mardi 20 juin 2017

L’Homme qui s’envola d’Antoine Bello

Antoine Bello, L’Homme qui s’envola, éd. Gallimard, avril 2017.

Dans son dernier roman, Antoine Bello dessine la fuite d’un homme qui a tout quitté alors que rien ne l’y obligeait. Il s’appelle symboliquement Walker, cet homme qui fuit une vie qui peut se résumer en un seul mot : réussite. Walker est à la tête d’une entreprise florissante, principale concurrente de FedEx. Il est marié à une femme qu’il aime et qui l’aime, ils ont trois enfants, sont riches à millions. Alors, pourquoi fuir ce qui ressemble tout de même au bonheur tel qu’on peut l’imaginer dans un feuilleton américain ? Et pourquoi organiser sa disparition, faire croire à sa mort, plutôt que de choisir la solution du divorce, sachant que l’argent n’entre pas en ligne de compte ? Il a un problème, Walker. Un sacré problème d’ego. L’empathie, il ne connaît pas. Il adore ses enfants mais ne supporte pas de devoir assister aux compétitions de judo de son plus jeune fils. Il a des relations cordiales et même chaleureuses avec ses employés et ses clients, mais la moindre digression dans une conversation professionnelle le met aux cent coups. De quel droit lui vole-t-on ainsi son temps ? Walker, c’est l’homme pressé. Que l’on songe au roman de Paul Morand (1941).

Walker planifie sa disparition, et balance son avion privé contre une montagne avant de sauter en parachute. Déclaré mort, il pense être sorti d’affaire et débarrassé des importuns. Mais c’est compter sans l’obstination d’un détective au nom, là encore symbolique, de Shepherd. Cet enquêteur opère en free-lance pour les compagnies d’assurance, il a son propre réseau de relais d’information – concierges d’hôtel, etc. Lorsque le plus gros employeur du Nouveau-Mexique disparaît aux commandes de son avion, et que l’on ne retrouve de lui que ses chaussures et son téléphone portable, Shepherd flaire l’arnaque. Et la traque peut commencer.

Antoine Bello fait alterner les récits à la première personne des trois personnages principaux : le détective, le fugitif, et l’épouse de ce dernier. Sarah est tout d’abord dévastée par la mort de son mari, puis furieuse quand elle se rend compte qu’il a mis en scène sa disparition. Incompréhension totale. Aucun signe avant-coureur. Walker est un salaud. Le détective, en revanche, est un homme certes obstiné, mais tout en bienveillance vis-à-vis de Sarah et de ses enfants. Shepherd a un passé sentimental assez sombre, il est veuf sans enfant, et sa vie se résume à la traque.

L’Homme qui s’envola est un roman au suspens haletant, qu’il est difficile de lâcher jusqu’à l’épilogue. L’intérêt est sans cesse maintenu par la course-poursuite du détective et du fugitif : chacun à son tour devance l’autre, devine ses pensées, anticipe sur ses actions. On en viendra, bien sûr, à l’idée du meurtre. Que ne faut-il pas faire pour, enfin, être tranquille ? Paradoxalement, Walker, dans sa fuite, n’est plus vraiment maître de son temps. Condamné à contourner tous les pièges de son poursuivant, contraint de changer chaque jour de motel minable, s’interdisant de prendre l’avion ou de louer une voiture, il parcourt les USA en zigzag, en car ou en auto-stop. Il est devenu un errant, et sa fuite n’aura pas de fin, même quand la poursuite du détective cessera.


Le personnage de Walker est le type-même du salaud magnifique. Egoïste, égocentré, se suffisant à lui-même et envoyant tout bouler sans remords. Solaire à sa façon, alors qu’il doit rester dans l’ombre. Un personnage solidement bâti, qui aurait mérité que l’on fasse l’économie d’un épilogue à l’eau de rose.

samedi 17 juin 2017

Les Imageries poétiques de Claude Chanaud

Claude Chanaud, Les Imageries poétiques, essai sur l’art des collages,  éd. Les Trompettes Marines, juin 2017, 62 pages.

