mercredi 13 septembre 2023

L’Archipel de l’écriture d’Emmanuel Ruben

Emmanuel Ruben, L’Archipel de l’écriture, éd. Le Robert, coll. Secrets d’écriture, 7 septembre 2023, 234 p.

 

Emmanuel Ruben est de ces écrivains géographes qui cartographient leur œuvre littéraire. La géographie, bien plus que l’Histoire, suscite l’imaginaire. Pour Ruben, la projection imaginaire apparaît dès l’enfance, avec la création de la Zyntarie, territoire inventé mais porté en soi comme une vérité d’évidence, territoire qui prend consistance véritablement lors des voyages, singulièrement en Europe. La Zyntarie, c’est l’Europe, il s’en rend compte. Un continent qu’il ne cartographie plus, mais qu’il parcourt et explore. Parce que la carte n’est pas le territoire, et que la carte ne dit rien des habitants et des rencontres possibles.

La collection des éditions Le Robert, nommée « Secrets d’écriture », permet à un écrivain de mettre a plat sa pratique, d’y réfléchir et de la partager. Emmanuel Ruben a le sens du partage. Il nous entraîne, au fil des chapitres, dans une promenade intime, semée de souvenirs d’enfance et de détails très matériels, comme le choix d’un tabouret pour écrire sans se casser le dos. L’ensemble est absolument savoureux. D’autant plus savoureux que l’auteur, essayiste de sa propre pratique, tutoie son lecteur, et l’apostrophe sans jamais prendre une position dominante. Ses réflexions sont à la hauteur empathique de ses romans : nulle pose dans ces pages, mais la posture parfaitement assumée, avec simplicité et modestie, d’un écrivain. 

Les références à Gracq sont nombreuses, souvent en clin d’œil, comme la partie intitulée « en pédalant, en écrivant » – Ruben est aussi cycliste, il partage sur les réseaux sociaux ses ascensions et parcours. La référence à Glissant, via l’archipel, permet de comprendre que le voyage ne se fait pas pour voyager et en rapporter des souvenirs que l’on va mettre en mots, mais bel et bien pour chercher la rencontre et les points de convergence entre sa propre histoire et celle d’un continent. Tout cela est écrit avec conviction, et sans donner de leçon, comme dans une conversation amicale dont le fond est d’importance. 

L’Archipel de l’écriture se lit avec un plaisir véritable. On trouve entre les pages des planches de bandes dessinées, des plans et des cartes surgies de l’enfance, comme si l’auteur ouvrait pour nous les tiroirs de sa chambre d’enfant, lieu où l’imaginaire a commencé de se déployer. Dans cet essai Emmanuel Ruben prend son lecteur par la main, lui explique les erreurs qu’il a commises et rectifiées, comme l’organisation des notes dans les carnets, insiste sur l’importance de laisser reposer le texte. Des questions apparemment anodines, ou incongrues, sont posées : faut-il prendre des notes en chemin ou simplement le soir lorsqu’on s’est posé ? Faut-il travailler en musique ? Faut-il se relire à haute voix ? Autant de petits secrets révélés qui n’expliquent en rien le talent, mais sont donnés avec confiance comme des cadeaux précieux.

L’œuvre littéraire d’Emmanuel Ruben est déjà forte de plus d’une dizaine de publications. Il est un écrivain encore jeune – il est né en 1980 – et reconnu. L’homme est sympathique : lors des rencontres avec les lecteurs, il est attentif aux questions qui lui sont posées, jamais poseur, jamais docte. Et, je le tiens d’une amie écrivaine, attentif aussi aux auteurs invités avec lui dans ces rencontres, ce qui n’est pas toujours la norme… Ce sont ces qualités, chaleureuses, que l’on retrouve dans cette autobiographie littéraire. Emmanuel Ruben y parle, certes, de lui, mais s’adresse avant tout à toi, lecteur.

Voilà une bien jolie manière de pénétrer dans la pratique d’un écrivain, de comprendre ce que c’est que d’écrire. En cette rentrée littéraire où l’accent est mis avant tout sur les romans, il est bon de lire cet ouvrage qui décortique la fabrique personnelle d’un romancier modeste et talentueux.

