à croire qu’il s’agit d’une dystopie, et non d’un roman d’anticipation, même si les situations développées dans la plupart de romans d’anticipation se sont rarement vérifiées. Le motif de base de ce roman ne sort pas d’un chapeau : dans le domicile de Ben Laden, au Pakistan, on a retrouvé des papiers et des dossiers dans lesquels l’hypothèse d’une attaque sur La Hague était envisagée, ou tout au moins envisageable. Bon, comme le secret est éventé, on peut parier que cela n’arrivera pas. Mais si cela arrivait, comme l’imagine Geoffrey Le Guilcher dans son roman, la catastrophe serait sept fois plus catastrophique que celle de Tchernobyl. Arg !... Angoissant, non ?

Le personnage principal de La Pierre jaune est un flic anglais infiltré dans les milieux activistes français. Le groupe est installé dans une presqu’île bretonne, La Pierre jaune, et vit pratiquement en autarcie dans un campement de caravanes et de potagers bio. Les membres sont décrits comme des gens sympas mais violents, allumés, convaincus des causes qu’ils défendent, en marge de tout, vaguement survivalistes. Lorsque l’attaque sur La Hague a lieu, la Normandie et la Bretagne sont évacuées, ce n’est qu’une petite partie du territoire contaminé, mais c’est le plus contaminé, donc, évacuation obligatoire. Les activistes décident de rester sur leur presqu’île bretonne, désobéissance oblige.

A partir de là, de ce refus d’évacuation, tout un scénario de survie est élaboré. Les activistes, paranoïaques prévoyants, ont prévu pas mal de choses, et savent beaucoup de choses. Par exemple, ils savent qu’il faut se raser entièrement le corps – poils et cheveux – pour éliminer la contamination extérieure immédiatement. Ils savent qu’il faut prendre de l’iode et du bleu de Prusse pour éliminer une partie de la contamination intérieure. Ça tombe bien, ils ont des stocks. Ça, c’est parer au plus pressé. Ensuite, les vrais problèmes se posent : boire, manger. Impossible de consommer les légumes du potager, impossible de boire l’eau du robinet, ou l’eau de pluie – les premières pluies sont acides et brûlent les corps. Le groupe migre vers la station balnéaire chic de la presqu’île, protégé par des sacs poubelles car il ne faut pas que le corps soit en contact avec l’air ambiant. On s’installe dans de belles villas vides, on s’en va trouver des packs d’eau et des boîtes de conserve dans les supermarchés fermés et les maisons environnantes. On tente de survivre.

L’épisode le plus  impressionnant, me semble-t-il, est celui de l’attaque des chiens. Le flic infiltré continue sa mission, il n’est pas parti, et, alors qu’il s’éloigne quelques instants du groupe des activistes et de la villa squattée pour aller respirer en bord de mer, il se retrouve face à trois chiens squelettiques, affamés, qui l’attaquent et le blessent. Cet épisode renvoie de plein fouet aux chiens de Pripiat, cette ville située tout à côté de Tchernobyl. On se souvient que des militaires avaient été chargés d’abattre les chiens, car ils étaient non seulement contaminés, mais devenus sauvages. L’attaque des chiens sur la plage est la marque tangible des conséquences d’une contamination et d’une évacuation. 

Il est bon, parfois, de se faire peur autrement qu’avec des zombies ou des fantômes. La lecture de La Pierre jaune est angoissante à souhait, et, espérons que le roman soir entièrement basé sur la fiction. Twistons la réplique de Drôle de drame « A force d’écrire des choses horribles, les choses horribles finissent par arriver. » Le roman de Geoffrey Le Guilcher est basé sur une enquête précise, mais ne nous empêchons pas de penser qu’à force d’écrire des choses horribles, elles n’arriveront pas. Ou que parce que ces choses horribles ont été imaginées, et envisagées, nous avons encore la possibilité de les empêcher. 

