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samedi 16 mars 2024

Le Cloître de Katy Hays

Katy Hays, Le Cloître (The Cloisters, 2022), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carole Delporte et Florence Noblet, éd. Livre de Poche, mars 2024.

Voilà un roman que j’ai dévoré en deux jours. Un page-turner efficace, peut-être un peu trop calibré, au twist final imparable. Un vrai roman de détente qui brasse les thèmes attendus de l’ambition, de l’émancipation, de la mémoire perdue et retrouvée, sur fond d’universités américaines et d’amitié biaisée. Le genre de bouquin parfait pour apprécier un week-end pluvieux. 

Je traque dans les romans les intrigues basées sur les jeux d’échec, et sur les tarots. Pour les jeux d’échec, j’en ai parlé ailleurs, le corpus est vaste. Celui que se rapprocherait le plus du Cloître – qui, lui, traite des tarots – serait sans doute Le Huit de Katherine Neville, dans lequel l’objet de la quête est un échiquier qui aurait appartenu à Charlemagne. Je suis toujours frappée par la fascination qu’exerce le Moyen-âge sur l’imaginaire des étatsuniens. Dans Le Cloître, donc, nous évoluons dans le musée The Cloisters, situé à Manhattan. Ce musée est constitué de plusieurs bâtiments français, il s’agit d’un composé d’abbayes provenant principalement du sud de la France. Le musée abrite aussi des collections d’objets médiévaux, châsses, chapiteaux, tableaux… La narratrice, Ann, est embauchée dans ce musée pour l’été, après avoir été refusée par le Met, qui devait initialement l’accueillir.

Ann débarque de sa petite université sans prestige, elle est comme une provinciale émerveillée dans New-York, et mène une vie précaire, dans un appartement à la climatisation défaillante. Elle est sous la tutelle de Patrick, le conservateur, et fait des recherches avec Rachel, riche héritière new-yorkaise, étudiante brillante. Ann a perdu son père, il a été fauché sur la route par une voiture qui a pris la fuite. L’enquête n’a jamais abouti. C’est pour elle un traumatisme terrible, à tel point qu’elle a perdu la mémoire des quelques jours qui ont précédé et suivi ce décès. Rachel, elle, a perdu ses parents dans le chavirage de leur bateau. Ces deuils semblent rapprocher les deux étudiantes, qui deviennent amies. Un jeu de tarot du XVe siècle devient l’obsession des trois protagonistes principaux : Patrick, Rachel et Ann. Dans ce trio vient se glisser Léo, le jardinier du Cloître, musée dans lequel on cultive les plantes médicinales et autres simples que l’on trouvait dans les abbayes.

La fascination que les tarots exercent sur les protagonistes est multiple : recherches historiques, mais également questionnement sur ce que peuvent « dire » les cartes. Les cartes ont-elles d’abord servi à jouer avant que l’on s’en serve pour prédire l’avenir ? L’avenir est-il écrit ? Peut-on le décrypter dans des lames illustrées de symboles mythologiques et cosmologiques ? Peut-on avoir, face au tarot, la même attitude au XXIe siècle qu’au Moyen-âge ? Comment des universitaires de renom, ou en passe de se faire un nom, peuvent-ils céder à la pensée magique ? Ann est celle qui, dans le trio de chercheurs, garde à peu près la tête sur les épaules, avant de penser-croire-se persuader qu’à chaque fois qu’elle tire les cartes, elle a une compréhension immédiate, non pensée, simplement ressentie, de la signification du tirage. 

Il y a deux manières de lire ce roman, comme tous les romans traitant plus ou moins d’ésotérisme, de divination, de magie, et toute cette sorte de choses. La première est d’adhérer sans arrière-pensée au déroulé de l’histoire, la seconde de raison garder. Toujours est-il que Patrick, Rachel et Ann se prennent au jeu, jusqu’à organiser des séances de divination dans les murs du musée, autour d’une table éclairée par des candélabres. Jusqu’au meurtre, qui, lui, a des motifs plus pragmatiques. On a toujours besoin de croire à quelque chose qui nous dépasse dit, en substance, un des personnages. Le lecteur, lui aussi, a parfois besoin d’une intrigue somme toute bien menée, basée sur des croyances ancestrales. En fin d’ouvrage, comme pour enfoncer le clou sur la part magique des réactions des personnages – et la nôtre ? –, Katy Hays nous donne une grille de lecture et d’interprétation des tarots selon Ann, sa narratrice.

Bref, j’ai passé un très bon moment à lire ce roman. Ce que j’ai préféré dans cette lecture, c’est, je crois, l’évocation d’un endroit médiéval dans Manhattan, et les références à la pré-renaissance – Ferrare et la maison d’Este, par exemple. Et j’ai lu comme un clin d’œil de l’autrice – mais je ne suis pas sûre que ce soit un clin d’œil – le fait de voir apparaître dans l’intrigue une édition de poche du Nom de la rose d’Umberto Eco, référence « obligée » quand on écrit une fiction sur fond de monde médiéval. Dans Le Nom de la rose, l’acuité de l’enquêteur Guillaume de Baskerville est au contraire moderne, scientifique, anticipation des méthodes d’élucidation rationnelle de Sherlock Holmes. Dans Le Cloître, toute la narration concourt à faire basculer le lecteur du côté magique de la force… Sans rien spoiler, je donne ici le dernier tirage de la narratrice pour Rachel : les quatre As et le Diable. Que croyez-vous qu’il advint ?  


samedi 21 mai 2022

La Machine Ernetti de Roland Portiche

Roland Portiche, La Machine Ernetti, Albin-Michel/Versilio, 2020, et éd. Livre de poche. 

Cette semaine, j’ai lu – dévoré – un roman formidable. Il faut dire que j’étais de surveillance d’épreuves écrites de BTS, dans le couloir, donc non soumise à une attention soutenue. Dans le couloir, c’est calme, on se lève de temps en temps pour accompagner un étudiant aux toilettes, on relaie un collègue qui veut aller à la machine à café, mais, finalement, on est bien tranquille. Le choix de la lecture de ces moments privilégiés est primordial. Je me souviens qu’en tout début de carrière, dans les couloirs des salles où se passait le bac, j’avais terrassé en deux jours Michel Strogoff. Les surveillances de couloir, c’est le moment des lectures populaires, prenantes, haletantes.

