dimanche 21 octobre 2018

Jean-Michel BASQUIAT – le catalogue de l’expo


Jean-Michel Basquiat, Catalogue de l’exposition à la Fondation Louis Vuitton, collectif, sous la direction de Dieter Buchart, 11 octobre 2018, éd. Gallimard/FLV, 352 pages, 270 illustrations.

Les catalogues d’expositions sont une catégorie à part de l’édition de livres d’art. Leur contenu est plus ou moins conditionné par les œuvres présentées au public lors de l’exposition proprement dite – on peut déborder, mais pas trop, sinon le spectateur sera frustré de ne pas avoir pu voir « en vrai » telle ou telle œuvre – et la ligne conductrice des articles suit la ligne voulue par le commissaire, qui en général est le maître d’œuvre dudit catalogue. Un catalogue d’exposition, donc, est le reflet d’un choix et d’une mise en perspective, ce qui n’a que peu à voir avec la monographie.

La Fondation Louis Vuitton propose du 3 octobre 2018 au 14 janvier 2019 une exposition Basquiat, couplée à une exposition Egon Schiele. Ces deux artistes, morts avant la trentaine, partagent une fougue colérique qui s’exprime, à presque un siècle de distance, selon la rigueur du trait. Deux catalogues, cependant, sont proposés, indépendants l’un de l’autre. Regardons de plus près celui consacré à Basquiat.

mercredi 17 octobre 2018

Birthday Girl de Haruki Murakami


Haruki Murakami, Birthday Girl (Bãsudei-gãru), traduit du japonais par Hélène Morita, illustrations de Kat Menschik, éd. Belfond, 2017 et éd. 10/18, octobre 2018.

La serveuse, le directeur, le propriétaire : les personnages de ce conte délicieux et énigmatique ne sont désignés que par leurs fonctions. Un « je » se mêle au récit, permettant de ramener la narration dix ans en arrière. Elle est serveuse, donc. C’est un petit boulot, elle rêve sans doute d’autre chose. Elle a tout juste vingt ans, c’est d’ailleurs son anniversaire. Le directeur, pris d’un mal de ventre soudain, lui confie la tâche de monter son dîner au propriétaire. C’est une tâche, et une mission de confiance. Car le propriétaire est invisible, n’ouvre sa porte qu’à celui – ou celle, en l’occurrence, ce jour-là – qui lui apporte le soir du poulet, des légumes, une demi-bouteille de vin et un pot de café.

La serveuse prend le nom de « fée » lorsque le propriétaire lui ouvre sa porte. Et le propriétaire, tout élégant, tout ridé, tout prévenant, offre à la serveuse-fée, en ce jour particulier, d’exaucer un de ses vœux. Un seul. Bien évidemment – nous sommes dans un texte de Murakami ! – on ne saura rien de ce vœu, même dix ans après. En revanche, on sait ce qu’il est advenu de la serveuse : elle vit la vie banale d’une petite-bourgeoise, avec enfants bien élevés, époux bien comme il faut, parties de tennis deux fois par semaine. Que fait-elle donc, cette serveuse, dix ans après avoir prononcé son vœu inexprimable, à raconter à ce « je » non identifié la journée de ses vingt ans ? Dans un glissement narratif impeccable, on passe de la journée d’anniversaire à une conversation étrange, tout en sous-entendus, dix ans plus tard.

L’étrangeté du dîner du propriétaire est au moins égale à l’étrangeté de la conversation finale. Cette mise en place de la diégèse – flash-back et présent – fait écho à la « morale » de l’histoire :
« Ce que je voulais te dire, reprit-elle doucement en grattant le lobe de son oreille – un lobe à la très jolie forme –, c’est que, quoi qu’on puisse souhaiter, aussi loin qu’on puisse aller, on reste ce que l’on est, voilà tout. »
Voilà un texte court, très court, qui ouvre des abimes et des abysses d’interprétations. Les personnages sont très précisément dessinés, malgré leur anonymat, dans un équilibre parfait. Ils existent. Même ce « je » narrateur, bien plus énigmatique que tous les autres personnages. Quel était donc le souhait de la serveuse le jour de ses vingt ans ? J’ai au moins deux hypothèses, que je ne livrerai pas ici, bien entendu, car le but de ce texte est, entre autres, que le lecteur garde secrètes ses hypothèses, comme la serveuse garde secret son vœu.

Le texte est ponctué par les illustrations admirables de Kat Menschik, tout en blanc, orange, rouge et rose, qui scandent la lecture et concourent à transformer un certain réalisme magique en magie de conte.

