mardi 27 janvier 2015

Vernon Subutex 1 de Virginie Despentes



Virginie Despentes, Vernon Subutex 1, Grasset, janvier 2015, 400 pages.

Le Subutex est un traitement de substitution, utilisé dans le sevrage des héroïnomanes. « Vernon Subutex » était le pseudo utilisé par Virginie Despentes sur les réseaux sociaux. Et voilà que le traitement de substitution, et l’identité – de substitution elle aussi –, deviennent un personnage de roman. Ce Vernon Subutex est un type attachant, un ancien disquaire jeté à la rue par l’explosion du numérique. Des disquaires, il n’y en a plus, ou presque : un boulot, et dans le cas de Vernon ce boulot était sa passion, passé à la trappe.

Jeté hors de chez lui, Vernon puise dans son carnet d’adresses et dans sa liste de contacts Facebook pour trouver à se loger, une nuit ou plus, chez celui-ci ou celle-là.

Lire l'article sur La Règle du Jeu 

mardi 20 janvier 2015

Un hiver à Paris de Jean-Philippe Blondel



Jean-Philippe Blondel, Un hiver à Paris, Buchet-Chastel, 2 janvier 2015, 272 pages.

Les années Khâgne

Le mot, à qui n’est pas du sérail, est incompréhensible. Cagneux, c’est pour les genoux. Un k, un h, un accent circonflexe, et puis quoi, encore ? Hypokhâgne, khâgne, khôlle… A-t-on idée ?... trop de k, trop de h, trop d’accents circonflexes. Le sensible aime la fluidité dans le phrasé, et fuit les heurts. Ces lettres et signes piquent, agressent. Le sérail, il est circonscrit à quelques quartiers bien délimités de Paris, Bordeaux, Montpellier, Marseille, Lyon, Toulouse (pour faire court, et pour faire dans le prestige). Circonscrit, aussi, à quelques catégories socio-professionnelles parmi lesquelles émergent les enseignants. Les classes prépa, quoi.

Avec Un hiver à Paris, Jean-Philippe Blondel ravive avec justesse et sensibilité une ambiance, un milieu, une époque : le début des années 80. Et surtout, surtout – et avec quel talent ! –, il fouille les angoisses d’une jeunesse dorée – plus ou moins dorée, celle du narrateur étant légèrement décalée –, enserrée dans un carcan d’ambitions parentales, torturée par le sadisme de professeurs guindés, soumise aux diktats d’un élitisme qui n’ose même pas s’avouer républicain. Victor, le narrateur, petit provincial monté à Paris – au prestigieux lycée D., mais vivant à Nanterre dans une cité étudiante – est le « candide » narrateur de l’histoire. Histoire à la fois dramatique et initiatique : un de ses condisciples, ne supportant pas la note infâmante de 0,5 que le prof de Lettres lui a attribuée, sort de la salle de cours en hurlant « Salaud ! » et se jette par la fenêtre du couloir. Le sang de sa mort imprègne les semelles de Victor. Les études sont-elles à ce prix ? Les professeurs ont-ils ce pouvoir-là, celui de catapulter vers la mort des enfants d’à peine vingt ans ? Et Victor, connaissait-il vraiment ce Mathieu défenestré ? Est-ce connaître quelqu’un que de partager quelques cigarettes et de parler du divorce de ses parents ?

C’est une lettre, reçue par le narrateur alors qu’il est devenu prof, et écrivain, qui fait remonter à la surface de la mémoire l’ensemble de ces années de jeunesse. Une lettre du père de Mathieu, le condisciple défenestré. Il y a les Lettres, celles que l’on étudie en prépa littéraire, et puis il y a les lettres, celles que l’on reçoit. C’est une lettre, puis un coup de téléphone, qui replongent Victor au cœur des années khâgne. Un voyage dans le temps, et un trajet physique : Paris, Troyes, les Landes. Les lieux de Blondel.

Chez Jean-Philippe Blondel, par-delà la sensibilité du rendu d’une époque, il y a cette impression de somnambulisme – mais qu’est-ce que je fais là ? et qu’est-ce que c’est que ces rigoles de sang qui suintent de la tête éclatée de mon copain qui n’était pas vraiment mon copain ? – et ce recul face aux enjeux de la prépa. Ce pauvre Paul Rialto, le premier de la classe, qui de dédaigneux devient amical, est un des personnages les plus attachants d’Un hiver à Paris. Ajoutons-y Armelle, son serre-tête et sa lucidité. Les enfants, même grandis, ayant franchi le cap épineux et rigolo, quoi qu’on en dise, de l’adolescence, restent des enfants. Des « enfants sensibles », tels que Sophie Képès les a décrits, elle aussi au plus juste de l’époque et de l’intemporalité, dans son roman Des enfants sensibles (Seuil, 1980).

jeudi 15 janvier 2015

Une vie après l’autre de Kate Atkinson



Kate Atkinson, Une vie après l’autre (Life after life), traduit de l’anglais par Isabelle Caron, Grasset, 14 janvier 2015, 528 pages.

