Regards croisés
Un thème, deux lectures – avec Virginie Neufville
Un thème, deux lectures – avec Virginie Neufville
Thème : Un
roman du XIXème siècle
Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, 1865-1869,
traduction de Boris Schlœzer (1960), éd. Folio Classique, deux tomes, 1058 et
1026 pages.
J’avais proposé à Virginie, pour nos trente-sixièmes Regards Croisés, le
thème du roman au XIXème, car j’avais dans l’idée de relire Les Illusions perdues de Balzac – idée
non abandonnée, bien entendu. Mais à la fin du mois de décembre dernier, j’ai
revu l’excellente série produite par la BBC tirée du roman de Tolstoï, et, à
nouveau chavirée par l’interprétation de Paul Dano en Pierre Bézoukhov, j’ai
décidé de lire Guerre et Paix, que je
n’avais jamais lu. Bien m’en a pris.
Je dis
« Guerre et Paix », parce que je suis de l’ancienne école, le titre
français est désormais La Guerre et la
Paix ce qui, paraît-il – je ne parle pas russe –, est une bien meilleure
traduction. Il m’aura fallu deux mois pour lire le roman, en lecture
quotidienne (mais, à côté, je continuais de lire les romans de la rentrée de
janvier). Ce fut une expérience de lecture renversante et, pour moi, sans autre
comparaison possible que la découverte de Proust ou des Misérables de mon cher Victor Hugo. Ou du Maître et Marguerite de Boulgakov, relu récemment. Cette impression
que le roman, c’est le monde. Que tout y est chair, sentiments et réflexion. Je
ne sais plus qui disait qu’il ne pardonnerait jamais à Nicholas Ray la mort
d’Ava Gardner dans Les 55 jours de Pékin,
mais cette phrase, qui résume à elle seule la magie du cinéma, de l’incarnation
et de la « projection » (normal, pour le cinéma…) est applicable aux
personnages de roman, et singulièrement à ceux que Tolstoï met en scène dans La Guerre et la Paix. Lorsque meurt le
prince André Bolkonsky, on est tous en deuil.
Il est de bon ton
de dire que dans un roman russe, on ne s’y retrouve jamais, que chaque
personnage apparaît sous cinq ou six noms différents – le titre de noblesse, le
prénom, les différents diminutifs, etc. Rien de tel, m’a-t-il semblé, dans La Guerre et la Paix. Les Sonia-Sophie, Natacha-Nathalie,
Nicolaï-Nicolouchka sont tout à fait identifiables, cela est dû à la traduction,
très fluide.
Après ce trop long
préambule, entrons donc dans le roman. Nous allons vivre un moment d’Histoire,
porté par des familles imaginaires représentatives de l’oligarchie du moment,
et par des personnages historiques. Parmi eux : Napoléon. Nous sommes au
tout début du XIXème siècle, entre 1805 et 1812 pour l’essentiel, d’Austerlitz
à Borodino et la campagne de Russie. Pierre Bézoukhov, enfant illégitime que
l’on a envoyé faire ses études à Paris, se retrouve prince parce que son père
l’a reconnu sur son lit d’agonie. Pierre est amoureux, sans se l’avouer
vraiment, de Natacha Rostov, mais, devenu noble et riche, il se laisse plus ou
moins embobiner par le prince Basile Kouraguine qui l’encourage à épouser sa
fille Hélène. La trajectoire de Bézoukhov est exemplaire. Ce jeune homme a une
silhouette de géant et c’est un esprit naïf et confiant. Il mène une vie de
plaisirs mais, peu à peu, au fil du roman, il s’interroge et apprend à regarder
le monde tel qu’il va. Profondément humain et honnête, il prend conscience du
sort des paysans, est initié à la Franc-maçonnerie, veut comprendre ce qu’il se
passe sur les champs de bataille. Il va passer par différentes épreuves qui le
dessilleront. De défenseur de Napoléon en qui il voyait l’héritier des idées de
la Révolution française, il en arrivera à vouloir l’assassiner. Pierre
Bézoukhov est pour moi le personnage central du roman – mais ce n’est que ma
lecture. Dans La Guerre et la Paix,
trois familles s’entrecroisent : les Kouraguine, les Rostov, les
Bolkonsky. Pierre Bézoukhov fait le lien entre les trois : il est le
meilleur ami d’André Bolkonsky, l’époux d’Hélène Kouraguine, et il est l’ami
très cher de Natacha Rostov.
