dimanche 17 octobre 2021

Conséquences d’une disparition de Christopher Priest

Christopher Priest, Conséquences d’une disparition (An American Story), traduit de l’anglais par Jacques Collin, première édition Denoël, coll. Lunes d’encre, 2018 ; éd. Folio, coll. Folio SF, octobre 2021, 432 p.


Christopher Priest a déclaré, à la parution de ce roman en 2018, que désormais il n’écrirait plus de science-fiction. Conséquences d’une disparition n’est pas un roman de science-fiction. C’est une histoire d’amour. Une histoire de deuil. Mais, comme on est chez Christopher Priest, il faut faire tours et détours pour arriver à cette conclusion, qui n’est que la mienne, que celle de ma lecture. Je le dis d’emblée : la lecture de ce livre m’a agacée, vraiment agacée. 

Pourquoi suis-je agacée à ce point ? Parce que l’histoire est basée sur le 11-septembre, l’effondrement des tours jumelles et le crash au Pentagone. Priest s’ingénie à tournicoter autour des théories du complot, sans y entrer vraiment, mais sans les renier non plus. Dans les remerciements, en fin d’ouvrage, il énumère bon nombre de sites web qui ont été classés comme complotistes, tout en disant que ce sont des sources qui lui ont servi à bâtir son ouvrage, qu’il n’y adhère pas forcément, mais que son personnage oui, un peu, ou tout à fait. C’est beaucoup tourner autour du pot. Ça, ça m’a agacée. Si l’auteur n’est pas partisan de ces thèses, pourquoi inciter le lecteur à se documenter plus avant ? 

Le personnage central, donc. Il s’appelle Ben, et collabore en tant que journaliste scientifique indépendant à différentes publications. Nous le suivons en zigzags chronologiques dans son parcours d’homme et de professionnel, de quelques mois avant le 11-septembre à nos jours et un peu plus avant. Il est anglais de naissance, vit sur une île écossaise, et se rend souvent aux Etats-Unis pour ses enquêtes et ses interviews. C’est là-bas qu’il a rencontré Lil, avant l’effondrement des tours. Ils s’aiment. Elle est mariée, elle compte s’installer à Londres pour être plus près de son amant. Mais voilà, pour aller signer des papiers et finaliser la procédure de divorce, elle embarque à bord de l’avion qui va s’écraser sur le Pentagone. On ne retrouvera jamais son corps. Ben est dévasté.

Des années plus tard, Ben s’est installé sur une île écossaise – l’Ecosse est devenue indépendante et fait partie de l’Union européenne – avec sa compagne Jeanne et leurs deux enfants. Ben pense toujours à Lil, et il a toujours sur son porte-clés une breloque de jais qu’il avait fait graver, et dont il avait offert le pendant à Lil, lors d’un voyage en Ecosse, justement. Ben a toujours eu des doutes sur le crash du Pentagone. Certains scientifiques et ingénieurs ont affirmé que le choc d’un avion sur une structure telle que celle du Pentagone n’aurait pas produit les dégâts constatés. Les mêmes doutes ont été émis, par certains, sur l’impact des deux avions sur le World Trade Center, d’ailleurs. Et voilà qu’un flash info annonce qu’on a retrouvé l’épave d’un avion dans la mer, puis une journaliste est violemment interrompue par l’armée américaine qui l’empêche de filmer les débris remontés des eaux, débris qui ressemblent à des bouts d’avions, où l’on peut distinguer, peut-être, le logo d’une compagnie aérienne, celle qu’a empruntée Lil lors de son dernier voyage. Ah… si l’on empêche les journalistes de filmer et de diffuser, c’est qu’on veut cacher quelque chose…

