dimanche 27 novembre 2016

L’étrange questionnaire d’Eric Poindron

Eric Poindron, L’Etrange questionnaire, éd. les Venterniers, novembre 2016, 108 pages.

Un questionnaire n’est pas un test. Qui dit « test » pense « connaissances » et « évaluation ». Et qui dit questionnaire pense immédiatement « Proust ». Eric Poindron, maître ès-étrangeté, ami des fantômes et spécialiste des livres imaginaires, ne pose pas tout à fait ses pas dans les pas de Marcel. Si le questionnaire de Poindron est étrange, c’est avant tout par le dispositif qu’il impose : soixante questions, une minute par réponse, et donc une heure à consacrer pour dessiner une manière d’autoportrait. 

L’étrangeté de cet étrange questionnaire repose aussi, bien entendu, sur la surprise provoquée par les questions. Qui ne sont pas toujours des questions, qui sont parfois des injonctions amicales – et diablement intimes. Par exemple : « Vous êtes au confessionnal ; alors confessez-moi l’innommable ». Cette question n°20 est précédée de dix-neuf autres – et suivie de quarante  – qui, toutes, nous poussent dans des retranchements qui ont peu à voir avec le trivial et tout à dénicher dans la psyché, l’imaginaire et la capacité de s’émerveiller. « Quelle étrange collection aimeriez-vous imaginer ? » (on laisse au lecteur la découverte de la suite de la question 54…) ; « Qu’est-ce qu’un poète et qu’attendez-vous de la poésie ? » (question 48). N’oubliez pas : vous n’avez qu’une minute pour répondre ! Et en une minute, vous avez toutes les chances de dire une belle part de vérité.

L’ouvrage, sous une couverture impeccable en noir et blanc, rugueuse au toucher et douce à l’invite, est formidablement paginé : sous l’en-tête de chaque question, une belle plage de couleur crème où pencher ses réponses immédiates, avec parfois une note de bas de page qui incite à rêver plus avant. Dans son avant-propos, Eric Poindron nous livre un souvenir d’enfance : sa grand-mère l’avait surnommé « Monsieur Pourquoi ». Tous les enfants posent des questions. Poindron, lui, va soulever d’autres interrogations, moins terre-à-terre, plus surprenantes, du genre : « Qui vous regarde dans les yeux lorsque vous les fermez ? » Ah ben oui, tiens, au fait… Qui ? En fin d’ouvrage, on trouvera un texte éclairant d’Edward Gauvin, écrivain et traducteur américain, grand connaisseur de nos littératures de l’étrange. Gauvin, dans son article, souligne la difficulté d’une définition de l’ « étrange » : est-ce l’insolite ? Le bizarre ? La question se pose pour le locuteur français. Elle se pose aussi, et en d’autres termes, pour le traducteur. Cet étrange questionnaire, qui nous pousse dans nos étranges retranchements, pose également des questions lexicales et mentales. 

Eric Poindron est aussi l’agitateur d’un cabinet de curiosités numérique. C’est sur la toile qu’il prolonge sa manie collectionneuse de déchiffreur et défricheur du fantastique – ou du gothique, ou de l’horrifique, dans tous les cas du poétique. 

Voilà un livre à offrir, comme un cadeau intime. Un livre que l’on doit prolonger, une sorte de carnet partageable lorsqu’il est encore vierge, mais à garder au secret quand on y aura couché ses réponses… car on s’y sera dévoilé presque entièrement. A moins que l’on n’aime, comme Eric Poindron, faire visiter son cabinet de curiosités – ici, en l’occurrence son cabinet de curiosités mentales.

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Je livre en aparté, et en clin d’œil, ma réponse à l’étrange question n°57 « Ecrivez la dernière phrase d’un roman ou d’un livre étrange à venir (mais ne comptez pas forcément sur nous pour l’éditer). »


Ma réponse, donc : « Il leva enfin les yeux au ciel et n’y vit que le reflet d’un gouffre. »

mardi 22 novembre 2016

Au commencement du septième jour de Luc Lang

Luc Lang, Au commencement du septième jour, éd. Stock, 24 août 2016, 544 pages.

