jeudi 21 novembre 2013

Enigma d'Antoni Casas Ros

  
Antoni Casas Ros, Enigma, Gallimard, et folio


Méta-littérature (tu vas prendre froid)


Antoni Casas Ros ne veut pas se montrer. Il ne sort pas, ce sont ses livres qui « sortent ». La légende que l’on bâtit autour d’un auteur appelé Antoni Casas Ros est finalement de peu d’intérêt, et l’invisibilité de l’écrivain une piste de lecture. Rappelons brièvement la « légende » : ACR est né en 1972 d’une mère italienne et d’un père catalan. Défiguré à la suite d’un accident de voiture dans lequel périt son épouse – point de départ de son premier roman publié, Le Théorème d’Almodovar –, il se retire du monde et se consacre à l’écriture. Il écrit en français, vit à Rome. Richard Millet est son éditeur chez Gallimard, et Laure Merle d’Aubigné son agent à Madrid. Il accorde volontiers quelques entretiens ici ou là, et a rédigé dernièrement la préface d’un essai littéraire. Rajoutons pour finir que l’écrivain espagnol Enrique Vila-Matas a démenti – du bout des lèvres, comme pour rendre la chose plus évidente encore – être Antoni Casas Ros.

Enigma est le deuxième roman publié sous le nom d’Antoni Casas Ros. On y entend quatre voix narratives qui s’expriment dans de courtes séquences, accolées les unes aux autres. Ce parti pris périlleux n’est en rien lassant, et le lecteur est happé par la trame. Ne parlons pas encore d’intrigue, car l’intrigue, finalement, est ailleurs. La trame, elle, met en scène Joaquim Santz, un professeur d’Université ; Zoé, son étudiante ; Naoki Ozokura, une jeune japonaise disposant de grands moyens financiers ; Ricardo, un jeune poète qui gagne sa vie en exerçant les fonctions de tueur à gage, avant d’être embauché comme secrétaire de l’union des écrivains catalans. L’action se déroule à Barcelone, est même resserrée dans le quartier de Barceloneta, quartier dans lequel Joaquim Santz ouvre une librairie à l’enseigne de « Bartleby & Co ». Se profile ici l’ombre d’Enrique Vila-Matas, auteur de Bartleby y compañía, étrange ouvrage dont Joaquim dit, avec raison, que c’est « un roman sans histoire et sans fin avec les vraies histoires de vrais écrivains ».

La quadrature du cercle
Le roman met donc en scène deux hommes et deux femmes, personnages qui tous ont une faille, quelque chose en moins, ou en trop. Joaquim boite car il a contracté la polio dans son enfance ; Naoki a perdu l’usage de la parole lorsque son amie d’enfance a été violée et assassinée ; Zoé est trop belle et ne se résout pas à écrire ; Ricardo est trop sensible à la littérature : avant d’exécuter les victimes de ses contrats, il récite un poème, et va jusqu’à épargner une femme parce qu’elle n’a pas peur de la mort et répond au poème par un poème. À ces failles viennent s’ajouter des maux étranges, plus névrotiques : il arrive à Joaquim d’entrer dans des librairies et de détruire des livres, car il ne supporte pas les mauvaises fins, celles qu’il trouve bâclées, celles qui laissent le lecteur dans l’incertitude quant au destin du personnage. Naoki, elle, a décidé de vivre dans un univers en noir et blanc, refusant toute intrusion de la couleur dans sa vie : elle possède des lunettes spéciales qui lui permettent de voir un monde achromatique, ne s’habille qu’en blanc et noir, n’aime que les lys…

Chacun des personnages est associé à un lieu barcelonais, un point d’ancrage. La librairie pour Joaquim, le siège de l’union des écrivains pour Ricardo, le bar El Pimiento où Zoé est serveuse. Naoki, elle, hante un lieu dont l’emplacement est fluctuant, mais qui possède un nom, L’Onyx. Il s’agit d’un club fermé, secret, où l’on doit se rendre vêtu de noir. Dans le silence le plus complet, on vient y assister à d’énigmatiques séances de purification, de rédemption : une jeune fille rousse appelée « l’ange », nue sur une estrade, inflige des sévices salvateurs à des victimes consentantes, désireuses de se libérer de leurs traumas en public. Naoki, lors d’une de ces séances, retrouvera l’usage de la parole.