Et donc, cette semaine, j’ai lu un roman formidable, intitulé La Machine Ernetti. Je n’en avais jamais entendu parler, je ne connaissais pas l’auteur, je ne sais même pas comment ce bouquin est arrivé dans mon sac, sans doute une trouvaille de vide-grenier. Bref.

Imagine : c’est du Dan Brown, en un peu mieux écrit, et c’est basé sur des faits réels. Ça se passe au Vatican durant la guerre froide. On y voit Jean XXIII décliner, Paul VI élu, et l’on entrevoit le futur Jean-Paul II. On est emporté dans les caves du Vatican, où sont gardés les secrets les mieux gardés. Et là, on t’offre un de ces secrets. 

Imagine : le père Ernetti, qui a réellement existé et est mort en 1994, a construit une machine – le « chronoviseur » – qui permet d’assister à des scènes du passé, un peu comme sur un téléviseur, mais sans le son. Pas grave, Ernetti sait lire sur les lèvres. Sauf que, lorsqu’on lui demande de remonter jusqu’aux temps évangéliques, il a besoin de quelqu’un qui puisse traduire l’araméen que, lui, déchiffre sur les lèvres des habitants du temps et du coin, mais ne comprend pas. C’est une certaine Natacha, chercheuse en archéologie sur le site de Qumrân, qui est chargée des traductions.

Nous sommes aux temps de la guerre froide, Jean XXIII veut lutter à sa façon contre le communisme matérialiste, en prouvant que le christianisme repose sur des bases indéniables : Jésus est mort et ressuscité, on peut produire les preuves en images.

Bon, évidemment, ce n’est pas si simple… S’il est possible, grâce au chronoviseur, de remonter aux temps évangéliques, il faut aussi prendre en compte les subtilités de la physique quantique. C’est qu’on ne joue pas avec les neutrinos comme on le fait avec les photons… Je te laisse la découverte de cette subtilité, qui donne tout son sel au roman.

Dans La Machine Ernetti, on est aussi, dans la diégèse, aux temps des recherches sur les rouleaux de Qumrân, et sur les Esséniens. La juive Natacha et le catholique Ernetti travaillent ensemble, mais ont des buts différents. Elle veut prouver une théorie, il veut asseoir une foi. Ajoutons à cela un cardinal brésilien maléfique, des manœuvres pour assurer la succession de Jean XXIII, et tout ça et tout ça…

La Machine Ernetti est un roman formidable, basé sur une intrigue hénaurme. Un roman rythmé en courts chapitres, mené d’un train d’enfer, écrit par un documentariste enthousiaste. Deux autres aventures d’Ernetti sont parues, que je m’en vais dévorer, même si les surveillances de couloir sont finies… 


mercredi 29 mai 2019

Le Pendule de Foucault de Umberto Eco


Umberto Eco, Le Pendule de Foucault (Il pendolo di Foucault, 1988), traduit de l’italien par Jean-Noël Schifano, éd. Grasset, 1990 et éd. Livre de poche (dans une nouvelle édition revue par l’auteur et le traducteur).

Périodiquement, je relis Le Pendule de Foucault. En général à la fin du printemps, lorsque le grand rush des SP de la rentrée littéraire n’a pas encore commencé, et que je bénéficie de larges heures de surveillances d’épreuves, au bahut. Et périodiquement, je le rachète, car inexplicablement, tous mes exemplaires précédents disparaissent. Me voici donc face à un livre neuf, dont je connais pourtant les méandres. Je sais déjà où je vais me retrouver : à Provins, par exemple. Ou dans les locaux d’une maison d’édition où, pour passer du normal au bizarre, on doit faire attention à ne pas buter sur une petite marche, indécelable ou presque.

Cette petite dénivellation, cette imperceptible différence de niveau, au détour d’un couloir, je sais que je la connais. J’ai buté sur cette marche, il y a des années de cela, dans un recoin des deux lycées que j’ai hantés, celui du secondaire et celui de la classe prépa’, tous les deux anciens couvents, avec cloître et balustres en rinceaux et fenêtres à petits carreaux aux verres soufflés remplis de bulles, dans Myrelingues la Brumeuse, dans Lyon la mystérieuse. A chaque relecture du Pendule, je cherche dans mes souvenirs où se situe cette foutue marche.

C’est peu dire que Casaubon, Belbo et Diotallevi, les « héros » du Pendule…, sont mes amis. Je me souviens de ma visite au musée des Arts et Métiers, à l’époque où Internet n’existait pas encore, et de ma sidération devant le pendule oscillant. Il n’y avait personne. Je ne sais pas pourquoi, dans tous mes souvenirs de visites de musées, il n’y a personne. Sans doute parce que depuis que les files d’attente sont interminables et qu’il faut penser à acheter un coupe-file, je ne vais plus au musée. Je me souviens, donc, de ma sidération devant le pendule. Je n’en connaissais que la description de Eco, je n’avais vu aucune photographie des lieux. C’était mystérieux, inattendu, et pourtant familier.

Le Pendule de Foucault, c’est à la fois l’une des premières apparitions littéraires de l’informatique – la mémoire d’Aboulafia ! –, la fascination pour le traitement de texte, et la mise en forme romanesque des pouvoirs conjugués de l’imagination et de l’érudition. A force d’écrire des choses horribles, elles finissent par arriver. Dans Le Pendule…, à force d’imaginer, par désœuvrement ou quelque chose d’approchant, le grand complot, les comploteurs te tombent dessus. Les théories du complot tirent leur force de conviction de la peur et de la méconnaissance, tous les théoriciens du démontage des théories du complot te le diront, et ils ont raison. Quand on n’arrive pas à comprendre le pourquoi et le comment, on pense qu’on nous cache tout et qu’on nous dit rien. Dans Le Pendule…, le contre-pied romanesque, et humoristique, repose justement sur le fait que les protagonistes s’amusent à créer une fiction complotiste. Et c’est cette fiction qui se retourne contre eux. Voilà la fantastique force du roman.

