mardi 5 novembre 2013

Joyeux Noël d'Alexandre Jardin


Alexandre Jardin, Joyeux Noël, Grasset 2012 et Livre de Poche 2013.

NB : cet article a été publié une première fois en novembre 2012 (date de la sortie du roman chez Grasset) sur La Cause Littéraire. Il a été lu 92 727 fois, ce qui est le record absolu de lectures, tous supports web confondus, pour une de mes publications.
       

Alexandre Jardin est « fils de ». Il nous a expliqué que c’était lourd à porter, on le croit volontiers. Alexandre Jardin est aussi « petit-fils de ». La famille, tout de même, c’est parfois vraiment pesant. Pour Alexandre, fils de Pascal et petit-fils de Jean, le poids n’est devenu supportable qu’en affrontant sa vérité. Et pour Alexandre, cette vérité est double : Jean Jardin était le chef de cabinet de Pierre Laval au moment de la rafle du vel’ d’Hiv’, et donc complice ; Pascal Jardin, dans ses livres, a dressé un portrait erroné de son père, cachant au mieux sa part d’ombre. En publiant Joyeux Noël, Alexandre Jardin choisit un titre qui évoque irrémédiablement la réunion familiale.

Des gens pas si bien que ça
Jusqu’à la publication de son livre Des gens très bien (2011), Alexandre Jardin écrivait des bluettes tendrement comiques, des Zèbre et des Fanfan, dont on tirait des films avec Thierry Lhermitte ou Sophie Marceau. L’écrivain ressemblait à un éternel jeune homme, insupportable et gai. Aujourd’hui, il rit autrement. Quelque chose a bougé dans son visage, dans sa physionomie, dans le pli de la bouche. Quelque chose aussi dans le tremblé de la voix, qui ressemble à un sanglot.

Que raconter après avoir dévoilé ce que l’on croit être la tache aveugle de sa famille, après avoir fait éclater cette même famille, en être devenu le « traître » ?
« Mon oncle paternel en rage, un cousin indigné, une demi-sœur outrée, une cousine vindicative, le ban et l’arrière-ban des Jardin défilaient dans les médias ».

Dans un long prologue, l’auteur nous explique ce qui lui arrivait, durant les séances de signature de Des gens très bien : les lecteurs venaient lui raconter leurs secrets de famille, à leur tour. Et parmi ces lecteurs, une certaine Norma Diskredapl, qui devient l’héroïne du livre suivant. Tout s’enchaîne.

Le roman (1) débute à la page 43. Dans le premier chapitre, on assiste à l’enterrement loufoque – loufoque pour une raison que l’on ne dévoilera pas ici – de Félicien Diskredapl. Son fils Hippolyte, devant le cercueil, fait l’éloge du défunt, vante son passé de résistant pendant la guerre. Et la petite-fille, Norma, dit clairement, et calmement, que c’est faux, parce que « Félicien a toujours admiré Hitler ». Cette scène rappelle exactement la position de l’auteur qui, en publiant Des gens très bien, « retourne » l’image grand-paternelle. Le secret est dévoilé, exprimé. Par une jeune femme prénommée Norma, dont on tirera une expression, chez les Diskredapl : « être Norma », dans laquelle le lecteur peut entendre, aussi, être normal : « Être Norma paraissait presque possible car la fille d’Hippolyte avait parlé avec foi, sans fléchir ». D’autres passages évoquent la mise en parallèle avec l’histoire familiale des Jardin : les archives du grand-père Diskredapl, dossiers compromettants enfermés dans des cartons siglés de croix gammées, sont transportées par son fils Hippolyte au vu et au su de tout un chacun, et sont manipulées « avec une telle bonne humeur qu’un esprit inattentif aurait pu ne pas remarquer les croix gammées et se figurer qu’il transportait de bonnes bouteilles ». Un peu plus bas on lit : « Avec le charmant Hippolyte, les ennuis commençaient lorsqu’on formulait les choses qu’il donnait à voir ». C’est exactement, transposé sur le mode de la farce, ce qu’Alexandre Jardin reprochait aux livres de son père Pascal : avoir donné à voir et avoir caché en même temps (2) la vraie trajectoire de Jean Jardin, lorsqu’il était le bras droit de Laval. La transposition en farce, dans Joyeux Noël, de l’argument de Des gens très bien, peut se placer sur le plan de la littérature.