C’est l’histoire d’une fratrie. Posons ce postulat. Trois parties dans le roman, chacune consacrée – avec incises et retours en arrière – à un membre de cette fratrie. Thomas, Jean et Pauline. Le petit frère, informaticien ; le grand frère, berger dans les Pyrénées ; la sœur cadette, médecin humanitaire au Cameroun. On ne les verra jamais ensemble tous les trois, les membres de cette fratrie. Leurs relations sont faites de silences et de secrets, de fuites et de mensonges, de signes à décrypter dont la clé de déchiffrement remonte à l’enfance, qui ne sera donnée que bien plus tard, mais avant qu’il ne soit trop tard. Luc Lang bâtit, avec ce Commencement du septième jour, un roman à suspense dans lequel Thomas, trente-sept ans, est le détective de sa propre histoire, quand il croyait et voulait démêler les fils des causes de l’accident de voiture de son épouse. 

Regards croisés (26) - Ce qu’il advint du sauvage blanc de François Garde

Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville

François Garde, Ce qu’il advint du sauvage blanc, éd. Gallimard, 2012 et éd. Folio 2013
  
Narcisse Pelletier, jeune marin vendéen embarqué sur le Saint-Paul, est abandonné par l’équipage sur une plage d’Australie en 1858. Il retournera en France dix-sept ans plus tard, après avoir vécu au sein d’une tribu aborigène. L’histoire est véridique, et romanesque. François Garde s’en empare, conservant le « squelette » de l’aventure : le nom du bateau sur lequel naviguait Narcisse et le nom de celui qui l’a ramené en Europe, le nom exact du héros, et les dates. Mais Ce qu’il advint du sauvage blanc est un roman, et non une étude documentaire.

François Garde construit son roman en chapitres alternés : on y voit d’une part Narcisse (récit à la troisième personne) découvrant sa nouvelle condition de naufragé, puis d’hôte hébété de la tribu ; et d’autre part on y lit la correspondance d’Octave de Vallombrun avec le président de la Société de Géographie (correspondance à la première personne, donc). C’est Octave qui recueille Narcisse à Sydney, et il est stupéfait par cet homme blanc qui a tout oublié de sa culture antérieure, y compris la langue. L’alternance des chapitres est systématique sans être pesante. Cette alternance marque de façon très significative les rapports que les deux hommes vont entretenir, ce qu’ils vont apprendre l’un de l’autre, et ce qu’ils vont se cacher.

Narcisse, donc, est abandonné sur une plage. Au bout de quelques jours, il est approché par une vieille femme, qui le conduit dans sa tribu. Narcisse n’est pas un sujet de curiosité pour les Aborigènes. Il est toléré mais maintenu à l’écart, autorisé à ne manger que les restes des repas. Seule le vieille femme prend un peu soin de lui, lorsqu’il est blessé, par exemple. Narcisse observe les mœurs des membres de la tribu, et tente d’en comprendre le fonctionnement social. Il donne à tel ou tel les noms de quelques-uns des marins du Saint-Paul, une manière pour lui de déchiffrer et de s’approprier son nouvel univers. Dans les premiers temps, l’espoir ne le quitte pas. Il attend le navire qui viendra le chercher. Puis, peu à peu, cet espoir s’amenuise, et il suit la tribu dans ses déplacements. La barrière de la langue est, évidemment, l’écueil le plus aigu. Vivre nu comme les Aborigènes ne cause au naufragé que des inconvénients cutanés, et très peu d’interrogations morales. Narcisse est un tout jeune homme, mais un marin qui a déjà roulé sa bosse dans les ports, qui est déjà dessalé.