La formation du quatuor est une danse lente dans Barcelone : les personnages se croisent, s’évitent, se retrouvent, s’acceptent. La circulation du désir charnel est un des motifs primordiaux de l’histoire, et toutes les combinaisons vont être exploitées : Naoki et Zoé ; Zoé et Joaquim ; Naoki et Ricardo ; Ricardo et Zoé ; Zoé, Naoki et Joaquim ; Zoé, Naoki, Joaquim et Ricardo, la fusion charnelle du quatuor ayant débuté par la relation femme/femme et culminant par l’acte homme/homme sous les yeux des deux femmes. L’homosexualité ou la bisexualité n’est pas du tout le propos du roman. Il s’agit d’attirance des corps, mais aussi de fusion des esprits, sans que la féminité, ou la masculinité, entre en ligne de compte. Les quatre personnages, qui s’expriment tous à la première personne dans les fragments qui leur sont consacrés, finissent par former un « tout » charnel et spirituel.

(Re)faire une fin
« Je vis Joaquim, nu, les yeux exorbités, en nage, laissant échapper des borborygmes de sauvage qui, dans la pénombre, déchirait des livres de ses mains puissantes, jetait les fragments à terre et les piétinait avec rage. […] je compris que sa rage devait se libérer, qu’il devait détruire les livres des écrivains dont la lâcheté lui répugnait. Je n’avais pas besoin d’aller les voir de près pour savoir ceux qu’il choisissait : c’étaient les auteurs mêmes dont il nous avait parlé dans son cours, ceux qui avaient raté leurs fins, par épuisement, par manque de courage ». Zoé, dans ce passage, est le témoin du mal étrange dont souffre Joaquim, ce mal qu’il a appelé « syndrome Enigma, faute de mieux ». De ce mal étrange surgit l’idée de la conspiration : les quatre personnages, grâce à l’argent dont dispose Naoki, et grâce au savoir-faire d’un imprimeur local, vont diffuser en librairie des romans imprimés à l’identique, à la seule différence que les fins en auront été modifiées. Le groupe de conspirateurs prend pour nom « Les philosophes du boudoir ».

Nous parlions de trame et d’intrigue, en les différenciant. La trame du roman est parfaitement romanesque, mais l’intrigue n’est que littéraire. La restriction n’est pas un jugement de valeur, juste une constatation. Enigma est un roman qui parle du roman, et ses personnages sont des personnages de romans. Au pluriel. Personnages non seulement d’Enigma, mais issus de différents ouvrages, qui balaient les derniers siècles. Ainsi Naoki est-elle la Justine de Sade et Zoé – que Joaquim appelle Fulvia, déformant à peine le Fulva balzacien – est-elle la Fille aux yeux d’or. Les deux filles surgissent donc respectivement du XVIIIe et du XIXe siècle. En ce qui concerne Ricardo, il est Wieder, le personnage d’Estrella distante, roman du chilien Roberto Bolaño publié en 1996. Des indices de déchiffrement sont semés tout au long du texte, mais les dernières pages donnent explicitement la clé de l’« énigme », notamment dans le dernier dialogue entre Zoé et Joaquim. Les personnages d’Enigma ne peuvent échapper au destin qui était le leur dans les romans dont ils sont issus. Le but de Joaquim était de changer la fin des romans, mais au final, c’est bien la littérature qui est la plus forte. On ne change pas impunément (?) les épilogues. Lorsque Joaquim, évoquant la lucidité de Naoki sur leurs rôles respectifs, emploie l’adjectif « spéculatif », on entend aussi bien la réflexion intellectuelle que l’allusion au miroir. Enigma est un jeu de glaces, de miroirs, qui reflètent les personnages non pas à l’infini, mais dans l’espace circonscrit de la littérature. Naoki déclare à Joaquim : « Pour moi, il est clair que Zoé est la Fille aux yeux d’or, c’est un peu comme si le croisement de nos vies construisait un nouveau texte avec des personnages anciens, chargés d’un destin particulièrement puissant. Non seulement vous réécrivez des fins, mais vous nous incluez dans votre projet littéraire. […] Il n’y a plus de frontière entre la réalité, la fiction, nos vies et notre amour de la littérature ». On peut ici renverser le jugement de Joaquim sur Bartleby y compañía : Enigma est un roman qui a une histoire et une fin, avec les vraies histoires des vrais personnages.