 


dimanche 6 novembre 2022

Vers les étoiles de Mary Robinette Kowal

Mary Robinette Kowal, Vers les étoiles (The Calculating Stars), traduit de l’anglais (USA) par Patrick Imbert, (première édition Denoël, coll. Lunes d’encre),  éd. Folio SF, octobre 2022, 576 p.


En 1952, une météorite s’écrase dans l’océan au large de Washington, tuant toute la population dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres. Elma et son époux Nathaniel York échappent à la catastrophe. Elma est l’héroïne de ce formidable roman : mathématicienne surdouée – elle est entrée à l’université à 14 ans – elle a été pilote pendant la seconde guerre mondiale. Elle est juive, et cela a son importance dans l’histoire. Elle subit par deux fois le syndrome du survivant : en survivant à la Shoah même si, Américaine, elle n’était pas directement visée, comme les Européens, par les nazis, et elle a retrouvé après la guerre des réflexes de culture juive qui ne lui étaient pas coutumiers ; et en perdant ses parents lors de la catastrophe de la météorite. Elma est une calculatrice hors-pair. Avant même de trouver refuge dans une zone protégée, à partir des données d’impact de la météorite, elle arrive à la conclusion que cette catastrophe conduit irrémédiablement à la grande extinction. Dans un premier temps, il va faire froid, le ciel sera couvert, et puis l’effet de serre jouera, le climat se réchauffera, et la Terre sera inhabitable. Il reste quelques années pour agir. Agir ? Comment ? En préparant la colonisation d’autres planètes, pour évacuer l’humanité. Elma veut participer à ce sauvetage, elle a perdu trop de monde, déjà. 

Nous sommes donc en 1952, les projets spatiaux vont prendre une importance capitale. Pas d’ordinateurs, les calculs se font à la main, avec une règle à calcul. Elma, elle, fait les calculs de tête et vérifie seulement ensuite avec la règle. A l’agence spatiale, ce sont des femmes qui calculent, comme dans la vraie vie, a-t-on envie de dire. On se souvient du livre, et du film, Les Figures de l’ombre, dans lesquels on découvrait le rôle de femmes afro-américaines dans la conquête spatiale. L’agence spatiale du roman est internationale, ce sont des femmes de toutes nationalités qui opèrent. Ces femmes sont exceptionnelles. La plupart d’entre elles sont pilotes, et quand les premiers astronautes sont formés, elles se demandent bien pourquoi on n’a pas fait passer de tests aux femmes, alors que certaines d’entre elles ont plus d’heures de vol que les hommes choisis. Mary Robinette Kowal tisse une histoire captivante sur la conquête spatiale qui interroge également les inégalités de traitement, le sexisme, la ségrégation. S’il n’y a pas de femmes parmi les premiers hommes de l’espace, il n’y a pas non plus de noirs. En lisant ce roman, on pense à la série For all mankind, qui évoque aussi la place des femmes dans l’espace, mais dans les années 70. 

Le personnage d’Elma est traité sur le mode sensible. Elma forme un couple parfait avec son mari Nathaniel, ingénieur. Nathaniel découvre au cours du roman la fragilité de sa femme, qui reste traumatisée par le traitement qu’on lui a fait subir durant ses années d’université : elle était si jeune et si brillante, ses professeurs la montraient toujours en exemple, les étudiants la jalousaient. Elma est une boule d’anxiété, elle est incapable de s’exprimer en public sans paniquer, elle fuit les réunions. Lorsqu’elle devient « Lady Astronaute » sans être encore allée dans l’espace, elle est obligée de passer à la télévision. Mary Robinette Kowal dresse le portrait d’une femme américaine des années 50, certes exceptionnelle, mais obligée de prendre des tranquillisants pour mener à bien sa mission, et obligée de cacher le fait qu’elle prend des médicaments. Elma est en butte à l’animosité du premier astronaute, qui lui affirme qu’elle n’ira jamais dans l’espace, il s’y engage. C’est bien la condition féminine qui est ici interrogée.