Voilà pour les
personnages romanesques. Puisque La
Guerre et la Paix raconte un moment d’Histoire, il y a aussi, bien
évidemment, des personnages historiques. Le général Koutouzov, par exemple,
qui, pour contraindre Napoléon à quitter la Russie, sacrifie la ville de Moscou
– que les moscovites vont incendier. Pour nous, lecteurs français, quelques
noms de nos livres d’Histoire surgissent au détour des épisodes : Davout,
Murat… Tolstoï fait parler toutes ces figures historiques dans des dialogues et
les fait agir selon des intentions réinterprétées. On sait que Tolstoï,
consciencieusement, a lu tout ce qui avait trait à la campagne napoléonienne en
Russie. Au-delà du romanesque, ce qui est le plus intéressant, indéniablement,
dans La Guerre et la Paix, c’est le
parti pris du romancier. Tolstoï dit rarement « l’armée russe » mais
plus souvent « les nôtres ». Il met en doute les intentions de stratégies
et redessine même les plans de bataille. Il y a, dans ce roman, une part affirmée
de fatalité sans cesse mise en avant, qui participe, aussi, du romanesque.
Lire La Guerre et la Paix, c’est aussi
prendre conscience de l’importance de la langue française dans l’orbite slave.
On l’avait oublié – je l’avais oublié. A la cour de Russie, de Moscou à
Saint-Pétersbourg, le français est prédominant. C’est aussi vivre, sur le mode
romanesque, mais pas que, des temps forts de l’Histoire. On n’oubliera jamais –
jamais ! – les deux morts d’André Bolkonsky : la première sous le
soleil d’Austerlitz – mais il ne mourra pas – et la seconde, après Borodino,
auprès d’une Natacha dévastée par sa propre trahison.
Tous les
personnages sont faits de chair, de sang, et de sentiments. Chez les Bolkonsky,
le père est amoureux de sa fille et entretient des rapports ambigus avec la
dame de compagnie – française – de celle-ci. Le fils – André, donc – est marié
à une jeune femme qu’il trouve superficielle et s’empresse d’aller à la guerre
pour s’étourdir, laissant l’épouse enceinte chez son père. Chez les Rostov, le
père est inconséquent, le fils aîné prodigue, la fille – Natacha – amoureuse et
promise mais séduite par un bellâtre. Chez les Kouraguine, le frère et la sœur
sont incestueux, le père n’est intéressé que par l’argent et la position. Les
personnages principaux sont jeunes, très jeunes. Natacha n’a que
quatorze-quinze ans au début du roman. Deux figures de l’armée russe sont
remarquables : Dolokhov et Denissov. On pourrait penser, à lire les choses
présentées ainsi, que La Guerre et la
Paix est un tourbillon. Ce n’est pas vraiment le cas. Sur deux tomes de plus
de mille pages chacun – dans l’édition Folio Classique – Tolstoï ne joue ni sur
l’ellipse ni sur le spectaculaire (encore que, sur l’ellipse, on puisse
moduler : la mort d’Hélène Kouraguine – l’épouse de Pierre Bézoukhov – est
évacuée rapidement. Rappelons qu’elle meurt d’avoir avalé en une seule prise un
philtre d’avortement qu’elle ne devait prendre que goutte à goutte…) Dans la
plupart des épisodes, Tolstoï prend le temps de l’interprétation. L’Histoire en
particulier est passée par son prisme. Et les personnages centraux – Bézoukhov,
Natacha, André Bolkonsky – aussi bien que les personnages annexes sont déployés
selon leurs sentiments, les intérêts ou les idées qu’ils défendent, et une
universalité de l’âme humaine.
Quel bonheur de
lecture, bon sang ! Comme quoi, il n’est jamais trop tard pour découvrir
les classiques des classiques…
Pierre Bézoukhov (Paul Dano), Natacha Rostov (Lily James) et André Bolkonsky (James Norton) dans la série produite par la BBC (2016) |
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NB : J’ai
bien conscience qu’à parler ainsi d’un tel roman, que je viens juste de
découvrir alors qu’il fait partie intégrante de l’histoire littéraire, je ne
fais que survoler le sujet. Que l’on me pardonne...
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Lire l’article deVirginie Neufville à propos du Portraitde Dorian Gray d’Oscar Wilde, roman qu’elle a choisi pour le thème de ces
Regards Croisés n°36 : un roman du
XIXème siècle.