Bref, ce petit livre sur beau papier glacé est une grande merveille.

lundi 15 octobre 2018

Un tournant de la vie de Christine Angot


Christine Angot, Un tournant de la vie, éd. Flammarion, août 2018.


Il est assez réconfortant, pour la marche de la littérature, qu’encore aujourd’hui un roman puisse déclencher les passions. Il est assez singulier, cependant, qu’un roman déclenche les passions non par ce qu’il raconte, mais par le nom même de son auteur. Prononcez, l’air de rien, le nom de Christine Angot, et l’ire se déchaîne. Pourquoi tant de haine ? Laurent David Samama, sur La Règle du Jeu, a mis en relief la violence des critiques, qui ne sont, au fond, que des attaques. Mais du texte lui-même, qui en parle vraiment ?

vendredi 12 octobre 2018

Regards croisés (33) – C’est le cœur qui lâche en dernier de Margaret Atwood


Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville


Margaret Atwood, C’est le cœur qui lâche en dernier (The Heart Goes Last), traduit de l’anglais (Canada) par Michèle Albaret-Maatsch, éd. Robert Laffont, 2017 et éd. 10/18, août 2018.

A cause de la crise économique, Stan et Charmaine vivent et dorment dans leur voiture. Ce couple de trentenaires saute sur l’opportunité qui lui est offerte : aller vivre à Consilience, sorte de paradis où l’on se voit offrir un job et une maison. Comment résister ? Oh, bien sûr, il y a une légère différence avec la « vraie » vie, cette vraie vie qui fabrique des SDF. Il s’agit, à Consilience, de vivre deux existences en parallèles : un mois dans un pavillon, et un mois en prison. Et puis il y a la « permutation » :

« Tout le monde à Consilience vivra deux vies : prisonnier un mois, gardien ou employé de la ville le mois suivant. Tout le monde aura un Alternant. Les pavillons accueilleront donc quatre personnes au moins : le premier mois, ils seront occupés par les civils, le deuxième mois par les prisonniers du premier mois, qui s’y installeront en endossant le rôle de civils. Et ainsi de suite, mois après mois, à tour de rôle. »

On pourrait croire que C’est le cœur qui lâche en dernier est une dystopie plan-plan, basée sur une idée simple. Bien entendu, Charmaine tombe amoureuse de l’homme du couple avec lequel son propre couple « permute ». Amours empêchées, jalousie de Stan, etc. Eh bien pas du tout. Margaret Atwood est plus retorse, et bien plus imaginative que cela. Car ce qui est interrogé, dans ce roman, ce n’est pas tant le faux paradis contre l’enfer du dehors, ou la fougue fleur-bleue, que la sexualité et la manipulation mentale. A Consilience, et dans la prison de Positron, on est sous le charme de Ed, sorte de gourou recruteur qui « salue en agitant la main à la façon du Père Noël ». Dans la prison de Positron, Stan est chargé de s’occuper du poulailler, et découvre que les poulets servent aussi à assouvir les besoins sexuels. Charmaine, elle, gentille infirmière, administre des soins ultimes et joue très bien de la seringue :

« “Je vous souhaite un trip merveilleux”, lui dit-elle.
Elle lui tapote le bras, puis lui tourne le dos afin qu’il ne la voie pas glisser l’aiguille dans le flacon pour en aspirer le contenu. 
“Et on y va”, lance-t-elle gaiement. […]
Elle chronomètre la Procédure : cinq minutes d’extase. Il y a des tas de gens qui n’ont même pas ça dans toute leur existence. 
Puis il sombre dans l’inconscience. Il cesse de respirer. C’est le cœur qui lâche en dernier. »

Le plus glaçant, dans ce roman si foutraque qu’on a l’impression qu’il a été écrit au fil de la plume sans plan préétabli, c’est la candeur avec laquelle Stan et Charmaine se font manipuler. Elle tombe amoureuse, il fantasme puis tombe, lui, de haut. Il répare des scooters, elle joue les anges de la mort. Tout cela dans une ambiance qui rappelle vaguement le feuilleton génial des années 60 Le Prisonnier. Ils veulent s’échapper, mais les alliés jouent double-jeu. La deuxième pente du roman est centrée plus spécifiquement sur la production de robots sexuels. Stan, par un tour de passe-passe narratif, intègre le monde de ces « possibilibots », jusqu’à se faire passer pour l’un d’eux – ou en devenir un, ce qui revient au même dans l’imaginaire d’Atwood, au fond.

C’est le cœur qui lâche en dernier est un roman basé sur la permanence d’éros et thanatos, ressort fictionnel qui a fait ses preuves. Le thème est ici brassé sur le ton du burlesque politique, ce qui n’empêche en rien – et accentue, peut-être – l’humaine vérité du texte.