vendredi 22 mars 2019

Regards croisés (36) – La Guerre et la Paix de Tolstoï


Regards croisés
Un thème, deux lectures – avec Virginie Neufville

Thème : Un roman du XIXème siècle

  
Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, 1865-1869, traduction de Boris Schlœzer (1960), éd. Folio Classique, deux tomes, 1058 et 1026 pages.




J’avais proposé à Virginie, pour nos trente-sixièmes Regards Croisés, le thème du roman au XIXème, car j’avais dans l’idée de relire Les Illusions perdues de Balzac – idée non abandonnée, bien entendu. Mais à la fin du mois de décembre dernier, j’ai revu l’excellente série produite par la BBC tirée du roman de Tolstoï, et, à nouveau chavirée par l’interprétation de Paul Dano en Pierre Bézoukhov, j’ai décidé de lire Guerre et Paix, que je n’avais jamais lu. Bien m’en a pris.

Je dis « Guerre et Paix », parce que je suis de l’ancienne école, le titre français est désormais La Guerre et la Paix ce qui, paraît-il – je ne parle pas russe –, est une bien meilleure traduction. Il m’aura fallu deux mois pour lire le roman, en lecture quotidienne (mais, à côté, je continuais de lire les romans de la rentrée de janvier). Ce fut une expérience de lecture renversante et, pour moi, sans autre comparaison possible que la découverte de Proust ou des Misérables de mon cher Victor Hugo. Ou du Maître et Marguerite de Boulgakov, relu récemment. Cette impression que le roman, c’est le monde. Que tout y est chair, sentiments et réflexion. Je ne sais plus qui disait qu’il ne pardonnerait jamais à Nicholas Ray la mort d’Ava Gardner dans Les 55 jours de Pékin, mais cette phrase, qui résume à elle seule la magie du cinéma, de l’incarnation et de la « projection » (normal, pour le cinéma…) est applicable aux personnages de roman, et singulièrement à ceux que Tolstoï met en scène dans La Guerre et la Paix. Lorsque meurt le prince André Bolkonsky, on est tous en deuil.

Il est de bon ton de dire que dans un roman russe, on ne s’y retrouve jamais, que chaque personnage apparaît sous cinq ou six noms différents – le titre de noblesse, le prénom, les différents diminutifs, etc. Rien de tel, m’a-t-il semblé, dans La Guerre et la Paix. Les Sonia-Sophie, Natacha-Nathalie, Nicolaï-Nicolouchka sont tout à fait identifiables, cela est dû à la traduction, très fluide.

Après ce trop long préambule, entrons donc dans le roman. Nous allons vivre un moment d’Histoire, porté par des familles imaginaires représentatives de l’oligarchie du moment, et par des personnages historiques. Parmi eux : Napoléon. Nous sommes au tout début du XIXème siècle, entre 1805 et 1812 pour l’essentiel, d’Austerlitz à Borodino et la campagne de Russie. Pierre Bézoukhov, enfant illégitime que l’on a envoyé faire ses études à Paris, se retrouve prince parce que son père l’a reconnu sur son lit d’agonie. Pierre est amoureux, sans se l’avouer vraiment, de Natacha Rostov, mais, devenu noble et riche, il se laisse plus ou moins embobiner par le prince Basile Kouraguine qui l’encourage à épouser sa fille Hélène. La trajectoire de Bézoukhov est exemplaire. Ce jeune homme a une silhouette de géant et c’est un esprit naïf et confiant. Il mène une vie de plaisirs mais, peu à peu, au fil du roman, il s’interroge et apprend à regarder le monde tel qu’il va. Profondément humain et honnête, il prend conscience du sort des paysans, est initié à la Franc-maçonnerie, veut comprendre ce qu’il se passe sur les champs de bataille. Il va passer par différentes épreuves qui le dessilleront. De défenseur de Napoléon en qui il voyait l’héritier des idées de la Révolution française, il en arrivera à vouloir l’assassiner. Pierre Bézoukhov est pour moi le personnage central du roman – mais ce n’est que ma lecture. Dans La Guerre et la Paix, trois familles s’entrecroisent : les Kouraguine, les Rostov, les Bolkonsky. Pierre Bézoukhov fait le lien entre les trois : il est le meilleur ami d’André Bolkonsky, l’époux d’Hélène Kouraguine, et il est l’ami très cher de Natacha Rostov.

