lundi 24 février 2020

Regards croisés (37) – L’Institut de Stephen King

Regards croisés
Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville

Stephen King, L’Institut (The Institute), traduit de l’anglais (USA) par Jean Esch, éd. Albin Michel, 29 janvier 2020, 606 pages.


Avec L’Institut, Stephen King renoue avec son univers de prédilection. Il crée un monde dans lequel les enfants sont les victimes et les adultes les bourreaux – mais pas tous. Un monde dans lequel, à l’âge des premières émotions amoureuses, on comprend soudain que tout seul on n’est rien, ou pas grand-chose, mais qu’ensemble on peut surmonter les plus affreuses situations et vaincre les plus tarés des tortionnaires. Un monde à la fois métaphorique et inspiré de l’Histoire, qui plonge au cœur de nos peurs anciennes et éternelles, sur fond d’Amérique à l’ère trumpiste.

Stephen King est un conteur de première, on le sait. Dans L’Institut, il nous offre une première partie centrée sur un bonhomme, ancien flic, qui prend la route, au hasard, circule en stop, fait quelques rencontres, et décide de poser son sac dans une toute petite ville, à des centaines de kilomètres de son point de départ. L’anecdote pourrait tenir en quatre, cinq lignes. King en fait cinquante pages, qui à elles seules pourraient constituer une sorte de novella réaliste. Et puis, on passe à autre chose. Mais gardons en mémoire ce premier personnage, on le retrouvera, bien entendu, mais bien plus tard, quand… quand un certain train de marchandises entrera en gare de la bourgade où il a posé son sac.

L’autre chose à laquelle on passe, c’est l’enfer. Au fin fond du Maine, dans une sorte de camp de concentration pour mineurs, des enfants sont soumis à diverses expériences que n’auraient pas reniées Mengele. Ces enfants ont une particularité : ils sont capables de télépathie ou de télékinésie. Ils savent lire dans les pensées d’autrui ou déplacer des objets à distance. Garçons et filles, à leur arrivée au camp, se réveillent dans une pièce qui ressemble à leur chambre d’enfant, mais qui n’est pas leur chambre d’enfant. Si le décor est scrupuleusement identique, il manque un élément fondamental à la pièce : une fenêtre. C’est l’horreur absolue. Où suis-je ? Que sont devenus mes parents ? Que me veut-on ? Ce qu’on leur veut, c’est exploiter leurs capacités psychiques. A des fins politiques. Si l’on est quelque peu familier de l’excellente série Fringe, on se retrouve plus ou moins en terrain connu : Fringe mettait en scène un savant fou qui avait participé, pour la CIA, à des expériences sur des enfants dotés de capacités particulières. Il y était question de tortures, d’administration de drogues (spécialement de LSD) et de séances plus ou moins longues en caissons.

Chez Stephen King, le savant fou n’est pas le héros. Ce sont les enfants, les héros. Et parmi eux, un petit Avery surnommé l’Avorton, inoubliable. Et Kalisha, Nicky, George… Et surtout Luke, le surdoué, intelligence à l’état pur – lorsqu’il a été kidnappé il s’apprêtait à entrer, à l’âge de 12 ans, dans une prestigieuse université – dont nous suivons le parcours pas à pas. Cet enfant-là, parce qu’il est doté de petits pouvoirs de télékinésie est le cobaye des Mengele du camp. Mais parce qu’il est surdoué, il saura comprendre ce que l’on attend de lui, s’enfuir, et sauver ce qui peut être sauvé.

L’Institut qui donne son titre au roman est un univers concentrationnaire dont les employés sont soit fanatiques, soit persuadés de la bonne cause qu’ils défendent, soit contraints par des difficultés familiales et sociales à se comporter en salauds. Chez Stephen King, il y a toujours, au fond de l’horreur, une petite lueur qui surgit. Cette lueur-là, dans ce roman-là, est incarnée. Incarnée par une femme de ménage qui joue double-jeu, puis qui choisit son camp.