  
Si ce sont les plumes qui font le plumage, ce n’est pas la colle qui fait le collage.
Max Ernst

Ciseaux, papier, colle, images – ou gravures. Le matériel nécessaire au collage semble relever de l’univers enfantin. Mais le collage n’est pas un simple jeu, ou amusement. Claude Chanaud situe cet art « quelque part entre la révolte et le phantasme ». Le collage a à voir avec le rêve, ou l’inconscient, en tous cas il révèle autant qu’il dissimule, souligne autant qu’il suggère. Les surréalistes y ont trouvé un de leurs terrains d’expression les plus spectaculaires : à l’instar du rêve éveillé, le collage se doit d’être à la fois maîtrisé et libéré. Ce qu’il montre est, en général, ce qu’il faut cacher ou taire. L’agencement entre elles d’images qui, prises séparément, sont anodines, relève souvent de la provocation, et de la dénonciation. Le collage est une protestation contre les attendus de la bonne société. Il n’y a pas de collage bien-pensant.

Braque et Picasso, un peu avant la guerre de 14-18, juxtaposèrent des publicités et des papiers journaux, ouvrant le chemin à une discipline à part entière que Roger Caillois définit comme des « rencontres saugrenues d’objets disparates ». Mais au-delà du saugrenu, le subversif entrait véritablement en scène. Tout au long du XXe siècle, le collage a prouvé sa force sur le terrain politique. C’est ce que montre, entre autres, Claude Chanaud dans son essai : faire l’historique du collage, c’est aussi entrer de plein pied dans l’histoire de la résistance aux totalitarismes. « Communistes et Nazis au pouvoir ont désigné les artistes en collage comme étant, parmi d’autres impertinents, de dangereux déviationnistes. »

Cet essai, très joliment imprimé et mis en page, offre de nombreuses illustrations, et consacre une large part à l’artiste Serge Tamagnot. On y trouve aussi quelques reproductions savoureuses de collages postaux de Claude Chanaud lui-même.

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Addendum : Dans le cadre des cours que je dispense en Cultures de la Communication, je consacre régulièrement une séquence au collage, avec applications analogiques et numériques. Les étudiants, après quelques instants d’euphorie, comprennent très vite que l’enjeu n’est pas que ludique, qu’il est aussi subversif et revendicatif.

En illustration : le collage de Cendrine T., étudiante en BTS Communication cette année.

dimanche 11 juin 2017

Bruit de fond de Don DeLillo

Don DeLillo, Bruit de fond (White noise, 1984 ? 1985 ?), traduit de l’américain par Michel Courtois-Fourcy, éd. Stock, 1986 et éd. Actes Sud, collection « Babel », 1999.
  
Je crois bien que j’ai commencé tous les romans de Don DeLillo, et que je les ai tous laissé tomber à un moment ou à un autre de ma lecture, car je m’y ennuyais ferme, et n’y trouvais pas mon compte. J’avoue que dans sa grande majorité, la grande littérature américaine contemporaine me fait d’ailleurs cet effet-là, à part quelques romans de Philip Roth et de Paul Auster, dévorés en leur temps – et que je ne relirais pas aujourd’hui. J’ai essayé, pourtant. Persuadée de passer à côté de « quelque chose » qui ne m’attirait pas, j’ai entamé des Thomas Pynchon, des Russel Banks, des James Slater, des John Fante, des Saul Bellow. Mais, bon, on ne peut pas passer sa vie de lectrice à se forcer à lire ce qui doit, soi-disant, être lu. Ma littérature américaine tient en quelques noms : Joyce Carol Oates (pour tout), Donna Tart (pour tout, itou), Siri Hustvedt (surtout pour Tout ce que j’aimais)… Oui, ce sont trois femmes… et je m’aperçois que j’ai oublié de mentionner Joyce Maynard, qui n’a pas son pareil pour évoquer l’adolescence. Et puis j’ajouterai Stephen King et son pote Peter Straub (pour l’ensemble de leurs œuvres, respectives et à quatre mains)…

J’ai bien conscience que ce préambule est un peu brut, qu’il ne fait qu’étaler ma méconnaissance de la sphère littéraire nord-américaine (par exemple, je n’ai pas mentionné l’école du Montana, et même si je sais qu’il existe, ce courant-là, ça ne me fait pas envie ; de la même manière, j’ai oublié de mentionner Bret Easton Ellis et Chuck Palahniuk, j’ai essayé aussi, mais non, ce n’est pas pour moi. Et j’ai lu quelques romans de Toni Morrison, que j’ai appréciés).

Trop long préambule, donc.