La face cachée
Nous revoilà face à Enrique Vila-Matas, auteur d’un ouvrage intitulé Le Mal de Montano, dont un des sujets est, comme dans Enigma, la souffrance éprouvée à trop aimer la littérature. L’écrivain est lui aussi un personnage à part entière d’Enigma. Il fréquente la librairie de Joaquim, demande à intégrer le groupe des Philosophes du boudoir, et ne s’insurge pas lorsque sont vendus des exemplaires de son Voyage vertical dont la fin a été modifiée. Au contraire. Il se « réjouit du cataclysme », considère que son roman a été « sur-naturé » et non dénaturé, et « interdit à son éditeur de faire retirer les volumes contrefaits ». Vila-Matas, témoin et acteur de l’intrigue, en est aussi l’oracle : « Nous sommes tous des personnages de fictions, mais personne ne le réalise. Nous sommes des fictions créées par notre ego. T’es-tu déjà demandé pourquoi nous mourons alors que les personnages de romans ne meurent jamais vraiment ? ». Inclure Vila-Matas dans un récit où il est question d’envisager la littérature selon les vues de Vila-Matas, et faire également référence dans le texte à un Antoni Casas Ros qui correspond en tous points à la légende qui lui est attachée, de même que faire raconter par Vila-Matas l’entretien qu’il a eu avec l’écrivain invisible, est une façon distanciée et humoristique de s’en tenir à la méta-littérature, cette forme maniérée d’hommage. De nombreux écrivains, outre Sade, Balzac et Bolaño, sont cités dans le roman, Barbey, Cendrars, Saramago, Palahniuk, Basara, et tant d’autres, dont la liste peut être dressée aisément. Des motifs intertextuels sont également insérés dans le roman : le plus évident est dans le passage dans lequel Ricardo  explique le malaise qui l’a saisi au Prado devant les scènes de crucifixion, malaise qui ne l’a plus jamais quitté : « Depuis ce jour-là, je ne peux plus entrer dans une église sans que les symptômes se répètent », qui renvoie expressément à 2666 de Bolaño et à la sacrophobie ; le plus « retors » apparaît dans la première intervention de Zoé, lorsqu’elle avoue écrire « de petits textes » qu’elle appelle « microcosmos », car dans quelques biographies d’Antoni Casas Ros on apprend qu’avant de publier son premier roman, Le Théorème d’Almodovar, il « s’est consacré à l’écriture de courtes nouvelles regroupées sous le titre Microcosmos ». Zoé semble d’ailleurs être une projection directe de Casas Ros, puisque lorsqu’elle se décide enfin à écrire un roman, elle nous dit qu’elle écrit l’histoire de ce quatuor, et qu’elle l’intitulera Enigma. Casas Ros, que la légende dit défiguré, choisit de se projeter dans la belle Zoé. Tout cela tisse un texte enchevêtré de références et de clins d’œil, que l’on peut trouver agaçant ou jubilatoire.

Si Zoé, Naoki et Ricardo sont identifiés littérairement, il n’en va pas de même pour Joaquim. Dans le dernier dialogue avec Zoé, à la question de la jeune fille « Et toi [qui es-tu] ? », il répond « Moi, je ne suis rien, si ce n’est celui qui a voulu réinventer vos vies ». Que savons-nous de Joaquim Santz, à part qu’il est rongé par « un mal étrange, non répertorié par la psychiatrie » ? Nous savons qu’il boite, et qu’il a écrit trois romans dont il est insatisfait, trois romans qui vont partir en fumée sur l’estrade de L’Onyx. La claudication, de Richard III à Gregory House, est une infirmité dont souffrent nombre de héros littéraires ou fictionnels. Elle est aussi la caractéristique d’Héphaïstos, le maître de forge, le maître du monde souterrain. Caché. Occulté. Plutôt que d’occultation (qui est une disparition passagère), on préfèrera le mot sulfureux d’occultisme (pratique qui requiert une initiation). L’écrivain est caché, invisible, souterrain, et ne manipule que la littérature : Zoé la nageuse, la sirène, placée sous le signe de l’eau, donne à ses écrits les titres des écrits d’un Antoni Casas Ros invisible ou inventé ; Joaquim le boiteux, placé sous le signe du feu par ses crises de folie et l’autodafé de ses manuscrits, est celui qui veut forger d’autres destins aux personnages et transmuter la littérature.

Le titre du roman, Enigma, renvoie aussi à la machine à décrypter les messages secrets. Au-delà de la simple (?) question du déchiffrement du roman, déchiffrement intertextuel, métafictionnel, ou tout autre adjectif un peu trop universitaire que l’on voudra employer, Enigma apparaît avant tout comme un pur exemple de littérature autophage. La personnalité, ni même l’identité de l’auteur, à ce compte-là, n’ont d’importance ni d’intérêt.