lundi 16 novembre 2020

La Métamorphose de Franz Kafka illustrée par Miquel Barceló

Franz Kafka, La Métamorphose, avec des œuvres originales de Miquel Barceló, éd. Gallimard, coll. Blanche illustrée, octobre 2020, 208 p.


Soixante illustrations originales de l’artiste majorquin Miquel Barceló soulignent, ou surlignent, le texte de Kafka. Dans cette nouvelle traduction française – celle parue dans la Pléiade en 2018 – la « vermine » de Vialatte devient « une énorme bestiole immonde ». L’énorme bestiole, sous le pinceau de Barceló, envahit tout l’espace de la feuille, giclures, coulures, taches superposées, petites pattes et mandibules en traits graphiques. Si l’on fait défiler les pages sous le doigt, comme pour un flip-book – mais il est tout de même dommage de traiter ainsi une aussi belle édition – on voit la palette s’assombrir, puis s’éclaircir un instant pour retourner au plus obscur. On suit le rythme du texte.

Sur ce texte universellement connu, Barceló pose le regard de sa propre lecture, venue de l’enfance, ou plutôt du début de l’adolescence : « J’ai lu La Métamorphose à l’âge de 13 ou 14 ans d’un trait, la nuit. Peut-être même deux fois de suite, comme j’avais l’habitude de faire parfois. Le jour d’après, en rentrant de l’école, j’ai trouvé ma mère en train de pleurer en le lisant, alors que je l’avais trouvé drôle et troublant. Ma mère pleurait à l’idée que j’avais lu ÇA. Je l’ai ensuite relu plusieurs fois. Peut-être à chaque décennie. Je le considère comme une sorte de comique essentiel et moderne (tel Cervantès). Plus les années et les évènements passent, plus je trouve Franz Kafka pertinent, avec cet humour qu’on disait juif mais qui est une forme très ancienne d’humanisme… désespoir cosmique… Métamorphose : changement. Le seul qui ne change pas est Gregor Samsa, il maigrit peut-être, mais il reste le même du réveil jusqu’à la fin. Autour de lui tout se transforme. Son père, sa mère, sa petite sœur ! Après lecture, on prend conscience de quelque chose qu’on avait oublié depuis longtemps, que l’on savait déjà. »


La lecture graphique de Barceló rend compte à la fois de la modernité de la nouvelle de Kafka, et du trouble qui saisit chaque lecteur lorsqu’il découvre ou redécouvre le texte. Au moins aussi cruelle que comique, à la fois fable sur les rapports familiaux et mise en abyme socio-économique, La Métamorphose toujours interroge et fascine. Avec les illustrations de Barceló, elle entre aujourd’hui dans la dimension particulière de la couleur éclatée. Un choc supplémentaire pour tenter d’entrer en profondeur dans ce texte.

La Métamorphose de Kafka illustrée par Barceló est à classer résolument dans la catégorie des beaux livres. A offrir, à partager. 



dimanche 8 novembre 2020

Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces d’Ella Balaert

Ella Balaert, Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces, nouvelles, éd. des femmes, octobre 2020, 188 pages.


Un recueil de nouvelles est un monde homogène présenté en fragments solides. C’est l’unité des textes qui fait sens et donne la clé de déchiffrement. Dans Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces, Ella Balaert, malicieusement, choisit l’angle animal pour décrypter le monde réel. Le choix des mots a son importance, et d’ailleurs, dans les différentes nouvelles, les mots sont souvent mis en avant, pour leur rareté ou leur euphonie. Et les prénoms aussi : une Ophélie perdue, une Amélie épousée, pour poursuivre le rêve de créer la Rosalie parfaite, par exemple – nous reviendrons sur cette nouvelle étonnante, remarquable, intitulée « L’Araignée ». Le choix des mots a donc son importance, les « bêtes » ne renvoient pas directement aux animaux et à leur animalité, et « féroces » n’est pas synonyme de cruelles… Ella Balaert a choisi de placer son recueil sous l’ombre tutélaire d’Edgar Allan Poe, l’écrivain se faufile dans les nouvelles, ouvertement ou camouflé, mais réduire l’ouvrage à un démarquage serait faire fausse route, et fausse lecture, me semble-t-il.