Disons que ce soir, c’est le souvenir que j’ai du Pendule de Foucault. J’ai racheté le bouquin hier – où sont passés mes exemplaires antérieurs ? mystère ! J’ai tendu la main dans ma bibliothèque, certaine de trouver au moins un des deux ou trois exemplaires de ces dernières années, mais rien, il n’y avait qu’un emplacement vide là où devait se trouver le bouquin, et ce vide-là, dans des rayonnages si bondés, est un mystère à lui tout seul – et je m’en vais commencer à le re-re-re-relire ce soir. Je buterai à nouveau sur cette foutue petite marche, qui me renverra, une fois encore, à un souvenir oublié, que je réinventerai, au lycée Ampère ou à la Martinière Terreaux. Je retournerai donc à Provins, entre autres. Mais, avant tout, dans les pages inaugurales, comme toujours, je me retrouverai face au pendule, dans le musée des Arts et Métiers. Et j’irai me cacher, me ferai enfermer dans le musée… et j’attendrai…

J’en frémis d’avance.


mardi 28 février 2017

Un roman français de Frédéric Beigbeder

Frédéric Beigbeder, Un roman français, prix Renaudot, éd. Grasset, 2009, et éd. du livre de poche, 2010.
  
Sur la couverture, une aquarelle. Elle représente un enfant d’une dizaine d’années, sorte d’angelot tristounet au regard limpide et mélancolique. Il s’agit d’un portrait de l’auteur, peint par Nicole Ratel en 1974. Cette dame au chignon gris, vivant dans un appartement gris et offrant à ses petits modèles des biscuits mous extraits d’une boîte en fer gris devait être assassinée peu après par son mari, alors qu’elle venait de lui annoncer qu’elle le quittait pour un autre. Ce qui fait dire – écrire – à Frédéric Beigbeder : « la dernière personne qui a peint mon portrait est morte assassinée. » Un roman français est une sorte d’autobiographie. Disons « une sorte », puisque l’écrivain confesse dès le début du récit son amnésie : il ne sait rien de ses années d’enfance, il n’en a rien retenu. Ecrire son autobiographie, est-ce brosser son portrait ? En sortira-t-on vivant, ou assassiné comme la portraitiste de la rue Jean-Mermoz ?

On connaît l’histoire : Beigbeder et son ami « le poète » – un romancier en vue, lui aussi, capable de citer Marx et Baudelaire aux flics – sont arrêtés alors qu’ils sniffaient un rail de cocaïne, en pleine rue et pleine nuit, sur le capot d’une Chrysler. Les deux amis sont séparés, Frédéric se retrouve en cellule de dégrisement, dans un préfabriqué jouxtant le commissariat du VIIIe arrondissement, à deux pas de l’Elysée. Beigbeder se découvre claustrophobe, et pour endiguer l’angoisse de l’enfermement il tente de revenir sur son passé, et sur la trajectoire qui l’a conduit à se retrouver là, chez les flics. Nulle gloriole chez lui, nulle posture rigolarde ou vantarde. Au contraire, une préoccupation de chaque instant, malgré la stupeur et les brumes de la drogue, à propos de sa fille qu’il doit aller chercher à la sortie de l’école le lendemain, de son amoureuse qu’il ne peut pas appeler car on ne lui a autorisé qu’un seul coup de téléphone, de son chat que personne n’a nourri et qui doit crever de faim. Beigbeder est un tendre.

La réclusion en cellule devient un temps de retraite. Oh, il n’en prend pas conscience tout de suite, l’auteur, l’animateur de Canal +. Il compte les secondes comme il comptait les moutons, enfant, pour s’endormir. Il n’a rien à lire, et rien pour écrire. Il se rend compte, soudain, qu’il n’a aucun souvenir d’enfance – un des policiers lui expliquera que la cocaïne a pour effet, entre autres, d’effacer les souvenirs. Comprenant qu’il n’a vécu jusqu’à présent que dans un présent frénétique et plus ou moins vide, il tente de « défaire le chemin », comme disent les Québécois, de remonter en arrière. La première image qui surgit est celle de son grand-père lui apprenant à pêcher la crevette sur les plages basques. De ce mince souvenir vont remonter l’enfance retrouvée, la rivalité avec le frère, la mise en parallèle de l’enfance et de la jeunesse d’un enfant de divorcés avec les émissions de télévision de l’époque, et les illustrés, collections de SF et encyclopédies dont Frédéric était friand.

L’autoportrait-de-l-auteur-en-garde-à-vue ne se cantonne pas à ses seuls souvenirs retrouvés. C’est l’histoire d’une lignée, sur plusieurs générations, qui nous est donnée. Familles d’aristocrates et de grands bourgeois, héros morts à la Grande Guerre, maurassiens cachant des Juifs dans les années 40, cantatrice et propriétaires de sanatoriums pyrénéens rappelant La Montagne magique, mère divorcée trimant sur des traductions de la collection Harlequin, raouts où se croisent stars du cinéma et étoiles du surf ou de la voile… Un roman français est aussi le roman du XXe siècle écrit par un enfant du siècle.

Une tendresse infinie court sur toutes les pages. Aucun apitoiement, aucune rancune, mais un amour immense pour les siens que Beigbeder confesse, peut-être pour la première fois. Qu’importe que les souvenirs soient retrouvés ou inventés – réinventés. Le fil rouge d’Un roman français est avant tout l’amour inconditionnel de Beigbeder pour sa fille, à qui, dans un épilogue solaire, il apprend à faire des ricochets sur les vagues.

*

NB : Frédéric Beigbeder rencontrera les élèves d’une classe de mon lycée le 31 mai, dans le cadre des Assises Internationales du Roman qui se tiennent à Lyon. Comme chaque année, les lycéens auront écrit un article sur ce livre, durant une séance d’atelier d’écriture que je co-animerai avec leur professeur de Lettres. J’aime beaucoup ce dispositif des AIR, qui nous a permis déjà de lire et de rencontrer, entre autres, Chantal Thomas, et par deux fois Tristan Garcia.

lundi 2 décembre 2013

L'amant de Patagonie d'Isabelle Autissier


Isabelle Autissier, L'Amant de Patagonie, Grasset (avril 2012) et Livre de Poche

Emily débarque à 16 ans en Patagonie, et n’en partira plus. Cette Ecossaise orpheline, envoyée au bout du monde pour s’occuper des enfants d’un pasteur, découvre une nature sauvage qui la stupéfie et l’envoûte. La vraie vie d’Emily, sa vie de patagonne, débute en 1880, lorsqu’elle aborde ce qu’elle appelle « le Nouveau Monde » : « Voilà mon pays ! Je me sens aussi intimidée qu’excitée à imaginer ce qui m’attend sur cette terre nouvelle. Je ne sais pas seulement combien d’années j’y passerai. Est-ce vraiment important ? Je l’ai choisie, j’ai voulu y venir, j’y suis ». Tout au long du beau roman d’Isabelle Autissier, on va suivre le personnage d’Emily, et découvrir, outre la vie austère des pionniers européens, la vie libre et précaire des Indiens du bout du monde. Et d’une tribu semi-nomade en particulier : les Yamanas.
   
