mardi 28 novembre 2017

L’Invention des corps de Pierre Ducrozet

Pierre Ducrozet, L’Invention des corps, éd. Actes Sud, août 2017, 304 pages.

Sur le site des éditions Actes Sud, à la page de présentation du roman L’Invention des corps, Pierre Ducrozet livre un sorte de note d’intention qui dit tout, ou presque de son livre. Il s’agit, pour l’auteur, de répondre à la question banale et abyssale : « A quoi ça pourrait ressembler un roman du XXIe siècle ? » Et Ducrozet de répondre en deux temps : par la rédaction du roman, bien entendu, et par cette note d’intention. La lecture de la lectrice, et de la critique, consiste, au fond, à sortir du sentier balisé par l’auteur, et dans le cas qui nous occupe ici, ce n’est pas simple. Parce que Ducrozet a une vision très précise de son travail, et il en parle de façon concise et irréfutable : « J’ai imaginé […] un roman sans centre, fait de plis et de passages, de liens, d’hypertextes, qui dédoublerait le mouvement du monde contemporain, en adoptant Internet comme sujet et comme forme. » Essayons de lire un peu plus loin.

  

mardi 21 novembre 2017

Regards croisés (30) – La Fonte des glaces de Joël Baqué

Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville

Joël Baqué, La Fonte des glaces, éd. P.O.L, août 2017, 288 pages.

Voilà un roman comme on en lit peu, qui s’inscrit dans une veine décalée, entre loufoquerie et étude de mœurs. Un grand bol d’air frais – et plus que frais – en cette rentrée littéraire.

Louis est veuf, sans enfant, retraité. Il s’ennuie dans son pavillon, il vivote selon une routine parfaite : prendre le café au bistrot le matin, puis s’asseoir sur un banc face au port de Toulon. Un jour de brocante, alors qu’il ouvre la porte d’une armoire flamande pour en inspecter l’intérieur, il tombe nez à bec avec un manchot empereur empaillé. C’est le début d’une aventure ahurissante, qui commence doucettement par l’installation dudit manchot dans le grenier du pavillon toulonnais réfrigéré, se poursuit dans les glaces polaires et finit en apothéose marketing sur le business des icebergs. Ce roman a quelque chose des meilleurs films des frères Coen dans la succession d’épisodes de plus en plus foldingues mais découlant les uns des autres avec une logique imparable, et peut faire aussi penser, parfois, à Gros Câlin de Gary/Ajar. La solitude du personnage principal le conduit à s’attacher à un animal empaillé, à lui dénicher onze autres copains sur internet, à passer ses journées auprès de ce qu’il appelle sa « Dream Team » : Louis, emmitouflé dans ses moon-boots et dans son anorak pour affronter le froid de son grenier transformé en banquise – alors que dehors, à Toulon, il fait un cagnard à tout casser – est un être en devenir, et il ne le sait pas encore. Il végétait dans sa Provence, il va découvrir le monde, et le monde va le découvrir.

Une telle histoire, déjantée et tendre, ne tiendrait pas sans le style. La langue de Joël Baqué est parsemée de trouvailles, de surprises, et coule sans affèterie. La vie de Louis nous est donnée de sa naissance à sa vieillesse, dans des épisodes marquants parfaitement enchaînés, écrits sur le ton de l’humour mais au plus près de la fragilité du personnage. Louis est né en Afrique « d’une mère carcassonnaise et d’un père comptable », père qui mourra sous les pattes d’un éléphant. Adolescent, il est amoureux de Chantal Garage, à qui il dédie des raps sirupeux – si l’on peut parler ainsi – puis il épouse Lise, avec qui il tiendra une charcuterie à Toulon. Homme simple, aimant les plaisirs, épanoui dans son métier, il n’a rien d’un aventurier. Pourtant, quelque chose en lui sommeille, qui ne s’est pas encore manifesté. La découverte du manchot empereur empaillé sert de déclic. Il ne suffit pas de rester enfermé au grenier, il faut aller sur le territoire du paradis blanc. Et le voilà au pôle sud, silhouette improbable revêtue d’une combinaison orange, pelant de froid sur une moto-neige :
« Il a fait  ce qu’il fallait pour être là, dans la patrie du manchot empereur, après s’être posé maintes questions d’ordre pratique mais aucune sur la nécessité profonde de ce voyage au bout du froid. Just do it, aurait-il pu dire. Il s’était transporté de Toulon en Antarctique en plusieurs étapes physiques mais d’un seul jet mental, comme il offrait jadis un bouquet de persil aux clients sans y penser, parce que c’était la chose à faire. »
Le style de Joël Baqué ne tient pas seulement au maniement de la langue, il réside aussi dans l’évitement soigneux de la sensiblerie. Il aurait été facile de décrire selon des canons larmoyants la solitude d’un veuf provençal qui s’ennuie. Baqué donne à son personnage un destin de messie, et le roman est écrit comme un évangile irrévérencieux. Ce petit homme, dont la caractéristique première est de dodeliner de la tête parce qu’il ne sait pas toujours quoi dire, est pris dans la parade amoureuse d’une manchote sur la banquise du pôle sud, mange des biscuits soviétiques revenus dans la graisse de phoque, se retrouve au nord du nord sur un chalutier qui chasse l’iceberg pour en revendre l’eau à des prix prohibitifs, traverse un trip d’acide sans bien s’en rendre compte, et devient une icône mondiale. Si c’est pas un destin, ça…

Le lecteur suivra avec délice les aventures de Louis, et découvrira des personnages annexes d’un comique jubilatoire. La commercialisation des banquises – l’eau préhistorique ! –, la mise en place d’un business plan redoutable et d’une communication très XXIe siècle ajoutent une note moqueuse et tonique au roman.