A partir de ce reportage, Ben commence à associer deux circonstances : la disparition de Lil, et ses rencontres avec un mathématicien reclus, Américain d’origine russe. Il ne sait pas vraiment pourquoi il associe les deux événements, mais pour lui c’est une évidence. Ce mathématicien travaille sur une conjecture, mais ensuite il dévie de ses recherches pour se focaliser sur autre chose, cet « autre chose » ayant trait, bien entendu, au 11-septembre. Et c’est là que le titre français du roman prend tout son sens : ce mathématicien énonce un théorème dit « de Thomas », qui peut se résumer ainsi : si une situation est décrétée réelle, alors ses conséquences sont réelles. Ce qui, appliqué au 11-septembre, explique les guerres menées par les USA au Moyen-Orient après l’effondrement des tours jumelles et l’attaque contre le Pentagone. Mais, et c’est là que ça devient plus intéressant, parce que joué en sourdine au milieu du grand fracas du complotisme du roman, ce théorème peut s’appliquer à l’histoire de Ben… 

Ben n’a jamais vraiment été persuadé de la mort de Lil. Il la sait disparue, envolée, mais il n’est pas sûr qu’elle soit morte dans le crash du Pentagone, d’une part parce qu’il pense qu’il n’y a pas eu de crash au Pentagone et d’autre part parce que Lil n’apparaît pas sur la liste des passagers, pour des raisons plausibles dans le texte. La disparition de Lil, pour Ben, n’est donc pas tout à fait réelle. Ce qui n’a pas empêché cette disparition supposée d’avoir, tout de même, des conséquences réelles : Ben a rencontré ensuite Jeanne,  qu’il aime, et à qui il a fait des enfants. Mais en ce qui concerne Ben, le théorème ne sera véritablement applicable que lorsque la mort de Lil sera confirmée. Elle le sera, avec pour preuve la petite breloque de jais. Mais la preuve ne sera pas donnée officiellement, elle sera volée – par Ben, qui l’ajoutera à son porte-clés – au nez et à la barbe de l’armée américaine qui aura tout fait pour que rien ne transpire, et qui aura transformé un crash d’avion en naufrage de navire de la seconde guerre mondiale. Vérité officielle.

Tout ça pour ça. Oui, mais pas que. Il y a mille et une manières de raconter une histoire d’amour, et de mettre en scène le deuil impossible. Christopher Priest choisit les tours (jumelles) et les détours, et camoufle avec talent, reconnaissons-le, le thème premier de son roman. Tout un arsenal fictionnel, politico-historique et journalistique est mis en branle pour créer de faux suspens, de fausses pistes. Ce premier plan de camouflage est assez brillant. Ainsi, sur plusieurs strates chronologiques, on voit une partie du paysage écossais changer complètement de fonction : un ancien hôtel de cure envisagé comme décor de convention pour fans de Dracula devient une base militaire US extra-territorialisée et plus sûrement inviolable que Guantanamo, où personne n’est prisonnier ni torturé mais où se joue quelque chose qui ressemble bougrement à la fabrication de fake news officielles, pour redevenir une lande sauvage et venteuse après la démolition des bâtiments. La métamorphose de ce petit bout d’île écossaise est à elle seule la métaphore du propos avoué du roman : le mal, l’explication et le détournement d’explication du mal, le retour à la normale.

Si le titre français « conséquences d’une disparition » s’adapte à rebours à la situation de Ben – les conséquences de la mort de Lil sont, dans sa vie, anticipées puis confirmées par la preuve de la breloque de jais –, le titre original « an american story » cache la tache aveugle du labyrinthe du texte. Il s’agit, oui, d’une histoire américaine, que Priest nous présente comme biaisée par le recours aux théories du complot. Mais, en réalité, il s’agit d’une « american love story », une histoire d’amour américaine balayée par le 11-septembre. 

Bref, je reste très agacée par ce roman. Mais sa lecture m’a obligée à fouiller sous la surface du texte pour tenter d’y dénicher une cohérence. Et ça, pour une lectrice, c’est toujours positif.