Bruit de fond de Don DeLillo, j’y suis arrivée par la bande, comme on dit au billard. Il se trouve qu’un des romans de la rentrée littéraire d’août 2017, dont je ne parlerai pas ici par souci de suspens, fait référence implicitement à ce texte. Le roman de la rentrée, qui a atterri dans ma boîte analogique au début du mois de juin, je l’ai littéralement dévoré. Et, du coup, j’ai eu envie de retourner à ce DeLillo qui me tombait des mains. Eh bien… Bruit de fond m’a enthousiasmée, pour toutes sortes de raisons, différentes et non convergentes.

Le recul, tout d’abord. Le livre a été publié en 1984 ou 1985 (je n’arrive pas à trouver la date exacte), un peu avant l’accident de Tchernobyl, donc. Et quelques années avant que Michel Houellebecq ne publie ses premiers romans. Houellebecq, c’est à lui que j’ai pensé immédiatements en lisant DeLillo : cette façon ironique et pointue de regarder une société vaine où jamais le silence ne se fait, dans laquelle le bruit de fond est réellement un bruit blanc. Et cette obsession des supermarchés chez l’un comme chez l’autre (chez DeLillo, c’est l’ado, à la caisse, qui devient un personnage à part entière, alors qu’il n’est que mentionné à la marge, il est celui qui range les emplettes des clients dans deux sacs, le deuxième servant de renfort au premier – sacs en papier, nous le savons par la TV et les séries US, ce n’est pas précisé dans le texte). Et cette dissection de la vie contemporaine.

Reprenons.
Jack enseigne dans une université. Il est marié à Babette, ils ont à eux deux une ribambelle d’enfants, en commun ou issus de mariages précédents. Un nuage toxique les surprend dans leur routine. Evacuation. Interrogations. Jack est sorti de la voiture pendant que le nuage délétère faisait son œuvre, là-haut : il fallait faire le plein d’essence pour évacuer femme et enfants. Va-t-il mourir ? Tout le monde meurt, c’est connu. Jack va-t-il mourir de ça ? Du nuage ? Dans une discussion avec son collègue Murray, à la toute fin du roman, et dans une consultation médicale, quelques pages en arrière, toute l’angoisse de l’homme banal apparaît via Jack. Chez Houellebecq, comme dans ce roman de DeLillo, c’est avant tout la posture ontologique du personnage qui est mise en perspective. Du personnage masculin. Babette, l’épouse de Jack, évoque la « biologie des mâles ». Et pendant ce temps, pendant la discussion ontologique, magnifiquement conclue par Murray après que Jack lui a expliqué qu’il a passé des examens et qu’il souffre sans doute d’une « grosseur confuse » par cette sortie implacable : « je préfère que ce soit vous plutôt que moi », les bruits de fond s’amplifient, signes que nous sommes dans le grand théâtre du monde. Un théâtre sans réplique pré-écrite, sans génie contemporain pour démonter et contrecarrer l’assertion shakespearienne du bruit et de la fureur, de l’idiot et de l’insignifiance (1).

Les enfants de Jack et de Babette sont individualisés, chacun fait montre d’une personnalité intrinsèque : il y a l’angoissée, la téméraire, le bambin qui ne sait pas encore s’exprimer alors qu’il a passé l’âge du babil, l’ado qui sait tout et le fait savoir… Il y a aussi le copain de l’ado omniscient, qui veut battre un record et entrer dans le livre du même nom : il s’agit de passer plusieurs dizaines de jours dans une cage scellée remplie de serpents venimeux. La mort, là encore, qui plane. Que l’on redoute ou que l’on recherche, qu’il faut vaincre ou convoquer. Tout ça pour quoi ?

Là encore, c’est Murray – le collègue de Jack –, celui qui dispense à l’université des cours portant sur Elvis Presley ou les accidents de voitures dans les films, qui fait l’analyse la plus ravageuse et la plus comique, au sens de l’humour noir : le monde se divise entre tueurs et moribonds. Choisis ton camp, camarade ! Tu es sûr que tu vas mourir ? (et qui ne l’est pas ? à part cet enfant qui refuse d’apprendre à parler, et donc d’apprendre quelle est sa condition de mortel…) Eh bien, deviens un tueur ! Mais Murray de nuancer : « Je ne suis qu’un maître de conférence. Je m’intéresse avant tout à la théorie ».

Cette discussion entre universitaires « bon teint » est un bruit de fond de plus dans un roman extraordinaire, qui brasse ce que l’humain refuse et accepte. En 1984-1985 (mais quelle est la date exacte, bon sang, de la première publication du roman de DeLillo ?) la référence aux selfies,  aux réseaux sociaux, à la société connectée et aux réalités virtuelle ou augmentée était impossible. Le téléphone remplace – anticipe ? – dans le roman un bruit de fond autrement contemporain. Mais la mort, elle, palpite toujours.