Octave est un homme de très bonne famille que l’exploration du monde enthousiasme. Lorsqu’il recueille Narcisse à Sydney, il voit en ce « sauvage blanc » une façon de faire progresser la science et la connaissance scientifique. En ce milieu du XIXe siècle, on ne parle pas encore d’ethnologie, d’anthropologie ou de sociologie, on en est aux balbutiements. C’est encore le temps des découvreurs et des explorateurs. Octave de Vallombrun est  celui qui « découvre » Narcisse comme on découvrirait un continent inconnu. Il en est l’ « inventeur ». La relation que nouent les deux hommes n’est accessible au lecteur que par les lettres d’Octave, mais… faisons-lui confiance. Après tout, il agit et relate en scientifique, et s’adresse au président d’une société savante. Octave voit en Narcisse une énigme indéchiffrable. Les tatouages mystérieux et symétriques dont est orné le corps du sauvage blanc l’intriguent, mais l’intrigue bien plus encore la perte du langage maternel. Car Narcisse a perdu l’usage du français. La barrière de la langue est, là aussi, l’écueil le plus aigu. Peu à peu, avec patience et persévérance, d’un côté comme de l’autres, Octave et Narcisse parviendront à communiquer.

Et voilà où la construction du roman est parfaitement cyclique, et rudement bien pensée. Narcisse ne peut entrer en communication avec la tribu ; Octave ne peut entrer en communication avec le « sauvage ». Narcisse était un « Blanc » que les « sauvages » toléraient, tout au moins au début. Narcisse est devenu un Aborigène, il n’a plus de « blanc » que sa peau, cachée sous les tatouages. Oh, bien sûr, Narcisse retrouvera assez de mots français pour pouvoir faire des phrases compréhensibles, et exprimer quelques sensations. Il sera ramené en Europe, présenté aux Anglais, puis aux Français des Sociétés de Géographie. On lui offrira même un emploi, dans un phare breton (anecdote véridique). Mais la trajectoire des dix-sept années du naufragé au sein de la tribu restera en creux

Ce qu’il advint du sauvage blanc est le roman du non-relaté. Dans les chapitres consacrés à Narcisse au sein de la tribu, on le voit peu à peu s’acclimater, mais le récit s’arrête au seuil de l’intégration. Car en dix-sept ans, bien entendu, Narcisse a appris la langue locale – celle qu’il parle lorsque Octave le découvre –, est devenu un membre à part entière de la tribu, a connu des femmes et sans aucun doute fait des enfants. Toute cette partie de l’aventure est tue, seulement imaginée, subodorée, investiguée par Octave, qui lèguera par testament une petite fortune à ces enfants du bout du monde auxquels il a donné les prénoms de son frère et de sa sœur. On pourrait faire une analyse psychologique du personnage d’Octave, déceler dans ses attitudes de l’envie, de l’ambition, de la fierté et de la névrose. Tout cela est suggéré dans le roman. De la même façon, on pourrait appliquer des schémas psychologiques rigoureux à l’attitude de Narcisse – désir d’intégration, désorientation, amnésie compensatoire, choc traumatique, etc. Tout cela n’a pas grand intérêt.

Bien plus intéressant est le mystère que François Garde ne résout pas. Le lecteur a accès au début de l’aventure, et à sa fin : l’abandon de Narcisse et sa découverte de la tribu ; la découverte de Narcisse par Octave et son empressement à la ramener à la « civilisation ». On assiste aux retrouvailles passablement calamiteuses du « sauvage » et de sa famille d’origine. Mais, des dix-sept années que Narcisse passera au sein de la tribu, le lecteur de saura rien. Il devra imaginer, à partir du naufrage et de la correspondance, la vie – heureuse, à n’en pas douter – de ce Vendéen échoué aux antipodes. C’est là la magie de ce roman : ne rien dire de l’essentiel.

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Ce qu’il advint du sauvage blanc a obtenu, entre autres, le Goncourt du premier roman en 2012. J’ai découvert François Garde le mois dernier, avec son roman L’Effroi (un de mes coups de cœur de la rentrée, même si ce roman n’entrait pas dans la rentrée littéraire de Gallimard, il n’en portait pas le bandeau, ce qui est logique pour un écrivain ayant déjà reçu un prix prestigieux). Il a également publié un essai singulier (La Baleine dans tous ses états) et un roman en 2013 intitulé Pour trois couronnes, dont je parlerai sans doute bientôt. 

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