*

NB : on appréciera l’illustration sur la couverture, qui résume à elle seule la notion de « retournement » : on y distingue malaisément un bâtiment naval transpercé par un sillage blanc, mais si on retourne le livre, on s’aperçoit qu’il s’agit en fait des deux tours en feu et d’une partie de la skyline newyorkaise. Ce qui renvoie au mensonge des autorités américaines dans le roman : les débris retrouvés dans la mer sont ceux d’un navire, et non d’un avion.

NB 2 : on s’interrogera sur l’utilisation systématique, dans la traduction française, du mot « isolation » pour « isolement ».

NB 3 : on remerciera Priest pour avoir expliqué de façon claire la différence mathématique entre une conjecture et un théorème : la conjecture, c’est la question ;  le théorème, c’est la réponse. 



dimanche 10 octobre 2021

La Nuit des choses de Marie-Hélène Gauthier

Marie-Hélène Gauthier, La Nuit des choses, éd. des instants, octobre 2021, 214 p.



Une femme tente de comprendre l’incompréhension. Non pas l’incompréhensible, mais bien l’incompréhension. La sienne. Pourquoi l’homme qu’elle a aimé s’est-il éloigné et a-t-il fait silence, peu à peu, sans explication ? Les histoires d’amour, on le sait, finissent mal, en général. C’est une autre façon de dire qu’elles finissent, tout court. Mais le personnage féminin de La Nuit des choses ne peut dater la fin de cet amour, qui s’est délité sans qu’elle en prenne conscience. Les six chapitres de ce roman, qui sont en fait six instants de remontée de souvenirs, d’analyse a posteriori et de confrontation avec le présent, dessinent un parcours humain et réflexif plus qu’amoureux.

Il est écrivain, elle est chercheuse en philosophie et en littérature. Ils ont chacun une vie derrière soi. Dans le livre ils n’ont pas de nom, ils sont elle et lui. Tout commence par de la correspondance, que l’on devine électronique, puis par des coups de téléphone. La rencontre, la vraie, charnelle, viendra plus tard, comme inéluctable. Ils se donnent rendez-vous au bord de la mer, dans un hôtel de station balnéaire. Elle, elle doit passer une frontière pour le rejoindre. Lui, il reste sur ses terres nationales. C’est lui qui décide des dates, des restaurants dans lesquels ils iront, du parcours des promenades qu’ils feront, avant ou après l’amour. C’est un homme en mouvement dont les pans de l’imperméable volent au vent derrière lui, un marcheur invétéré, un type qui gesticule au téléphone, dont les mains ne tiennent pas en place. Elle, elle aimerait que ces mains s’arrêtent de remuer, qu’ils les posent sur la nappe du restaurant pour qu’elle puisse les saisir, mais il n’aime pas ça, les gestes démonstratifs, alors elle se retient. Et quand elle ose un geste en public, glisser son bras sous le sien pour la promenade, elle le sent qui se crispe. Jamais il ne s’abandonne. 

Lui, c’est un homme pressé, ou qui veut en donner l’impression. Elle, elle est une femme d’attente, une rêveuse attachée aux objets, aux gestes symboliques. Elle est amoureuse, indéniablement. Lui, on ne sait pas, peut-être est-il, comme tous les artistes, et singulièrement les écrivains, rassuré qu’on l’aime. Il a besoin qu’on l’aime. Et puis un jour, non repérable, tout commence à se désagréger, il repousse à des lendemains de plus en plus lointains leurs rendez-vous au bord de la mer, il est plus distant au téléphone, il ne s’anime vraiment que lorsqu’il a fini un texte et propose à son amante de le lire et surtout, surtout, de lui dire ce qu’elle en pense. C’est son travail à lui qui importe, pas sa souffrance à elle, qu’il ne veut pas entendre, au sens de comprendre.