L’histoire d’Emily est affaire d’émancipation, de frayeur surmontée, de rêve réalisé, et de retour au contingent. Dans la maison du révérend où vit Emily, et dans la petite colonie, on est en contact avec les Yamanas, on leur offre de vieux habits, on les emploie parfois aux travaux des champs. Emily et Joachim, le fils du révérend, sont plus proches des autochtones : ils apprennent leur langue, leur enseignent l’anglais. Joachim rédige un dictionnaire.
  
Lorsqu’Emily comprend qu’elle est amoureuse d’un jeune Indien, nommé Aneki, elle est abasourdie mais n’hésite pas longtemps. Cet amour pour un indigène est aussi l’amour pour une terre, pour une façon de vivre, pour la liberté tout court. Les amants s’enfuient, vivent seuls un quotidien où la faim, la fatigue et la précarité dominent : « La vie se réduit aux fondamentaux : nourriture, habits, hutte », mais Emily envisage cette précarité comme un voyage de la Civilisation vers la Nature. Elle se sent parfaitement en accord avec cette terre, avec cet Indien qu’elle aime, avec elle-même. L’épisode de vie libre et sauvage avec Aneki ne sera qu’un intermède dans la trajectoire patagonne d’Emily, qui sera contrainte de rentrer à la colonie, et de réintégrer le monde « civilisé ».
   
L’Amant de Patagonie n’est pas un roman idyllique qui idéalise le mode de vie autochtone. La barbarie est aussi du côté des Indiens, les différentes tribus se livrent des luttes farouches, et la « femme blanche » est l’objet de convoitises. Des amours d’Emily et Aneki naîtra le premier métis, mais la colonisation est en marche inexorable, et la cohabitation entre peuples indigènes et colons ne se réalisera jamais. Le jeune homme métis, qui choisit le côté de son ascendance indienne, tentera de prendre la tête d’une révolte, mais cette révolte est sans issue. Les Indiens sont peu à peu « contaminés » par le mode de vie occidental : « Je traîne souvent autour des huttes, partagée entre la nostalgie et l’espoir. […] Les hommes et les femmes sont de plus en plus habillés. […] Certains s’essayent à cultiver. Je devrais m’en réjouir, les voyant sortir de l’âge des primitifs. Mais je vois aussi moins de fêtes, moins de chasses collectives, de plus en plus de dissensions pour une possession matérielle, moins de partage et d’hospitalité. J’avais rêvé d’une société mélangée, mais je m’aperçois que c’est impossible. Une culture remplace l’autre, lentement, inexorablement ». Les maladies – rougeole, tuberculose – et l’exploitation des ressources terrestres et maritimes par les colons auront raison des derniers Indiens. À la fin de sa vie, Emily est visitée par des ethnologues, qui voient en elle « une des meilleures connaisseuses de la culture autochtone ». Mais elle, elle sait déjà que « Le temps de ces peuples est fini, à tout jamais ».
   
Isabelle Autissier peint avec justesse et tendresse les paysages de la Terre de Feu. Le lecteur comprend tout l’attachement de la navigatrice-romancière pour ces territoires qui nous sont lointains mais qui lui sont si proches. L’Amant de Patagonie permet aussi de découvrir une période historique de la construction de l’Argentine, entre la fin de ce que l’on a appelé « la conquista del desierto » et la colonisation : développement de l’élevage des ovins, exploitation des ressources forestières…  Un beau roman, vraiment.
  



lundi 11 novembre 2013

Jayne Mansfield 1967, de Simon Liberati

   
Simon Liberati, Jayne Mansfield 1967, Grasset, août 2011, et Livre de Poche, octobre 2012.

La presse était unanime, lors de la rentrée littéraire de 2011, pour saluer le dernier livre que Simon Liberati faisait paraître chez Grasset. Les jurées du Femina l'ont couronné. Influence américaine, référence à Truman Capote... On a salué immédiatement les soixante premières pages, cette description minutieuse et détachée de l’accident.
  
La movie star au QI de 163, la bimbo camée et amoureuse, nymphomane et mère de famille, dingue de ses chiens, Simon Liberati la met en scène. Et replace sa trajectoire dans la perspective glamour et terrifiante d’un monde hollywoodien en mutation.
  
Jayne Mansfield est un personnage. Sa vie – ce qu’elle a fait de sa vie – est au-delà d’un scénario convenu. Le livre nous conte la déchéance des derniers mois qui précèdent l’accident, et ce « conte » est fascinant. On pénètre dans la demeure hitchcockienne d’un prêtre sataniste, propriétaire d’un lion nommé Tagore. On assiste à la descente aux enfers de l’avocat d’un des acteurs de l’assassinat de Kennedy. On visite un Palais Rose de faux conte de fées dans lequel les peluches sont aussi nombreuses que les perruques.
  
On feuillette les cahiers rescapés – mais recyclés – dans lesquels Jayne collait tout ce que les journaux rapportaient de sa vie. Jayne est un personnage, tous sont des personnages, l’enfant défiguré par une morsure, les coiffeurs de la star, les chauffeurs de camion, le propriétaire grec du club dans lequel Jayne Mansfield se produit la veille de l’accident… Simon Liberati plonge au cœur de ce vivier réel, en remonte des situations, des trognes, des décors. Un monde.
  
Jayne Mansfield 1967 est un roman, un vrai et bon roman, à la diégèse et à la structure pensées, à l’écriture précise. En vrai et bon romancier, Liberati puise ce qui sert son texte dans la masse des informations dont il dispose, choisit parfois l’allusion et le clin d’œil (par exemple, la citation « d’un écrivain français », qui renvoie à Bataille sans qu’il soit nommé). A partir d’un matériau véridique, il construit une histoire. Une histoire qui boucle sur elle-même, qui s’ouvre sur la fin et se clôt sur l’avant-fin, une avant-fin qui nous est décrite comme une scène de cinéma muet :

« Puis, remontant à l’avant, elle claqua la portière dans le silence qui séparait la vitre du restaurant du monde extérieur. Ce claquement silencieux est le dernier geste connu de Jayne Mansfield ».

mercredi 6 novembre 2013

Possession d'A.S. Byatt


Byatt, A. S., Possession, Chatto & Windus Ltd, 1990 et Vintage, 1991. Traduction française de Jean-Louis Chevalier, Flammarion, 1993, et Livre de Poche Biblio.  