L’Institut est un très bon King. Stephen King n’est jamais aussi bon, jamais autant à son meilleur niveau, que lorsqu’il choisit de centrer ses romans sur le moment de l’enfance. On restera longtemps hanté par ce roman. On n’oubliera pas de sitôt la gradation des parcours du camp où sont enfermés les enfants - ils passent de l’Avant à l’Arrière, dénominations terrifiantes pour des espaces de plus en plus terrifiants – ni la solution envisagée pour mater l’insurrection : le gazage. Le petit Luke et ses copains de camp sont des proies chassées, capturées, martyrisées, sacrifiées. Leur seule issue est l’entraide, la solidarité, l’amour. Tout seuls, ils ne sont rien. Ensemble, ils peuvent tout. L’Institut est, comme Ça, le roman de l’amitié enfantine et adolescente face à l’adversité horrifique. Mais, dans Ça, il était question d’un clown, d’une figure circassienne, issue du monde du spectacle. Une sorte d’idée de l’horreur. Dans L’Institut, la machine étatique, politique, est à l’œuvre. Ce n’en est que plus abominable.

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jeudi 6 février 2020

Aux confins du soleil de Bertrand Leclair


Bertrand Leclair, Aux confins du soleil, éd. Mercure de France, 6 février 2020, 200 pages.

Voilà un roman historique qui n’en est pas vraiment un, et un récit de fascination qui tourne à l’enquête fiévreuse comme dans une enquête policière. Un roman étonnant et érudit, qu’on ne peut, décidément, pas classer dans une catégorie définie.

Nous sommes à la fois à Paris au XXIème siècle, et aux côtés de Jean-Baptiste Tavernier lors de son dernier voyage dans les années 1687-1689. Nous lisons deux aventures en même temps, contées par un narrateur à qui l’on a confié la tâche de lire le cahier écrit par le tout jeune secrétaire de Tavernier, et d’en rédiger une sorte de présentation. Jean-Baptiste Tavernier était un voyageur, et au XVIIème siècle, cette dénomination tient tout autant de l’aventure que du négoce. Principalement tourné vers l’Orient, Tavernier commerce avec les Indes pour le compte des grands du temps, parmi lesquels Louis XIV. On lui doit des récits de voyage sur Java, le Japon, les mines de Golconde… Tavernier était protestant, et la révocation de l’édit de Nantes le met en mauvaise posture. A plus de quatre-vingts ans il entreprend un dernier voyage, quelque peu mystérieux quant à ses finalités. Il meurt à Moscou. Voilà pour l’Histoire. L’histoire du roman de Bertrand Leclair met au centre de l’action le petit secrétaire de Tavernier, Melchior Soubeyran. Le cahier que l’on confie au narrateur soulève quelques interrogations : au fil des pages, l’écriture se modifie et la graphie devient chaotique. Du récit calligraphié, suivant parfaitement les lignes tracées sur le papier, on passe au fil des mois à des ratures, des lignes brisées. Comme si le fond et la forme s’épousaient, les délires de Tavernier rapportés par le petit scribe semblant s’inscrire dans la folie et dans le papier même. Qu’y a-t-il sous les ratures ? Quelle fièvre est en marche ? Le narrateur s’ingénie à déchiffrer  tout cela, fébrilement.

Ce narrateur du XXIème siècle, littéraire désargenté vivant plus ou moins de la générosité d’Edouard – le libraire d’ancien qui lui confie le cahier de Melchior – est emporté par sa lecture. Sans doute s’identifie-t-il au jeune garçon embarqué, lui, dans le dernier voyage de son maître, dépassé par ce qu’il découvre, comprend, imagine et-ou invente. Et d’ailleurs, ce cahier, existe-t-il ? Et nous autres, lecteurs, que sommes-nous en train de lire, véritablement ? La résolution a lieu au café de Flore, ce lieu hanté par les écrivains.

On peut songer, en lisant Aux confins du soleil – toutes proportions gardées – à Là où les tigres sont chez eux de Jean-Marie Blas de Roblès. La mise en parallèle de deux aventures par-delà les siècles, et le dessillement du narrateur-lecteur candide.

Aux confins du soleil est un roman qui tend vers l’hallucination, qui nous fait (re)découvrir la figure historique de Jean-Baptiste Tavernier et nous plonge dans les circonvolutions de la vérité d’un texte.