Détaillée ainsi, l’histoire ne semble pas originale. La force de La Nuit des choses tient à sa mise en forme : chaque chapitre débute par une situation d’ « après » et remonte le cours de cette histoire d’amour, pour ensuite revenir au présent du sentiment de perte. Le personnage féminin y apparaît alors en mouvement ou en attente de mouvement, dans sa voiture, dans une gare, dans une foule. Elle est toujours placée en situation mouvante, alors que tout, dans ce que le texte dit d’elle, tend vers l’immobilité. Sa maison, son jardin, ses livres, son fauteuil vert, les étagères où elle aligne ses trouvailles dénichées en brocante ou dans la rue, il faut que les objets soient petits, et signifiants justement par leur petitesse. Elle s’y retrouve, dans ces objets-là.

« […] tous ces objets qu’elle ne pouvait s’empêcher de rapporter, des présences entrevues, dans les vitrines, les brocantes, qui se saisissaient d’elle et lui faisaient parfois rebrousser chemin. […] Des objets dont elle aurait pu se passer, si elle ne les avait jamais vus, mais qui, aperçus,  composaient une part de monde auquel ils ne pouvaient plus manquer. »

Et ce merveilleux paragraphe se termine ainsi : « Parce que, finalement, elle était de ceux qui ne se suffisaient pas. »

Elle est de celles qui s’enveloppent de châles. Chaque matin elle va ouvrir ses volets en bois quand ses voisins ont depuis longtemps troqué les leurs contre des volets roulants. Elle est la femme de la permanence. 

C’est par petites touches, sensibles, ô combien sensibles, que l’incompréhension prend corps. Une incompréhension qui jamais ne se traduit pas des « pourquoi ? » L’évocation des moments partagés incarne ces pourquoi, qui restent tus. Lorsque cette femme prend conscience de la trahison, de la tromperie, elle ne se révolte pas, elle n’est pas furieuse. Elle s’effondre et se recroqueville. Brisée ? Peut-être. Mais la force, la puissance de l’évocation et de la mise en littérature sont une réparation magnifique. Un peu comme ces bols japonais dont on répare la fêlure avec de l’or, et qui n’en deviennent que plus précieux. C’est l’art du kintsugi. Sur les blessures de cette femme, Marie-Hélène Gauthier verse de l’or. 

Le texte n’est traversé qu’une seule fois par une incise de dialogue. Le texte coule à rebours, du présent aux souvenirs, sans cahots, avec une fluidité imparable, pour ensuite revenir à un présent, presque immobile. Il y a, en écho, quelque chose d’Iris Murdoch : cette faculté à peindre – et non dépeindre – les instants perdus ou en passe d’être perdus ; cet art de mettre à plat, sans sursaut mais au plus près du sensible, les éléments d’une situation qu’il s’agit de comprendre, car sans compréhension – et non pas sans explication – le monde n’existe plus :

« Cela faisait des mois, maintenant, que son premier moment de conscience rencontrait la question, que ses journées s’étiraient le long du combat comme la réponse refusée, s’inclinaient devant l’évidence que sa seule force de conviction ne pouvait dériver, et s’achevaient sur un soir d’étouffement, qu’elle repoussait toujours le plus tard possible. […] Pour elle, c’était toujours la nuit des choses. » 

Il n’y a pas un cri dans ce texte, pas une once de fureur de la part du personnage féminin. La fureur, on l’entend au loin, dans une conversation téléphonique entre l’homme et son ex ou pas si ex que ça, lui gesticulant et elle élevant la voix. Il n’y a pas, non plus, une once de jugement envers l’homme qui trahit et s’éloigne. On n’est pas dans un lamento, loin de là. On est dans un largo doux, d’une élégance sans faille. On devine les chagrins, la douleur, mais ce que Marie-Hélène Gauthier nous offre, c’est autre chose, de bien plus profond : un texte qui met en forme le silence et l’éloignement d’un homme que l’on a aimé.  Ce silence-là, creuset de l’incompréhension, permet le déploiement d’une langue littéraire éblouissante, parfaitement harmonieuse.