Antonia Susan Byatt est née en 1936 en Angleterre. Elle a obtenu le Booker Prize en 1990 pour Possession. Dans une très courte vidéo sur le site du Nouvel Observateur (1) elle énumèrait les trois livres qu'elle emporterait sur une île déserte : A la recherche du temps perdu, les poésies complètes de Wallace Stevens et... des recueils de contes de fées en différentes langues. Dans une interview à Libération (2), elle déclare « j'ai mis des années à comprendre que, pour aller à l'essentiel, je devais en revenir au romanesque, à ce que j'aimais lire lorsque la petite fille souvent malade que j'étais se plongeait avec avidité dans la fiction ».

La Fiction et les contes de fées... A. S. Byatt, qui parle très bien le français, ne confond pas, dans sa déclaration, les mots de roman et de fiction. Car c'est bien de fiction qu'il s'agit ici, celle dont Jean Lévi dit : « à mon avis, la littérature, en tout cas la fiction, est malgré tout toujours un travail sur la fiction déjà existante. On travaille autant sur les livres que sur le réel » et Patrick Carré : « la fiction serait peut-être une pseudo-rhétorique (...) C'est qu'elle a recours non pas seulement aux mots, mais aussi aux images, et qu'avec elle on amène le lecteur dans des peintures en trompe-l'œil où il se casse le nez sur des paysages infinis » (3). Et même de Fiction Romanesque (Roman romanesque ou Romance), Possession étant placé sous l'égide de Hawthorme, et l'on peut lire, en exergue « when a writer calls his work a Romance, it need hardly be observed that he wishes to claim a certain latitude, both as to its fashion and material » et « the point of view in which this tale comes under the Romantic definition lies in the attempt to connect a bygone time with the very present that is flitting away from us » (4).

Quelle est la trame de Possession ? Roland Michell, jeune chercheur spécialiste de l'œuvre du poète victorien Randolph Henry Ash, découvre - et dérobe - deux lettres du poète, qui laissent présager d'une liaison avec une jeune femme, elle-même poète et écrivain, qu'il identifiera comme étant Christabel LaMotte. En suivant cette piste, qui a toutes les chances de révolutionner les recherches en cours sur la période, il fait la connaissance de Maud Bailey, universitaire froide et élégante, spécialiste de l'œuvre de Christabel. Le roman tisse des liens étroits entre la situation et les relations des deux chercheurs du XXème siècle et celles des deux poètes victoriens. C'est une des caractéristiques de Possession que de nous faire vivre l'histoire de Randolph et de Christabel par leurs écrits et ceux de leurs contemporains, et celle de Maud et de Roland par leurs actions. La quête des uns et des autres est ainsi entremêlée sans être mise en parallèle, et ce n'est là qu'une des prouesses de la narration. Car Randolph Henry Ash et Christabel LaMotte sont de pure invention, n'ont jamais existé, et pourtant le lecteur a accès à leur correspondance, ce qui est bien le moindre car elle est le cœur de « l'intrigue », mais aussi à des fragments de leurs œuvres, fictives bien entendu, et résonnant d'une étrange réalité. A. S. Byatt réussit ce tour de force de créer de toutes pièces deux œuvres victoriennes cohérentes et vraisemblables. Ainsi, les contes « The Glass Coffin » et « The Threshlod » de Christabel LaMotte, ou les extraits du poème « Ragnarök » de Randolph Ash, entre autres, sont-ils de véritables créations-recréations, vibrants hommages à la littérature anglaise du XIXème, preuve par neuf du talent de Byatt. D'autres voix se font entendre, celles d'Ellen Ash, l'épouse du poète, et celle de Sabine de Kercoz, la cousine bretonne de Christabel, par le biais de leurs journaux intimes. Ces passages mettent en relief les aspirations des femmes du temps, l'ombre de George Sand plane sur les mots de Sabine. Les situations évoquées par les deux femmes dans leur journal se répondent en écho - le sort réservé aux femmes enceintes célibataires - comme se répondent les couleurs dominantes de Christabel et de Maud - le blanc et le vert - et le physique de Randolph et de Roland.

Le roman dresse également un portrait cynique des milieux universitaires anglais et américain, s'amuse des travers des chercheurs et des entourloupes des collectionneurs, joue sur les rivalités intrinsèques, les bassesses et les coups bas. Mais la dénonciation apparente du milieu n'est qu'une incidente dans le foisonnement du roman. La vraie magie est ailleurs. Elle naît du maillage complexe et maîtrisé des époques, de la figure tutélaire de Mélusine - à laquelle Christabel consacre un long poème -, de scènes en limite d'onirisme, comme lorsque Maud Bailey découvre, sous le matelas d'un lit de poupées, la correspondance quasi complète des poètes, cachée là depuis des décennies. Christabel LaMotte avait « écrit » un poème sur les poupées, poème dont Maud Bailey comprend alors qu'il était crypté. Cet épisode n'est que le début de la quête - quête des chercheurs, qui devient celle des lecteurs -. Il pose d'emblée le roman sur le terrain hybride du polar et de la réflexion littéraire. La Recherche universitaire est présentée sous l'angle de l'enquête policière, et parfois même de l'espionnage. Le chercheur apparaît bel et bien comme un enquêteur, qui doit suivre la logique des indices, mais aussi son intuition. Et l'enquête, comme dans les meilleurs polars, est une quête des origines, dont on ne peut rien dire ici au risque de détendre l'un des ressorts du roman.