Ursula Todd naît, meurt, naît à nouveau, meurt un autre jour, dans d’autres circonstances. Une seule constante : sa date de naissance, le 11 février 1910. C’est l’hiver, la neige empêche le médecin – ou ne l’empêche pas, c’est selon – de se rendre à Fox Corner, le domaine familial, auprès de Sylvie Todd qui est en train d’accoucher. Le cordon ombilical étouffe le bébé – ou ne l’étouffe pas, c’est selon. Kate Atkinson, dans son roman Une vie après l’autre que publient en ce mois de janvier les éditions Grasset, utilise l’artifice du puzzle pour raconter une histoire dont le but semble être uchronique : que ce serait-il passé si l’on avait tué Hitler avant la seconde guerre mondiale, avant même sa prise de pouvoir ? Le bras armé de ce destin uchronique est – aurait pu être, a été et n’a pas été – cette Ursula Todd née en février 1910.

De fait, l’assassinat d’Hitler occupe très peu de pages, et peu les esprits. Ce qui frappe, de prime abord, dans ce roman-kaléidoscope, c’est la personnalité du personnage principal. Ursula Todd – la petite oursonne, comme la surnomme son père – est une battante dans presque toutes ses vies envisagées. Une fillette, puis une jeune fille et une jeune femme, qui échappe – ou n’échappe pas – aux coups du sort. Il lui arrive de tomber d’un toit, et de mourir ; d’être victime d’un viol, et de périr de ses conséquences ; de sauver des vies lors de la Blitzkrieg, et de finir sous les gravats. Il lui arrive, même, et comme accessoirement, de tuer Hitler. Ce n’est plus Un jour sans fin (ce film délectable où Bill Murray revit invariablement la même journée de blizzard à Punxsutawney) mais bien « une vie sans fin », une vie entière à chaque fois, plus ou moins longue. Du point de vue de la narration, le roman est assez remarquable. Le lecteur, à chaque nouvelle vie du personnage, se retrouve en terrain connu, et traque les infimes – ou flagrantes – différences, comme dans un jeu des sept erreurs.

Mais le plus réussi, dans ce roman-gigogne, c’est l’évocation du Londres des années 40. Les bombardements, et leurs conséquences, sont décrits de manière réaliste et sensible. Ursula, dans quelques-unes de ses vies, travaille durant la journée dans un ministère où le secret-défense est de mise, et durant la nuit veille et patrouille dans son quartier. Les mêmes personnages passent et reviennent, les situations sont envisagées selon presque tous les angles possibles. Par exemple : un bébé est sauf, ou retrouvé en bouillie ; une vieille dame a oublié son tricot dans son appartement, elle va le chercher ou reste à l’abri dans la cave. Dans tous les cas, qu’Ursula s’en sorte ou périsse, l’arrière-fond historique est rendu avec une minutie et un réalisme extraordinaires. Il n’en va pas de même pour les scènes se déroulant à Berchtesgaden, même si la foule en liesse au passage du cortège du Führer est assez terrifiante.

Un des motifs intéressants d’Une vie après l’autre est la question posée du « déjà vu ». Ursula semble apprendre non de ses vies antérieures – il ne s’agit pas de cela – mais de ses vies parallèles possibles. Une frayeur inexplicable l’empêche de monter sur le toit pour y chercher la poupée que son frère Maurice a balancée tout là-haut. Elle ne se « souvient » pas qu’elle est morte une fois déjà, dans des circonstances identiques, mais elle ne commet pas deux fois la même erreur. De la même façon, et pour ne citer qu’un autre exemple, elle parvient à sauver de la grippe mortelle la servante de Fox Corner en la poussant dans les escaliers. Pourquoi l’a-t-elle poussée ? Elle est incapable de l’expliquer. Mais elle l’a fait, parce que sinon…

Une vie après l’autre peut apparaître comme un exercice narratif réussi haut-la-main. Exercice qui aurait pu sembler un peu vain, n’était la personnalité attachante d’Ursula Todd, et de son entourage. La tante Izzie, la sœur Pamela, le détestable Maurice, le tendre père Hugh… tous les personnages du roman, jusqu’aux plus petits rôles – le conducteur du train, par exemple – sont les plus beaux jalons de cette vie recommencée.

*

Extrait

« […] Quelque chose ne tourne pas rond dans le genre humain ? Ça sape le moral, tu ne trouves pas ?
- Ça ne sert à rien de penser, dit-elle brusquement, il faut juste continuer à vivre. […] Nous n’avons qu’une vie, après tout, nous devrions essayer de faire de notre mieux. […]
- Et si nous avions la chance de recommencer encore et encore jusqu’à ce que nous finissions par ne plus nous tromper ? Ce ne serait pas merveilleux ?
- Je crois que ce serait épuisant ». (p. 438-439)