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NB : Evidemment, je ne fais pas référence dans ce tout petit article, au motif qui m’a conduite à m’intéresser au roman de Don DeLillo. Pour cela, il faudra attendre la rentrée littéraire.
NB 2 : J’ai dans l’idée que je m’en vais réessayer de lire Outremonde… Avec Bruit de fond, DeLillo m’a convaincue de m’intéresser de plus près à ses autres romans…

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Notes
1 - La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur
Qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène,
Et qu’ensuite on n’entend plus. C’est une histoire
Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur,
 Et qui ne signifie rien.

 (William Shakespeare, Macbeth)

Les Mandible, Une famille, 2029-2047, de Lionel Shriver

Lionel Shriver, Les Mandible, Une famille, 2029-2047, traduit de l’américain par Laurence Richard, éd. Belfond, 4 mai 2017, 528 pages.

Roman d’anticipation ou dystopie économique ? Le nouveau roman de Lionel Shriver, qui adopte aussi les codes de la comédie familiale, fait en tous cas trembler. Une fois de plus, Shriver porte un regard aigu sur ce que nous sommes – les Américains en particulier, mais au bout du compte, tout le monde occidental. Son roman Big Brother abordait la malbouffe sous l’angle de la crève-bouffe, et dans Il faut qu’on parle de Kevin, le laisser-aller parental conduisait au massacre. Dans Les Mandible, nous faisons un saut de plus de dix ans dans le temps, et nous nous retrouvons en l’an 29, pas celui de la crise du siècle passé, mais celui de la crise à venir. Politique-fiction, économie-fiction.

Dans les années 2030, les Etats-Unis sont présidés par un latino, Poutine est encore en poste, la Chine domine l’économie mondiale, la monnaie de référence est le « bancor », le dollar ne vaut plus rien. Aux USA, les choux sont vendus à 40 dollars la pièce, on se précipite au supermarché dès qu’on a touché son salaire, car l’inflation est telle qu’il ne faut pas attendre, ne serait-ce un seul jour, pour s’approvisionner. On économise sur l’eau – douche hebdomadaire, et encore ; vaisselle approximative – et sur le chauffage. Les WASP perdent tous leurs repères : impossible à présent d’envoyer ses enfants dans des écoles privées où l’on apprenait l’allemand et la musique de chambre… voici que les ados des beaux quartiers sont les souffre-douleurs des élèves des établissements publics, dans lesquels l’enseignement est dispensé en espagnol. Les jolies têtes blondes n’ont pas le bilinguisme qu’il faut.

Les Mandible sont une famille. Et l’esprit de famille, en temps de crise, semble la seule valeur refuge. Lionel Shriver met en scène quatre générations d’Américains bon teint. L’arrière-grand-père stoïque et sa seconde épouse atteinte de démence sénile vivent très bien dans une résidence hors de prix pour personnes âgées, mais tout à coup leur argent ne vaut plus rien. Les générations suivantes, enfants et petits-enfants, comptaient sur l’héritage, et l’avaient déjà dépensé, ou investi, par projection. Mais il n’y a plus d’héritage. De manière incompréhensible, mais sensible au quotidien, les USA ne dominent plus le monde. L’effondrement de l’économie américaine est symbolisé, dans le roman de Lionel Shriver, par les prises de décisions successives des membres de la famille Mandible. Esprit de corps, même si les relations entre les différents membres de la famille ne sont ni simples ni apaisées. Par un effet boule de neige, les catastrophes se succèdent, jusqu’à ce que tout le monde ou presque se retrouve sous le toit de Florence : sa sœur, son mari et leurs trois enfants ; puis sa grand-tante ; puis son père et sa mère, qui amènent avec eux la génération précédente qu’ils avaient recueillie. Florence est la seule à avoir encore un emploi, elle travaille dans un centre d’accueil. Elle est à elle seule un centre d’accueil. Son fils Willing, véritable héros du roman, analyse l’effondrement économique du pays à l’aune des chamboulements familiaux, et anticipe sur les catastrophes à venir.