Pour reprendre la citation de Patrick Carré, Possession est bien un roman en trompe-l'œil où le lecteur se casse le nez sur des paysages infinis, paysages mentaux, littéraires et historiques. Il y est question d'amour et de liberté, de sexualité et de frustration, de « L'autre monde » celtique et de spiritisme, de conventions sociales, de désespoir, d'aspirations, et même de profanation de sépulture... Et il y est, bien sûr, question de littérature. Non pas de théorie littéraire infiltrée sous l'intrigue romanesque, mais bel et bien du pouvoir que la littérature a sur chacun de nous, chercheurs ou simples lecteurs : « all that was the plot of a Romance. He was in a Romance, a vulgar and a high Romance simultaneously, a Romance was one of the systems that controlled him, as the expectation of Romance control almost everyone in the Western world, for better or worse, at some point or another (5)». La quatrième de couverture de l'édition de poche Biblio fait référence à Umberto Ecco. Mais nous sommes au-delà de la mise en forme romanesque de l'érudition. Nous sommes, avec Randolph Henry Ash, Christabel LaMotte, Roland Michell, Maud Bailey (et tous les autre personnages du roman), dans cette dimension particulière de la Fiction avec un grand F - comme l'Histoire a sa grande H - qui rend compte du Vrai par l'utilisation du Faux, ici en particulier par l'utilisation du faux littéraire, l'invention de deux œuvres victoriennes.Possession est une réflexion et une révélation. Réflexion sur l'écriture et jeu de miroirs. Révélation de l'essence féminine.

NB : Le roman a été adapté au cinéma par Neil LaBute en 2002, avec Gwyneth Paltrow et Aaron Eckhart.

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Compléments :

"Pseudo-citations : présence/absence de l'hypotexte dans Possession de A.S. Byatt", un article de Nathalie Martinière publié dans la revue électronique E-rea.

"Ragnarok - A conversation with A.S. Byatt" : "A.S. Byatt took part in the seventh edition of the Assises Internationales du Roman, organised by the Villa Gillet and Le Monde. She answered our questions on her latest novel, Ragnarok". Entretien mené par Clifford Armion, 27 mai 2012, pour La Clé des Langues.

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(1) htttp://videos.nouvelobs.com/video/iLyROafYczI.html , page introuvable aujourd'hui.
(2) Libération, 2 septembre 1993
(3) In Jean-Luc MOREAU, La Nouvelle Fiction, Critérion, 1992.
(4) BYATT A. S., Possession, Vintage, 1991.
(5) Op. cit., p.425

mardi 5 novembre 2013

Joyeux Noël d'Alexandre Jardin


Alexandre Jardin, Joyeux Noël, Grasset 2012 et Livre de Poche 2013.

NB : cet article a été publié une première fois en novembre 2012 (date de la sortie du roman chez Grasset) sur La Cause Littéraire. Il a été lu 92 727 fois, ce qui est le record absolu de lectures, tous supports web confondus, pour une de mes publications.
       

Alexandre Jardin est « fils de ». Il nous a expliqué que c’était lourd à porter, on le croit volontiers. Alexandre Jardin est aussi « petit-fils de ». La famille, tout de même, c’est parfois vraiment pesant. Pour Alexandre, fils de Pascal et petit-fils de Jean, le poids n’est devenu supportable qu’en affrontant sa vérité. Et pour Alexandre, cette vérité est double : Jean Jardin était le chef de cabinet de Pierre Laval au moment de la rafle du vel’ d’Hiv’, et donc complice ; Pascal Jardin, dans ses livres, a dressé un portrait erroné de son père, cachant au mieux sa part d’ombre. En publiant Joyeux Noël, Alexandre Jardin choisit un titre qui évoque irrémédiablement la réunion familiale.

Des gens pas si bien que ça
Jusqu’à la publication de son livre Des gens très bien (2011), Alexandre Jardin écrivait des bluettes tendrement comiques, des Zèbre et des Fanfan, dont on tirait des films avec Thierry Lhermitte ou Sophie Marceau. L’écrivain ressemblait à un éternel jeune homme, insupportable et gai. Aujourd’hui, il rit autrement. Quelque chose a bougé dans son visage, dans sa physionomie, dans le pli de la bouche. Quelque chose aussi dans le tremblé de la voix, qui ressemble à un sanglot.

Que raconter après avoir dévoilé ce que l’on croit être la tache aveugle de sa famille, après avoir fait éclater cette même famille, en être devenu le « traître » ?
« Mon oncle paternel en rage, un cousin indigné, une demi-sœur outrée, une cousine vindicative, le ban et l’arrière-ban des Jardin défilaient dans les médias ».

Dans un long prologue, l’auteur nous explique ce qui lui arrivait, durant les séances de signature de Des gens très bien : les lecteurs venaient lui raconter leurs secrets de famille, à leur tour. Et parmi ces lecteurs, une certaine Norma Diskredapl, qui devient l’héroïne du livre suivant. Tout s’enchaîne.

Le roman (1) débute à la page 43. Dans le premier chapitre, on assiste à l’enterrement loufoque – loufoque pour une raison que l’on ne dévoilera pas ici – de Félicien Diskredapl. Son fils Hippolyte, devant le cercueil, fait l’éloge du défunt, vante son passé de résistant pendant la guerre. Et la petite-fille, Norma, dit clairement, et calmement, que c’est faux, parce que « Félicien a toujours admiré Hitler ». Cette scène rappelle exactement la position de l’auteur qui, en publiant Des gens très bien, « retourne » l’image grand-paternelle. Le secret est dévoilé, exprimé. Par une jeune femme prénommée Norma, dont on tirera une expression, chez les Diskredapl : « être Norma », dans laquelle le lecteur peut entendre, aussi, être normal : « Être Norma paraissait presque possible car la fille d’Hippolyte avait parlé avec foi, sans fléchir ». D’autres passages évoquent la mise en parallèle avec l’histoire familiale des Jardin : les archives du grand-père Diskredapl, dossiers compromettants enfermés dans des cartons siglés de croix gammées, sont transportées par son fils Hippolyte au vu et au su de tout un chacun, et sont manipulées « avec une telle bonne humeur qu’un esprit inattentif aurait pu ne pas remarquer les croix gammées et se figurer qu’il transportait de bonnes bouteilles ». Un peu plus bas on lit : « Avec le charmant Hippolyte, les ennuis commençaient lorsqu’on formulait les choses qu’il donnait à voir ». C’est exactement, transposé sur le mode de la farce, ce qu’Alexandre Jardin reprochait aux livres de son père Pascal : avoir donné à voir et avoir caché en même temps (2) la vraie trajectoire de Jean Jardin, lorsqu’il était le bras droit de Laval. La transposition en farce, dans Joyeux Noël, de l’argument de Des gens très bien, peut se placer sur le plan de la littérature.