 


mardi 12 septembre 2023

La Terre plate de Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony

Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony, La Terre plate, Généalogie d’une idée fausse, première édition : Les Belles Lettres, 2021, éd. Folio Histoire, 7 septembre 2023, 320 p.

 

On a tous entendu au moins une fois cette légende : Christophe Colomb voulait prouver que la terre était ronde et arriver en orient en prenant la mer vers l’ouest. Et les marins embarqués avec lui étaient persuadés qu’à un moment donné les caravelles arriveraient au bout de l’océan, et tomberaient dans des abimes où les attendaient des monstres fabuleux. Colomb débarque sur un continent inconnu le 12 octobre 1492, date qui, par tradition et commodité, marque la fin du moyen-âge. Et, par translation, on en conclut qu’au moyen-âge tout le monde pensait que la Terre était plate. 

La légende est belle, mais elle est fausse. Primo parce que trouver une nouvelle voie maritime vers l’orient était devenu nécessaire pour éviter de se confronter aux Ottomans. Secundo parce qu’au moyen-âge, tous les esprits éclairés savaient que la Terre était ronde, et ce depuis l’Antiquité.

Violaine Giacomotto-Charra et Sylvie Nony, dans un essai remarquablement accessible et pédagogique, remontent deux fils : celui de l’histoire scientifique qui, depuis la Grèce antique, et sans jamais faillir, affirme, preuves physiques et mathématiques à la clé, que la Terre est ronde ; et celui de la continuité dans l’histoire de la propagation de cette idée fausse que la Terre est plate, idée étrangement revenue sur le devant de la scène – sur le devant des réseaux sociaux – en ce XXIe siècle.

Je ne résiste pas au plaisir de citer le dernier paragraphe de l’essai avant sa conclusion, savoureux et révélateur de l’ignorance du plus grand nombre : « […] à ces constructions idéologiques autour des découvertes de Colomb et de la supposée résistance de l’Eglise, s’ajoute un mépris pour les études médiévistes, leur obscurité voire leur inutilité, dont nous pouvons attester au travers de notre expérience personnelle ». Et les autrices d’enchaîner avec un exemple tiré d’un film d’Alain Resnais, une scène entre Bacri et Jaoui, que je ne dévoile pas ici, mais qui est remarquable de répartie. 

Cet ouvrage nous permet, entre autres, de réviser ce que l’école nous a appris de la méthode d’Eratosthène, et de comprendre et interroger le mépris moderne envers le moyen-âge, considéré comme une période d’obscurantisme, ce qu’il n’était pas. Un essai passionnant, qui remet les idées en place et les pendules à l’heure. 


vendredi 8 septembre 2023

Eden de Audur Ava Olafsdottir

Audur Ava Olafsdottir, Eden, traduit de l’islandais par Eric Boury, éd. Zulma, 7 septembre 2023, 256 p. 

On n’est jamais meilleur romancier que lorsqu’on s’attaque avec légèreté à des thèmes essentiels. La légèreté n’est pas la facilité, être léger c’est savoir ce que pèse le poids. Le poids de nos actions, de nos réactions, de nos décisions. Audur Ava Olafsdottir est, dans le domaine de la légèreté pesant son poids de plume sur la réalité, une orfèvre. Elle nous en donne une nouvelle fois la preuve, ici, avec Eden, un roman magnifique, magnifiquement traduit par Eric Boury.

Car il faudrait commencer l’analyse par saluer la traduction, puisque l’un des thèmes du texte est la défense et l’illustration des langues minoritaires en passe de disparaître. Voilà la spécialité universitaire de la narratrice, Alba. Alba a une quarantaine d’années, est linguiste, et son mental jamais ne s’écarte de la linguistique, des déclinaisons, des rapprochements grammaticaux et lexicaux. Alba est une femme qui pense en structures linguistiques, et qui décrypte le monde, l’absurdité du monde, à l’aune de ces structures. 

Les langues, c’est le monde. On le sait depuis l’effondrement de la tour de Babel. Mais le monde, comment va-t-il ? Pas si bien que ça, on le sait aussi. Audur Ava Olafsdottir va marier, apparier, dans son roman, l’accueil des migrants et la lutte contre le réchauffement climatique. Et tout cela coule dans le texte avec une fluidité exemplaire, porté par une voix narrative des plus singulières et des plus impliquées.

