Philippe Caubet, Dans un autre temps, éditions Pierre Guillaume de Roux, septembre 2011, 272 pages.
Un homme trouve un agenda sous la table d’une pâtisserie-salon de thé où « une serveuse aux paupières molles et au pas de phoque » lui sert de minuscules gâteaux aux noms surprenants : « consolation-d’hiver et « falbalas-délice ». Ces gâteaux, le narrateur les juge « vétustes », « de couleur morte ». Cet agenda, le narrateur va le conserver, décidant de se rendre aux rendez-vous qui y sont consignés. Dehors, il neige. Dans un autre temps, le roman de Philippe Caubet, nous entraîne dans un parcours lent, au long des rues désertes d’une ville qui a connu des jours meilleurs, où les jardins sont clos, les musées vides. Ce périple, commencé sous la neige de février, s’achève en mars, au printemps. La neige laisse place à la pluie, puis les branches des arbres se couvrent de fleurs.
La ville du roman n’a pas de nom, on y trouve une « gare des départs » et une « gare des arrivées », les journaux locaux sont Impressions du soir ou Nouvelles de ce matin, on peut y manger dans les restaurants « Morsures » ou « La Lune rouge », jouer aux cartes dans un cabaret à l’enseigne du « Gant de boxe ». Le narrateur, poussé vers la périphérie à cause des rendez-vous notés dans l’agenda, découvre des quartiers et des rues qu’il ne connaissait pas, le quartier des Infirmes ou celui des Oiseaux, l’allée des Ronces, le boulevard Occidental ou celui des Infantes.
On l’aura compris, ce roman n’a rien de réaliste, rien de quotidien. Il faut y entrer en acceptant d’emblée de visiter un territoire troublant, déstabilisant. Un univers sensible.
Le narrateur, dont on ignore le nom, s’insinue dans la vie du propriétaire de l’agenda, dont il pense qu’il peut s’agir d’un certain monsieur Chappelle. Ce narrateur est apparemment désœuvré, en ressortant de la pâtisserie il a le sentiment qu’un « petit carnet [lui] tenait compagnie ». Lui, qui aurait aimé avoir « un père mieux portant et une mère plus aimable », qui déplore qu’aucune photographie de ses parents n’ait été sauvée – elles sont toutes passées par les flammes, celles de sa mère brûlées par elle-même, celles de son père plus tard, dans un incendie – mène une vie désolée, dont il ne se plaint pas. Sa vie se résume à : « L’escalier jauni, les trois étages, la trace rouge sur le mur entre le deuxième et le troisième, la porte aux chats qui s’enfuient, la serrure qui résiste à la clef, le regard des livres empilés, l’odeur du couloir, le tapis qui s’effiloche, les fauteuils éclairés par le réverbère ». Chaque fois qu’il revient d’un rendez-vous noté sur l’agenda de ce monsieur Chappelle, la même description nous est donnée, exactement la même, à la virgule près. De l’enfance du narrateur, à part le désastre des photographies de ses parents, nous savons uniquement qu’il l’a passée dans « un hôtel particulier bleu ». L’escalier jauni, la trace rouge sur le mur, et l’hôtel particulier bleu évoquent les trois couleurs primaires, essentielles à la déclinaison chromatique. Dès lors, dès que ces trois couleurs ont été mises en place, on peut passer à l’orange d’une chevelure, au vert d’un costume, au marron d’un pardessus. Et surtout au noir, au blanc, au gris. On peut avoir une lecture picturale de ce roman. Cette ville fantomatique, ces gares désertes, vides, évoquent immédiatement une atmosphère à la Chirico.
L’écriture de Philippe Caubet, apparemment classique, est savoureuse. Les portraits sont brossés d’un trait, « des dames aux grosses jambes », « il était debout, très petit et fort large », « l’homme était petit, fardé, atteint d’un tic de la lèvre supérieure qui faisait apparaître des dents sur la défensive », les décors plantés sur le même mode détaillé et allusif à la fois, le tout faisant naître un monde – oui, un monde – étrangement décalé, entre fantaisie et tragédie.
Dans un autre temps est de ces textes mystérieux, qui racontent une histoire inattendue, mais dont on devine, à la lecture, une signification souterraine. Ils sont bien peu, ces textes-là, bien peu à être parfaitement réussis. On pense à Épépé, de Ferenc Karinthy, ou à Forêt-forteresse, de Michel Host. Dans le roman de Philippe Caubet, une des clés se trouve sans doute dans l’orthographe particulière de deux mots : le propriétaire de l’agenda est nommé Chappelle, avec deux P, et dans ce nom, plus que le bâtiment religieux, on subodore un « j’appelle » ; le narrateur s’obstine à écrire « tiroire » au lieu de « tiroir », et dans ce mot allongé, on devine « histoire » et « mémoire ».
Ne dévoilons rien d’autre. Laissons au lecteur la découverte plus complète de cette ville, de ses habitants, de ses cérémonies, de son administration… Concluons simplement en affirmant que Dans un autre temps est une magistrale figuration du deuil.