Les Mandible est contruit en ellipses et dilatations, avec un talent démoniaque. Certains chapitres sont entièrement dialogués, rappelant parfois les sorties acides des textes de Yasmina Reza. C’est dans les dialogues que le lecteur comprend le mieux les mécanismes économiques qui ont conduit les Etats-Unis à la faillite. Au sein de chaque foyer les analyses vont bon train, selon des points de vues pratiques ou théoriques. Le beau-frère de Florence enseigne – enseignait – l’économie dans une université prestigieuse et se retrouve sur le carreau, refusant d’admettre que ce qu’il a enseigné est la source du problème. Florence refuse de mettre à la rue son locataire qui ne lui a pas versé de loyer depuis des mois – il était fleuriste, et en temps de crise, qui achète des fleurs ? Willing supporte tant bien que mal la cohabitation avec ses trois cousins, conscient que cette cohabitation est encore un luxe et que demain, ou dans quelques mois, ils se retrouveront tous à camper avec les sans-abris.

Le ton adopté par Lionel Shriver pour décrire la crise est celui de la comédie. Comment traiter autrement un sujet si sérieux ? A travers des dialogues piquants, qui font mouche à chaque coup, elle parvient à mettre en relief une psychologie romanesque qui souligne nos propres mécanismes :

« J’ai dit à l’Arrière-Grand-Homme que quand l’argent qu’on possède est une farce, les gens nous prennent pour des rigolos. Et maintenant, le dollar à son tour est devenu une farce.- Tu as l’impression d’avoir moins de valeur en tant qu’être humain parce que celle du dollar a baissé ?- Dans un sens. Je n’y ai pas vraiment réfléchi. Mais ce qui se passe n’est peut-être pas simplement une question de ce qu’on peut ou non acheter. Peut-être que ça a aussi un impact sur notre perception de nous-mêmes. Comme si on se sentait plus petits. »

Les Mandible sont aussi une leçon d’économie contemporaine. Le roman permet de remettre les évidences en perspective :

« C’est l’erreur que tout le monde fait, en pensant que tout est plus cher. En fait, les prix sont les mêmes. Ils n’augmentent pas ; c’est la valeur de la monnaie qui baisse. »

et, plus loin :

« Il ne s’offusquait pas même de l’expression “faire grâce de créances” pour désigner un passif annulé, qui sous-entendait qu’un prêt était un péché. Qu’est-ce qui clochait en Amérique en ce moment ? Pas l’endettement, mais une incapacité à emprunter, en d’autres termes le manque d’endettement. »

Le roman nous permet, surtout, de nous pencher sur des mécanismes immédiatement contemporains. L’économie est la discipline-reine des temps ambiants. Avec ironie, Lionel Shriver souligne dans Les Mandible que les écrivains et les enseignants ne comptent pour rien dans la marche du monde qu’elle envisage pour les années 2029-2047. Le roman permet aussi – et cela peut se discuter – de constater que les réflexes premiers de préservation et de solidarité passent par les liens du sang. Florence, en refusant de laisser tomber un locataire qui ne lui est rien, rien d’autre qu’un frère en humanité, dépasse les attendus premiers. Mais c’est bien l’héritage et le patrimoine que les Mandible s’emploient à sauver : un coffret d’argenterie renfermant des couverts frappés d’un monogramme surnage de la complète débandade économique de la famille. Avec un comique de situation ravageur, Lionel Shriver fait d’une pince à asperges – une pince à asperges ! – une arme dérisoire. Il faut dire que les couteaux de la ménagère sont émoussés…

La dernière partie du roman envisage la crise consommée et l’ordre économique remis sur d’autres rails. Aspiration au sommeil et à l’apathie, implants électroniques et contrôle des dépenses, sécession d’un état américain, mur infranchissable entre les USA et le Mexique – que l’on tente de franchir à rebours de ce que nous connaissons actuellement – : les adolescents qui ont traversé la crise sont devenus les adultes à peu près résignés d’une société qu’ils n’ont pas bâtie, et dans laquelle ils ne se débattent pas. L’un des rôles de l’écrivain est sans doute de pointer au plus près, en prenant des chemins qui bifurquent (remontée dans le temps ou anticipation, ici), nos évidences et nos égarements contemporains. Lionel Shriver fait référence à l’Histoire – l’impression des deutschemarks sur une seule face, par exemple –, aux réflexes civilisationnels de famille et de tribu, aux angoisses immédiates de domination asiatique et slave, au ressort d’évidence de l’agriculture comme moyen de survivre, pour bâtir un roman qui interroge et dérange.