La bonne page
Norma, durant le temps de Noël, parvient à contraindre les membres de sa famille à dévoiler et/ou affronter la vérité. Sont ainsi mis à nu les secrets : adultère, coucheries avec les allemands durant la guerre, liaison avec un prêtre, violences conjugales, inceste… la liste n’est pas exhaustive. Les révélations sont subites, les conséquences s’enchaînent en dents de scie, euphorie, colère… Le texte est rapide, outré dans les situations et les expressions. Le décor – une île bretonne – induit le huis-clos, le repli autistique. D’ailleurs, le dernier descendant de la tribu est un petit garçon autiste.

Pour Norma, la vérité s’écrit sur les pages de gauche de son journal :
« Plus jamais Norma ne noircirait les pages de droite de son carnet. Fini les postures, les rôles de composition affligeants, le consentement à la comédie sociale qui ruine l’ultime estime – celle que l’on doit à soi-même. Son existence ne serait plus composée que de “pages de gauche” écrites à tous risques ; en renonçant à la lourde armure de son propre personnage ».
Cette histoire de page de droite sacrifiée au nom de la vérité est étrange. En imprimerie, la « bonne page » (ou « belle page ») est la page de droite, le « recto », celle qui supporte la numérotation impaire. Dans la dernière partie du livre Joyeux Noël, le lecteur a accès à un « Épilogue en partie double ». Appliquant les principes de son héroïne, Alexandre Jardin livre sa vérité/réalité sur des doubles-pages :
« Chaque page se lit en écho avec celle qui lui fait face. Leur opposition raconte quelque chose de plus que ce qui y est imprimé. À droite la réalité que je montre, à gauche ma vérité. À gauche l’être nu, à droite les vêtements. À gauche j’avoue, à droite je mens ».
  
Or, Michel Butor lorsqu’il parle de « bonne page », explique ainsi l’origine de l’expression : « le mouvement de gauche à droite qui entraîne notre œil a tendance à nous faire quitter constamment la page de gauche pour celle de droite, qui est nommée pour cela la “bonne page” » (3). Et le lecteur, lorsqu’il tient le livre en main, retombe invariablement sur une « bonne » ou « belle » page, une page de droite, celle où l’on voit la photo d’Alexandre Jardin vêtu, et non nu comme sur la photo de gauche, celle où se montre sa main droite, et non la gauche – la main qui porte l’alliance. Plus embêtant, pour la démonstration voulue par l’auteur : c’est bien sur la couverture du Nain jaune de Pascal Jardin que l’on s’arrête – page de droite – et non sur celle du livre Des Gens très bien d’Alexandre – page de gauche. Il y a, dans cette opposition gauche/droite, quelque chose qui cloche pour la démonstration. Gauche, maladroit, sinistre… même si le côté gauche est celui du cœur (4). C’est peut-être sur la « bonne » page qu’il aurait fallu inscrire les vérités, si le but était qu’on les voie, qu’on les lise. Dans la réalité de notre quotidien occidental, ce qui se montre et se retient se place sur la page de droite du livre ou du carnet.

L’angle mort de la littérature
Le problème de Joyeux Noël n’est pas dans le roman lui-même (pages 43 à 270), qui, quoi qu’on en dise, tient la route si on le tire du côté de la farce – genre littéraire parfaitement identifiable ici (5).

Le problème n’est pas forcément dans le cahier final – pages de gauche et de droite, « épilogue en partie double » – dans lequel le lecteur a accès à la feuille d’impôt de l’auteur, et à son portrait-de-l’artiste-en-montre-et-slip, qui aurait pu passer pour un très joli clin d’œil farceur, tout à fait en accord avec le texte. 
  
Le problème tient tout entier dans la posture de l’écrivain :
« À la fin de votre roman, vous publiez votre feuille d’impôts et vous posez entièrement nu !
– J’en ai ras le bol du off. Je ne voulais pas que les gens pensent que j’avais écrit une fable ou un conte farfelu. Pour qu’on croie à mon histoire, il fallait que j’y aille, j’y suis allé » (6).
  
Et là… dommage ! Le lecteur – la lectrice, en l’occurrence – a très envie de lire Joyeux Noël comme une fable ou un conte farfelu. C’est cette distance assumée qui aurait donné crédit et force au roman. La littérature, c’est aussi – avant tout ? – offrir son imaginaire. La littérature, c’est aussi – avant tout ? – mettre de la distance – que cette distance soit humoristique ou pas, engagée ou pas – entre le texte et le monde. Il ne s’agit pas de ne pas se prendre au sérieux – la littérature, c’est du sérieux –, il s’agit avant tout de ne pas « se regarder écrire » (7). Et de ne pas préjuger. Ici, avec Joyeux Noël, le lecteur est forcé d’envisager le texte selon les vues de l’auteur, dans ce qu’il décrète être une vérité. Mais la vérité en littérature, hein…
  
Et donc, malheureusement, tout tombe à plat, à cause des déclarations de l’auteur. On n’est même plus en position de découvrir un texte. On est empêché de « penser » le texte. À ce compte-là, effectivement, il apparaît ridicule. S’il nous avait été donné sans injonction, sans ce « je ne voulais pas que les gens pensent que j’avais écrit une… » on aurait pu passer un bon moment de lecture distanciée.
  
Alors, bien entendu, ce texte-là se place de lui-même – par la faute de son auteur – sur le plan de la « posture ». On regrette l’évitement d’intention littéraire au seul profit de ce que l’on nous donne pour une « vérité ». Il y avait, dans Joyeux Noël, un texte qui disait, et qui montrait. Qui soulignait et qui dépassait une situation, un ressenti. Un texte qui aurait pu accéder à une certaine vérité littéraire et imaginaire. Mais Alexandre Jardin est tombé dans le piège de l’angle mort : « le rêve d’une existence sans déni », sans « angle mort » (8), est une ligne de conduite parfaitement honorable dans la vie courante, mais parfaitement intenable littérairement.
  