Dix-sept nouvelles composent le recueil, d’ampleur variable. Le texte situé au mitan – le neuvième, donc – est intitulé « La Chienne de chasse » et s’appuie sur deux motifs sur lesquels je voudrais insister, qui me semblent donner la mesure intrinsèque de l’ensemble. Regardons l’argument : une chasseuse de tête tente de débaucher un cadre. Elle n’aime pas le mot « chasseuse », qui rime avec « tueuse » et lui préfère celui de « chasseresse », qui rime avec « déesse ». Sauf que, bon… je n’en dis pas plus, mais la dame chasse bel et bien un gibier d’entreprise. L’héroïne de cette histoire féroce et non cruelle est ancrée dans une réalité économique et sociale, elle exerce une profession moderne. Elle est aussi en relation avec une certaine Léonor – salut !, au passage, cher Edgar Allan Poe – qui est enceinte. L’héroïne de cette histoire très féroce a grandi avec ses chiens, elle allait dormir avec eux dans le chenil, sans que ce soit une punition, son père n’en savait rien. Il faut dire que son père était bien occupé à tabasser sa mère… Dans le texte central d’un recueil de nouvelles, il se passe toujours quelque chose qui se répartit harmonieusement sur la première et la deuxième partie du livre. Ici, deux motifs : le corps des femmes, l’attitude des hommes.

Dans Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces il se joue quelque chose de la mécanique organique des femmes : les règles, les fausses couches, la cellulite, la jouissance clitoridienne, la transpiration… Tout cela est ouvertement décliné ou dessiné à bas bruit, la Léonor enceinte de la chasseresse de tête, par exemple, ou la profession – gynécologue – d’un mari. Le corps des femmes, et son horlogerie, sont envisagés au plus près, dans des histoires où les bêtes symbolisent, plus qu’elles ne métaphorisent, l’angoisse ou la puissance. Puissance née de l’angoisse, ou du traumatisme. Angoisse née de ce que l’on demande aux femmes, de ce que la société, ou les hommes, c’est pareil, demandent aux femmes. Dans « Le Faucon », Johanna expérimente toutes les vertus de tissus étranges vendus sur un stand du marché : « Après l’étoffe antistress, elle achète, comme Francine, cinq mètres d’un textile anticellulite. Au moindre mouvement, des microfibres palpent la peau, la pincent, la plissent, cassent les amas graisseux, éliminent les toxines. » Dans « La Mouette », sur un mode poétique qui n’est pas sans rappeler le Marienbad de Barbara et l’étole d’engoulevent de la chanson, une femme déambule à Cabourg dans un décor proustien poussé à son paroxysme. Mais, sur le sable, dans les traces de pattes des oiseaux, elle déchiffre des kangis japonais, celui qui représente la femme, celui qui représente l’homme… que va-t-elle faire, cette femme au col de plumes blanches, à l’homme qu’elle a rencontré ? Et pourquoi ? Les hommes, dans ces nouvelles, sont violents, ou indifférents. Tentateurs. Bourreaux. Les femmes réagissent. 

La plus aboutie des réactions féminines est sans doute celle d’Amélie, l’épouse de cet homme qui aura passé sa vie à tenter de créer la rose parfaite : la rose-femme, sa Rosalie. Dans la nouvelle « L’Araignée », la bête féroce n’apparaît que pour la chute, surgie par nécessité, venant contrebalancer l’hybris d’un Frankenstein botaniste. Durant des années cet homme-là aura cherché à hybrider le corps de son épouse – ses cheveux, des lambeaux de sa peau, le sang de ses règles… – avec la fleur. Fleur qu’il saura, une fois seulement, faire palpiter et jouir, tandis qu’il délaissait, au fil des années, une épouse que l’on croyait résignée. Nouvelle parfaite, parfaitement menée, surprenante et limpide.

« Je tiens que le réel est présent dans chacune des nouvelles fantastiques d’Ella Balaert avec une acuité et une prégnance qui font défaut à beaucoup, sinon à la plupart des auteurs réalistes » écrit Georges-Olivier Châteaureynaud dans sa préface. Je suis d’accord. C’est bien dans ce sens que j’ai lu Poissons rouges et autres bêtes aussi féroces. Les bêtes féroces du titre ne renvoient pas à l’hybridation humain/animal, il ne s’agit pas non plus de métamorphoses, ou de mise en perspective métaphorique. Le monde fantastique d’Ella Balert, dans ce recueil, c’est la vie même. Une vie bien réelle, de l’ordre du réel qui cogne, férocement. La vie de couple, les rapports homme/femme, mais aussi le racisme ou la compréhension de la mort dont je n’ai pas parlé ici, ne sont en rien une toile de fond. Ils sont, au contraire, le cœur même du recueil.