Alba s’interroge sur son empreinte carbone. Elle court d’un point à l’autre de la planète pour défendre les langues minoritaires, pour expliquer l’intérêt de les préserver, mais les voyages en avion ne sont pas sans incidence. Dans une prise de conscience renforcée par la prochaine publication d’un recueil de poèmes rédigé par un ancien étudiant avec qui elle a eu une aventure, elle décide d’acquérir une petite maison délabrée entourée de terres, sur lesquelles elle va planter des arbres, comme pour se racheter, et de ne plus bouger.

Eden est un conte merveilleux, qui, comme dans un des précédents romans de l’autrice, tresse aussi – surtout ? – le motif de la maternité inattendue. Et la maternité a à voir, dans ce texte-là, avec la préservation de la terre-mère. Il s’agit de planter des arbres, pour compenser ses déplacements universitaires qui cherchent à sauver des langues en voie – voix – d’extinction. Il s’agit d’accueillir, chez soi, vraiment chez soi, un ado débrouillard, seul au monde ou presque, et de lui léguer un monde potable et habitable. Dans le village où s’installe Alba, tout un petit peuple est à l’œuvre, pour faire comme si l’on ne dansait pas sous un volcan – nous sommes en Islande, ne l’oublions pas. Un dépôt-vente géré par la Croix-Rouge locale propose dans ses cartons les livres de linguistique qu’Alba ne veut pas conserver. Mais dans les marges de ces ouvrages très pointus, des annotations qui ne sont pas de sa main parlent d’elle. Les habitants du village dévorent ces livres très spécialisés, pour tenter de comprendre la trajectoire d’Alba, cette femme seule échouée dans le village comme on échouerait sur une rive favorable. C’est l’étudiant-amant l’auteur des annotations, et ce qu’il dévoile dans les marges de livres de linguistique est plus parlant, plus intime, que ce qu’il a mis dans son recueil de poésie.

Eden est un roman, un conte,  basé sur la préoccupation de la préservation – de la planète, des langues en voix d’extinction – et de la permanence de liens infrangibles : les liens d’un père avec sa fille, les liens d’une amitié masculine dont Alba devient le centre et la dépositaire, les liens qui unissent tous les humains, autochtones comme migrants. Et c’est tout en légèreté, avec un talent immense de conteuse, d’observatrice et de fictionnaire, qu’Audur Ava Olafsdottir nous démontre, une fois encore, qu’un texte puisant au plus profond d’une réalité islandaise singulière acquiert une dimension universelle de réflexion, d’humanité et d’humanisme. 


mardi 5 septembre 2023

Perspective(s) de Laurent Binet

Laurent Binet, Perspective(s), 16 août 2023, éd. Grasset, 288 p.


La disposition adoptée par Laurent Binet est complexe. Perspective(s) est un roman épistolaire, doublé d’un roman politique, triplé d’un roman historique, quadruplé d’un roman policier. Quadruple tour de force, parfaitement mené à bien. 

Nous sommes à Florence en 1557. Catherine de Médicis est reine de France, son cousin Cosimo duc de Florence ; Michel-Ange, à Rome, peint la Sixtine tandis que Pontormo, son collègue maniériste, s’attèle aux fresques de l’abside de l’église florentine de San Lorenzo ; dans les couvents de futures saintes entretiennent le souvenir de Savonarole et déplorent la décadence artistique tandis que Bronzino défend le maniérisme. Lorsque Pontormo est retrouvé mort dans le chantier des fresques de San Lorenzo, Cosimo confie l’enquête au peintre et architecte (et accessoirement premier historien de l’art) Vasari, son ami et conseiller. C’est dans cette effervescence toscane de la haute Renaissance que nous emmène, nous entraîne, Laurent Binet. La correspondance éparse de vingt et un épistoliers, donnée dans l’ordre chronologique, dresse un tableau esthétique et politique d’une Florence au centre de tous les bouillonnements. 

Lire l'article sur La Règle du Jeu