La bonne page
Norma, durant le temps de Noël, parvient à contraindre les membres de sa famille à dévoiler et/ou affronter la vérité. Sont ainsi mis à nu les secrets : adultère, coucheries avec les allemands durant la guerre, liaison avec un prêtre, violences conjugales, inceste… la liste n’est pas exhaustive. Les révélations sont subites, les conséquences s’enchaînent en dents de scie, euphorie, colère… Le texte est rapide, outré dans les situations et les expressions. Le décor – une île bretonne – induit le huis-clos, le repli autistique. D’ailleurs, le dernier descendant de la tribu est un petit garçon autiste.

Pour Norma, la vérité s’écrit sur les pages de gauche de son journal :
« Plus jamais Norma ne noircirait les pages de droite de son carnet. Fini les postures, les rôles de composition affligeants, le consentement à la comédie sociale qui ruine l’ultime estime – celle que l’on doit à soi-même. Son existence ne serait plus composée que de “pages de gauche” écrites à tous risques ; en renonçant à la lourde armure de son propre personnage ».
Cette histoire de page de droite sacrifiée au nom de la vérité est étrange. En imprimerie, la « bonne page » (ou « belle page ») est la page de droite, le « recto », celle qui supporte la numérotation impaire. Dans la dernière partie du livre Joyeux Noël, le lecteur a accès à un « Épilogue en partie double ». Appliquant les principes de son héroïne, Alexandre Jardin livre sa vérité/réalité sur des doubles-pages :
« Chaque page se lit en écho avec celle qui lui fait face. Leur opposition raconte quelque chose de plus que ce qui y est imprimé. À droite la réalité que je montre, à gauche ma vérité. À gauche l’être nu, à droite les vêtements. À gauche j’avoue, à droite je mens ».
  
Or, Michel Butor lorsqu’il parle de « bonne page », explique ainsi l’origine de l’expression : « le mouvement de gauche à droite qui entraîne notre œil a tendance à nous faire quitter constamment la page de gauche pour celle de droite, qui est nommée pour cela la “bonne page” » (3). Et le lecteur, lorsqu’il tient le livre en main, retombe invariablement sur une « bonne » ou « belle » page, une page de droite, celle où l’on voit la photo d’Alexandre Jardin vêtu, et non nu comme sur la photo de gauche, celle où se montre sa main droite, et non la gauche – la main qui porte l’alliance. Plus embêtant, pour la démonstration voulue par l’auteur : c’est bien sur la couverture du Nain jaune de Pascal Jardin que l’on s’arrête – page de droite – et non sur celle du livre Des Gens très bien d’Alexandre – page de gauche. Il y a, dans cette opposition gauche/droite, quelque chose qui cloche pour la démonstration. Gauche, maladroit, sinistre… même si le côté gauche est celui du cœur (4). C’est peut-être sur la « bonne » page qu’il aurait fallu inscrire les vérités, si le but était qu’on les voie, qu’on les lise. Dans la réalité de notre quotidien occidental, ce qui se montre et se retient se place sur la page de droite du livre ou du carnet.

L’angle mort de la littérature
Le problème de Joyeux Noël n’est pas dans le roman lui-même (pages 43 à 270), qui, quoi qu’on en dise, tient la route si on le tire du côté de la farce – genre littéraire parfaitement identifiable ici (5).

Le problème n’est pas forcément dans le cahier final – pages de gauche et de droite, « épilogue en partie double » – dans lequel le lecteur a accès à la feuille d’impôt de l’auteur, et à son portrait-de-l’artiste-en-montre-et-slip, qui aurait pu passer pour un très joli clin d’œil farceur, tout à fait en accord avec le texte. 
  
Le problème tient tout entier dans la posture de l’écrivain :
« À la fin de votre roman, vous publiez votre feuille d’impôts et vous posez entièrement nu !
– J’en ai ras le bol du off. Je ne voulais pas que les gens pensent que j’avais écrit une fable ou un conte farfelu. Pour qu’on croie à mon histoire, il fallait que j’y aille, j’y suis allé » (6).
  