Voilà pour les personnages romanesques. Puisque La Guerre et la Paix raconte un moment d’Histoire, il y a aussi, bien évidemment, des personnages historiques. Le général Koutouzov, par exemple, qui, pour contraindre Napoléon à quitter la Russie, sacrifie la ville de Moscou – que les moscovites vont incendier. Pour nous, lecteurs français, quelques noms de nos livres d’Histoire surgissent au détour des épisodes : Davout, Murat… Tolstoï fait parler toutes ces figures historiques dans des dialogues et les fait agir selon des intentions réinterprétées. On sait que Tolstoï, consciencieusement, a lu tout ce qui avait trait à la campagne napoléonienne en Russie. Au-delà du romanesque, ce qui est le plus intéressant, indéniablement, dans La Guerre et la Paix, c’est le parti pris du romancier. Tolstoï dit rarement « l’armée russe » mais plus souvent « les nôtres ». Il met en doute les intentions de stratégies et redessine même les plans de bataille. Il y a, dans ce roman, une part affirmée de fatalité sans cesse mise en avant, qui participe, aussi, du romanesque.

Lire La Guerre et la Paix, c’est aussi prendre conscience de l’importance de la langue française dans l’orbite slave. On l’avait oublié – je l’avais oublié. A la cour de Russie, de Moscou à Saint-Pétersbourg, le français est prédominant. C’est aussi vivre, sur le mode romanesque, mais pas que, des temps forts de l’Histoire. On n’oubliera jamais – jamais ! – les deux morts d’André Bolkonsky : la première sous le soleil d’Austerlitz – mais il ne mourra pas – et la seconde, après Borodino, auprès d’une Natacha dévastée par sa propre trahison.

Tous les personnages sont faits de chair, de sang, et de sentiments. Chez les Bolkonsky, le père est amoureux de sa fille et entretient des rapports ambigus avec la dame de compagnie – française – de celle-ci. Le fils – André, donc – est marié à une jeune femme qu’il trouve superficielle et s’empresse d’aller à la guerre pour s’étourdir, laissant l’épouse enceinte chez son père. Chez les Rostov, le père est inconséquent, le fils aîné prodigue, la fille – Natacha – amoureuse et promise mais séduite par un bellâtre. Chez les Kouraguine, le frère et la sœur sont incestueux, le père n’est intéressé que par l’argent et la position. Les personnages principaux sont jeunes, très jeunes. Natacha n’a que quatorze-quinze ans au début du roman. Deux figures de l’armée russe sont remarquables : Dolokhov et Denissov. On pourrait penser, à lire les choses présentées ainsi, que La Guerre et la Paix est un tourbillon. Ce n’est pas vraiment le cas. Sur deux tomes de plus de mille pages chacun – dans l’édition Folio Classique – Tolstoï ne joue ni sur l’ellipse ni sur le spectaculaire (encore que, sur l’ellipse, on puisse moduler : la mort d’Hélène Kouraguine – l’épouse de Pierre Bézoukhov – est évacuée rapidement. Rappelons qu’elle meurt d’avoir avalé en une seule prise un philtre d’avortement qu’elle ne devait prendre que goutte à goutte…) Dans la plupart des épisodes, Tolstoï prend le temps de l’interprétation. L’Histoire en particulier est passée par son prisme. Et les personnages centraux – Bézoukhov, Natacha, André Bolkonsky – aussi bien que les personnages annexes sont déployés selon leurs sentiments, les intérêts ou les idées qu’ils défendent, et une universalité de l’âme humaine.

Quel bonheur de lecture, bon sang ! Comme quoi, il n’est jamais trop tard pour découvrir les classiques des classiques…

Pierre Bézoukhov (Paul Dano), Natacha Rostov (Lily James) et André Bolkonsky (James Norton) dans la série produite par la BBC (2016)


*

NB : J’ai bien conscience qu’à parler ainsi d’un tel roman, que je viens juste de découvrir alors qu’il fait partie intégrante de l’histoire littéraire, je ne fais que survoler le sujet. Que l’on me pardonne...

*

Lire l’article deVirginie Neufville à propos du Portraitde Dorian Gray d’Oscar Wilde, roman qu’elle a choisi pour le thème de ces Regards Croisés n°36 :  un roman du XIXème siècle.