Ou alors… ou alors, la posture de l’auteur, ses déclarations sur la vérité et sa nécessité, ses interventions télévisées (9), tout cela n’est que mise en scène et élaboration marketing. On peut « forcer » le texte vers cette hypothèse. On peut envisager que l’on est face à une véritable fiction, à une farce colossale, farce au carré, même : genre littéraire, et promotion du livre. Dans Joyeux Noël, page 260 de l'édition Grasset, on lit : « On me confia que l’idée de ces aveux funéraires provenait d’une nouvelle fantastique de Maupassant ». Allons fouiller… La nouvelle en question est sans aucun doute La Morte : un jeune homme aime une jeune fille. La jeune fille meurt, après avoir pris froid sous la pluie. Le jeune homme va pleurer sur sa tombe, où l’on peut lire : « Elle aima, fut aimée et mourut ». Le jeune homme, fou de chagrin, décide de passer la nuit dans le cimetière, près de sa maîtresse morte. Dans la nuit, les morts se lèvent : « Et je m’aperçus, en me retournant, que toutes les tombes étaient ouvertes, que tous les cadavres en étaient sortis, que tous avaient effacé les mensonges inscrits par les parents sur la pierre funéraire, pour y rétablir la vérité. Et je voyais que tous avaient été les bourreaux de leurs proches, haineux, déshonnêtes, hypocrites, menteurs, fourbes, calomniateurs, envieux, qu’ils avaient volé, trompé, accompli tous les actes honteux, tous les actes abominables, ces bons pères, ces épouses fidèles, ces fils dévoués, ces jeunes filles chastes, ces commerçants probes, ces hommes et ces femmes dits irréprochables ». La tombe de la maîtresse du narrateur n’est pas épargnée. On y lit l’épitaphe corrigée : « Étant sortie un jour pour tromper son amant, elle eut froid sous la pluie, et mourut ».
  
Lorsqu’Alexandre Jardin fait référence à Maupassant, il vient de se mettre en scène dans son roman. Il assiste aux obsèques de l’aïeule du clan Diskredapl, et il voit, dans le cimetière de l’île, que les épitaphes sur les tombes ont été modifiées de la même façon que dans la nouvelle de Maupassant – à ceci près que ce ne sont pas les morts sortis de leur tombe qui ont gravé les mots sur le marbre, mais les habitants de l’île qui ont écrit sur les stèles, à la craie ou à la peinture. Ces inscriptions disparaîtront à la première pluie, faisant vaciller les îliens dans leur conviction que toute vérité est bonne à dire.
   
Cette nouvelle de Maupassant est extraite d’un recueil intitulé… La Main Gauche (10). Tiens tiens…
Pourquoi voir apparaître, tout à coup, un « on » inidentifié (« on me confia que… ») et une référence à Maupassant ? Qui, pour peu que l’on fouille, nous conduit à une autre référence, celle de la main « gauche »…
  
Et si nous étions dans un tout autre « angle mort » de la littérature ? Et si le texte d’Alexandre Jardin était une véritable entreprise romanesque, service après-vente – entendons par là « promotion » du livre – compris ? Et s’il n’avait jamais rencontré, lors d’une signature, la jeune femme qu’il appelle Norma dans son livre ? Le choix même du prénom Norma, qui est l’anagramme de « roman », deviendrait signifiant. Cette même Norma dont on nous dit qu’elle renonce « à la lourde armure de son personnage (11) », autre terme renvoyant à l’élaboration romanesque. Et si tout était paisible et tranquille, en réalité, du côté d’Ouessant, de Molène, de Sein ? Et si l’île mystérieuse – dont Alexandre Jardin jure qu’il n’en dévoilera pas le nom tout en la situant assez précisément – n’était qu’une utopie, au vrai sens du terme ? Ça aurait de la gueule, tout de même… Mais… bon… nous sommes là au conditionnel… N’empêche… Prôner la vérité au moyen d’un bon gros mensonge… L’idée est alléchante. La posture prendrait une toute autre dimension. Mais dans cette affaire-là, l’imagination est sans doute du côté de la lectrice…

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Notes :

1) « Cette conversation nocturne [avec Norma] a directement inspiré ce roman de Noël qui, pour une part, relève bien évidemment de la fiction » (p.33).
2) « C’est un secret très pervers, parce que c’est un secret qui a été montré, de manière à ce qu’on ne le voie pas » déclare A. Jardin à Monique Atlan, à propos des livres de Pascal Jardin.
3) Michel Butor, Répertoire II, Paris, éd. Minuit, 1964, p. 122
4) La main gauche et le bras droit sont des constantes chez Alexandre Jardin. Il a écrit un ouvrage intitulé L’Île des gauchers, et lorsqu’il parle de son grand-père, il emploie rarement le titre de « chef de cabinet » et privilégie l’expression « Bras droit de Laval ».
5) L’auteur va jusqu’à employer l’expression « grand-guignolesque » (p. 260).
7) A la fin du roman, l’auteur fait irruption dans son texte : « Révolté, je quittai ma position de spectateur et me donnai les pouvoirs d’un auteur : j’entrai dans leur roman ». Or, les pouvoirs de l’auteur, il les a toujours eus, si c’est lui qui conduit le récit ; ou jamais (mais il affirme, p.33, qu’il s’agit d’une fiction). Ses personnages écoutent son discours, et concluent : « il a raison ». Ce positionnement anéantit littéralement la portée qu’aurait pu atteindre ce petit texte farceur. L’auteur se regarde bel et bien écrire. Fait la leçon à ses personnages. Et à ses lecteurs.
8) « Sans angle mort » est un programme radiophonique animé par Norma Diskredapl, dans lequel il est question de dénoncer le trompe-l’œil de l’actualité.
9) Face à Vincent Peillon, sur le plateau de France 2, le dimanche 11 novembre 2012, Alexandre Jardin attaque : « Juste avant d’entrer sur le plateau, vous étiez follement sympathique, à côté, parce que vous étiez complètement réel. Vous ne parliez pas de la même manière. Et quand tout à coup, je vous ai vu parler de la TVA, en disant “Nan, nan, c’est pas la même”, alors que tout le monde en France sait que Hollande a fait campagne pour casser la (hausse de la) TVA, qui était supposé être le truc de Sarkozy. […] Si vous disiez la vérité : “c’est la merde, on a pas le choix” […] Vous pouvez la dire la vraie vérité. J’adorerais que ce soit vrai, j’adorerais retrouver sur le plateau le mec avec qui j’ai discuté avant, lorsqu’on s’est fait maquiller ». Lorsqu’on vient faire la promotion d’un livre qui traite de la nécessité de la vérité – et dans lequel, de surcroît, on se met en scène – on se doit de suivre la ligne fixée… C’est du marketing.
10) Guy de Maupassant, La Main gauche, Librairie Paul Ollendorff, Paris, 1899.
11) C’est nous qui soulignons.