Et là… dommage ! Le lecteur – la lectrice, en l’occurrence – a très envie de lire Joyeux Noël comme une fable ou un conte farfelu. C’est cette distance assumée qui aurait donné crédit et force au roman. La littérature, c’est aussi – avant tout ? – offrir son imaginaire. La littérature, c’est aussi – avant tout ? – mettre de la distance – que cette distance soit humoristique ou pas, engagée ou pas – entre le texte et le monde. Il ne s’agit pas de ne pas se prendre au sérieux – la littérature, c’est du sérieux –, il s’agit avant tout de ne pas « se regarder écrire » (7). Et de ne pas préjuger. Ici, avec Joyeux Noël, le lecteur est forcé d’envisager le texte selon les vues de l’auteur, dans ce qu’il décrète être une vérité. Mais la vérité en littérature, hein…
  
Et donc, malheureusement, tout tombe à plat, à cause des déclarations de l’auteur. On n’est même plus en position de découvrir un texte. On est empêché de « penser » le texte. À ce compte-là, effectivement, il apparaît ridicule. S’il nous avait été donné sans injonction, sans ce « je ne voulais pas que les gens pensent que j’avais écrit une… » on aurait pu passer un bon moment de lecture distanciée.
  
Alors, bien entendu, ce texte-là se place de lui-même – par la faute de son auteur – sur le plan de la « posture ». On regrette l’évitement d’intention littéraire au seul profit de ce que l’on nous donne pour une « vérité ». Il y avait, dans Joyeux Noël, un texte qui disait, et qui montrait. Qui soulignait et qui dépassait une situation, un ressenti. Un texte qui aurait pu accéder à une certaine vérité littéraire et imaginaire. Mais Alexandre Jardin est tombé dans le piège de l’angle mort : « le rêve d’une existence sans déni », sans « angle mort » (8), est une ligne de conduite parfaitement honorable dans la vie courante, mais parfaitement intenable littérairement.
  
Ou alors… ou alors, la posture de l’auteur, ses déclarations sur la vérité et sa nécessité, ses interventions télévisées (9), tout cela n’est que mise en scène et élaboration marketing. On peut « forcer » le texte vers cette hypothèse. On peut envisager que l’on est face à une véritable fiction, à une farce colossale, farce au carré, même : genre littéraire, et promotion du livre. Dans Joyeux Noël, page 260 de l'édition Grasset, on lit : « On me confia que l’idée de ces aveux funéraires provenait d’une nouvelle fantastique de Maupassant ». Allons fouiller… La nouvelle en question est sans aucun doute La Morte : un jeune homme aime une jeune fille. La jeune fille meurt, après avoir pris froid sous la pluie. Le jeune homme va pleurer sur sa tombe, où l’on peut lire : « Elle aima, fut aimée et mourut ». Le jeune homme, fou de chagrin, décide de passer la nuit dans le cimetière, près de sa maîtresse morte. Dans la nuit, les morts se lèvent : « Et je m’aperçus, en me retournant, que toutes les tombes étaient ouvertes, que tous les cadavres en étaient sortis, que tous avaient effacé les mensonges inscrits par les parents sur la pierre funéraire, pour y rétablir la vérité. Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leurs proches, haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs, envieux, qu’ils avaient volé, trompé, accompli tous les actes honteux, tous les actes abominables, ces bons pères, ces épouses fidèles, ces fils dévoués, ces jeunes filles chastes, ces commerçants probes, ces hommes et ces femmes dits irréprochables ». La tombe de la maîtresse du narrateur n’est pas épargnée. On y lit l’épitaphe corrigée : « Étant sortie un jour pour tromper son amant, elle eut froid sous la pluie, et mourut ».
  
Lorsqu’Alexandre Jardin fait référence à Maupassant, il vient de se mettre en scène dans son roman. Il assiste aux obsèques de l’aïeule du clan Diskredapl, et il voit, dans le cimetière de l’île, que les épitaphes sur les tombes ont été modifiées de la même façon que dans la nouvelle de Maupassant – à ceci près que ce ne sont pas les morts sortis de leur tombe qui ont gravé les mots sur le marbre, mais les habitants de l’île qui ont écrit sur les stèles, à la craie ou à la peinture. Ces inscriptions disparaîtront à la première pluie, faisant vaciller les îliens dans leur conviction que toute vérité est bonne à dire.
   