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NB : Je ne connaissais pas cet écrivain, et je m’en vais découvrir de ce pas tous ces ouvrages antérieurs…  




vendredi 10 novembre 2017

Ör de Auður Ava Ólafsdóttir

Auður Ava Ólafsdóttir, Ör, traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson, éd. Zulma, 5 octobre 2017, 240 pages.

Les personnages de la romancière islandaise Auður Ava Ólafsdóttir semblent vivre dans un monde flottant. A moins que ce ne soient eux, qui flottent. Les émotions qu’ils éprouvent, les embûches que la vie sème sur leur passage,  les hasards et les coïncidences qui les poursuivent les atteignent de plein fouet, mais leurs réactions sont d’une gravité légère. La mort plane, mais elle est moins une menace qu’une composante inévitable. Et le sursaut dont ils font preuve le plus souvent n’est ni vraiment vital ni tout à fait animal, il est de l’ordre de l’essentiel. Un essentiel jamais exprimé en tant que tel, toujours suggéré dans les replis de dialogues écrits au cordeau où l’on entend les silences.

Auður Ava Ólafsdóttir écrit avec grâce. Avec une grâce folle, une tendresse attentionnée. Elle prend autant soin de ses personnages que de ses lecteurs. Ce refus de brusquer, et sa manière si particulière de mêler le quotidien aux questions philosophiques, donnent à ses romans une tonalité d’empathie exceptionnelle. Cette femme-là, elle sait ce qui se passe en nous, en nous tous. 

Lire l'article sur La Règle du Jeu

jeudi 9 novembre 2017

Amanscale de Maryline Desbiolles

Maryline Desbiolles, Amanscale, éd. du Seuil 2002 et éd. Points 2003.

Linda Groote peine à se réveiller. Elle paresse dans son lit, revient dans un demi-sommeil sur son dernier amour :

« Ils marchent vite ensemble, elle voit qu’il est très brun, une moustache et une barbe rase, de beaux cheveux qui ondulent, noirs, noirs, noirs, une obscurité et les yeux qui étincellent comme les dents sous les lèvres mauves, les jolies dents, et les épaules grandes que soulignent peut-être un peu le manteau qui lui donne cette allure d’homme farouche, d’homme du désert. »

Linda Groote vit dans un grand appartement d’un immeuble cossu d’Amanscale, immeuble à peu près vide qui autrefois fut un hôtel prestigieux. De ses fenêtres, elle voit la ville, les bulbes d’une église russe, et la mer. Une première secousse, puis une seconde. Sur son balcon, une mouette morte vient s’échouer. Le volcan s’est réveillé. Alors que tous fuient vers la mer, Linda décide de partir vers le nord de la ville, et de rejoindre le volcan.

Ce court roman est écrit comme un poème haletant qui court sur une seule journée, nuit comprise. Le cataclysme géologique est une urgence qui bat en parallèle de la fuite de Linda, et à rebours de son apathie première. Il fallait qu’elle se secoue quand la terre, soudain, se soulève. Durant sa fuite, Linda remonte aussi dans son passé, revient sur l’installation à Amanscale de son grand-père hollandais, sur sa propre jeunesse désœuvrée dans l’arrière-pays et la joie qu’elle avait à descendre en ville.

« Elle descend vers Amanscale, elle ne résiste pas à sa lumière unique, ce qui ne s’incline pas devant cette lumière, ce qui ne lui prête pas allégeance pèche contre Amanscale. Elle a eu si souvent ce mouvement de descendre vers la ville, de consentir peu à peu, au fur et à mesure de la descente, à sa lumière, jusqu’à en être noyée, qu’elle en a gardé ce pli, de lui prêter allégeance. Bien qu’elle soit plus ironique que son grand-père, pour elle aussi, au bout du compte, Amanscale est une féérie. »
  
Revient aussi sur les débuts difficiles de la famille hollandaise à Amanscale : « Sur le garage des Groote on avait dessiné des petits balais et écrit “du balai les étrangers” ».

Amanscale, c’est à l’évidence la ville de Nice. L’endroit où vit Linda Groote est l’hôtel Regina, transformé en appartements luxueux. Les quartiers est, eux, sont nommés selon la vraie toponymie niçoise : le quartier de l’Ariane, ensemble de HLM déjetées, laissées à l’abandon. C’est vers ce quartier que Linda court, à contre-courant. Amanscale est, pour reprendre un titre gracquien, le roman de la forme d’une ville. La baie y est métaphorisée en aisselle de nageuse, les anges ne sont pas mentionnés. Dans Amanscale, c’est un monde grec qui est décrit, même s’il n’est fait référence à aucune victoire, à qui la ville de Nice – Nikè –, pourtant, doit son nom. Le quartier de l’Ariane devient labyrinthe, bien sûr, et des minotaures sans passé et sans avenir attendent leur tribut de jeunes femmes. Desbiolles les nomme les « hommes liges ». Linda y rencontre Aziz, fauconnier d’un faubourg crade, qui la protège des prédateurs.

Le volcan, après avoir éructé, lâche sa bile : la lave, lente, si lente, descend vers la mer. Epargne l’hôtel majestueux transformé en appartements où vit Linda, mais emporte une part gigantesque de la ville. Voilà Linda revenue chez elle,  à son point de départ, mais comme réveillée, et à jamais secouée.

La ville de Nice vit sous la menace géologique du tremblement de terre. Desbiolles exploite, elle, le motif du volcan, menace improbable, impensable. Mais l’éruption résonne aujourd’hui comme un cœur-volcan, comme une catastrophe anticipée. Même si, évidemment, là n’était pas son propos premier à l’époque. Au contraire.