Vers les étoiles est un pur roman SF, et un vrai roman féministe. Un épisode particulièrement marquant à propos du sexisme est l’entraînement en piscine : les photographes de presse sont conviés à la séance, et les aspirantes astronautes – on les appelle les astronettes – doivent effectuer les exercices en bikini. Lorsqu’il est question d’envoyer – enfin ! – une femme dans l’espace, on choisit la candidate brésilienne : elle a tous les diplômes et toutes les qualités requises, mais elle est aussi… reine de beauté ! Un roman, donc, qui met l’accent sur les difficultés des femmes à se faire une place dans le monde masculin de l’ingénierie de pointe, et une place dans le monde du travail, tout simplement. Qui met l’accent également sur les traumatismes particuliers à surmonter et dépasser, sur des préjugés hélas toujours en vigueur : être femme, être juif-juive, être noir-noire, être asiatique… Face à l’urgence de la situation – sauver le monde, rien que ça – les préjugés prédominent. Le fait de mettre en relief ces difficultés alors qu’il s’agit de sauver l’humanité renforce l’inanité des préjugés. Elma saura surmonter ses craintes et ses troubles pour trouver sa place : elle s’envolera, bien sûr, pour la Lune, et deviendra véritablement Lady Astronaute. La suite de ses aventures, nous la découvrons dans le roman Vers Mars, ma prochaine lecture. 

Mary Robinette Kowal parvient à tresser la SF avec le sociétal, et c’est une réussite. Son roman a d’ailleurs été distingués par de nombreux prix : prix Hugo, prix Locus, prix Nebula, prix Sidewise, prix Julia Verlanger… Courez lire les aventures de Lady Astronaute !

*

NB : Mary Robinette Kowal est, par ailleurs, marionnettiste. Et sur son compte Instagram, vous pouvez la voir converser avec son chat, au moyen d’un tapis recouvert de boutons-poussoirs qui prononcent des mots lorsque le chat marche dessus. C’est saisissant. 


vendredi 4 novembre 2022

Ce parc dont nous sommes les statues de Georges-Olivier Châteaureynaud

Georges-Olivier Châteaureynaud, Ce parc dont nous sommes les statues, nouvelles, éd. Grasset, octobre 2022, 208 p.


Cet article nécessite un préambule : il se trouve que Georges-Olivier Châteaureynaud m’a dédié ce recueil – la preuve en page 7 de l’ouvrage… Ce geste d’amitié est émouvant pour la lectrice, et un peu gênant pour la critique. L’article que je vais rédiger sera-t-il sujet à caution ? Mon analyse pourra-t-elle être lue sans défiance ? Je vais l’affirmer tout de go : ces dix textes sont formidables, voilà le jugement de la dédicataire et celui de la critique.

Georges-Olivier Châteaureynaud est romancier et nouvelliste. Dans les deux genres, il met à l’œuvre une imagination flamboyante qui se déploie, cependant, de manière différenciée. L’écriture d’un roman est un travail au long cours, un labeur qui demande du souffle pour dessiner une arche, et qui induit que l’auteur va vivre avec ses personnages pendant des années. L’écriture d’une nouvelle naît d’un élan de sprinteur : une idée surgit, une situation, que l’on va développer sur quelques pages. Dans ces textes-là, courts, nécessaires, se révèle davantage la psyché de l’écrivain. Et plus encore : c’est dans les nouvelles que l’intime s’insinue vraiment. Intime transmuté bien entendu, même si apparaissent ici et là des motifs d’évidence, comme le chien Loufou dans la nouvelle « Ce qui tombe du ciel », chien qui apparaissait également dans le dernier roman de Châteaureynaud – A cause de l’éternité – mais dans un insert. L’écrivain Brumaire, projection de l’auteur, y racontait au coin du feu, comme il lirait une nouvelle, une histoire de pont du diable. C’est bien dans le court que court l’intime.

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