Cette nouvelle de Maupassant est extraite d’un recueil intitulé… La Main Gauche (10). Tiens tiens…
Pourquoi voir apparaître, tout à coup, un « on » inidentifié (« on me confia que… ») et une référence à Maupassant ? Qui, pour peu que l’on fouille, nous conduit à une autre référence, celle de la main « gauche »…
  
Et si nous étions dans un tout autre « angle mort » de la littérature ? Et si le texte d’Alexandre Jardin était une véritable entreprise romanesque, service après-vente – entendons par là « promotion » du livre – compris ? Et s’il n’avait jamais rencontré, lors d’une signature, la jeune femme qu’il appelle Norma dans son livre ? Le choix même du prénom Norma, qui est l’anagramme de « roman », deviendrait signifiant. Cette même Norma dont on nous dit qu’elle renonce « à la lourde armure de son personnage (11) », autre terme renvoyant à l’élaboration romanesque. Et si tout était paisible et tranquille, en réalité, du côté d’Ouessant, de Molène, de Sein ? Et si l’île mystérieuse – dont Alexandre Jardin jure qu’il n’en dévoilera pas le nom tout en la situant assez précisément – n’était qu’une utopie, au vrai sens du terme ? Ça aurait de la gueule, tout de même… Mais… bon… nous sommes là au conditionnel… N’empêche… Prôner la vérité au moyen d’un bon gros mensonge… L’idée est alléchante. La posture prendrait une toute autre dimension. Mais dans cette affaire-là, l’imagination est sans doute du côté de la lectrice…

*

Notes :

1) « Cette conversation nocturne [avec Norma] a directement inspiré ce roman de Noël qui, pour une part, relève bien évidemment de la fiction » (p.33).
2) « C’est un secret très pervers, parce que c’est un secret qui a été montré, de manière à ce qu’on ne le voie pas » déclare A. Jardin à Monique Atlan, à propos des livres de Pascal Jardin.
3) Michel Butor, Répertoire II, Paris, éd. Minuit, 1964, p. 122
4) La main gauche et le bras droit sont des constantes chez Alexandre Jardin. Il a écrit un ouvrage intitulé L’Île des gauchers, et lorsqu’il parle de son grand-père, il emploie rarement le titre de « chef de cabinet » et privilégie l’expression « Bras droit de Laval ».
5) L’auteur va jusqu’à employer l’expression « grand-guignolesque » (p. 260).
7) A la fin du roman, l’auteur fait irruption dans son texte : « Révolté, je quittai ma position de spectateur et me donnai les pouvoirs d’un auteur : j’entrai dans leur roman ». Or, les pouvoirs de l’auteur, il les a toujours eus, si c’est lui qui conduit le récit ; ou jamais (mais il affirme, p.33, qu’il s’agit d’une fiction). Ses personnages écoutent son discours, et concluent : « il a raison ». Ce positionnement anéantit littéralement la portée qu’aurait pu atteindre ce petit texte farceur. L’auteur se regarde bel et bien écrire. Fait la leçon à ses personnages. Et à ses lecteurs.
8) « Sans angle mort » est un programme radiophonique animé par Norma Diskredapl, dans lequel il est question de dénoncer le trompe-l’œil de l’actualité.
9) Face à Vincent Peillon, sur le plateau de France 2, le dimanche 11 novembre 2012, Alexandre Jardin attaque : « Juste avant d’entrer sur le plateau, vous étiez follement sympathique, à côté, parce que vous étiez complètement réel. Vous ne parliez pas de la même manière. Et quand tout à coup, je vous ai vu parler de la TVA, en disant “Nan, nan, c’est pas la même”, alors que tout le monde en France sait que Hollande a fait campagne pour casser la (hausse de la) TVA, qui était supposé être le truc de Sarkozy. […] Si vous disiez la vérité : “c’est la merde, on a pas le choix” […] Vous pouvez la dire la vraie vérité. J’adorerais que ce soit vrai, j’adorerais retrouver sur le plateau le mec avec qui j’ai discuté avant, lorsqu’on s’est fait maquiller ». Lorsqu’on vient faire la promotion d’un livre qui traite de la nécessité de la vérité – et dans lequel, de surcroît, on se met en scène – on se doit de suivre la ligne fixée… C’est du marketing.
10) Guy de Maupassant, La Main gauche, Librairie Paul Ollendorff, Paris, 1899.
11) C’est nous qui soulignons.