samedi 31 décembre 2016

La Fée carabine de Daniel Pennac

Daniel Pennac, La Fée carabine, éd. Gallimard (série noire), 1987, et éd. Folio.

Yves Boisset, La Fée carabine, téléfilm de la série « Série noire », adaptation et dialogues Yves Boisset, Daniel Pennac et Alain Scoff, première (et seule ?) diffusion : 1988.


Le roman reprend les personnages du premier opus de la saga, Au bonheur des ogres, et les amplifie. Il y a la famille Malaussène, bien sûr (Le Petit, Jérémy, Clara, Thérèse, Benjamin, la mère enceinte de 10 mois, et Louna, en arrière-plan). Plus Julie et Julius, la journaliste et le chien épileptique. Mais les personnages principaux de ce deuxième volet sont les flics et les vieux.
 
Côté flics, les inspecteurs Pastor et Van Thian sont extrêmement bien cernés. Le premier est jeune, il a été adopté par celui qu’il nomme Le Conseiller, et qui est à l’origine de la création de la sécurité sociale. Pastor a perdu ses parents adoptifs, dans des circonstances que je ne dévoilerai pas ici (au cas où quelques lecteurs ignoreraient encore tout de la saga Malaussène), il semble détaché et concerné à la fois, il est passé maître dans l’art de l’interrogatoire : tous les suspects lui signent des aveux circonstanciés, sans barguigner. Le second, l’inspecteur Van Thian, officie en travesti sous les traits de la veuve Hô. Serré dans une robe thaï et parfumé aux « Mille fleurs d’Asie », il enquête sur le terrain, à Belleville, afin de découvrir qui est l’assassin des petites vieilles.

Côté vieux, toute une ribambelle de personnages hauts en couleurs sont brossés par Pennac : les veuves qui se défendent à coups de pistolets, les vieux seuls et drogués recueillis par Malaussène. Chacun est caractérisé par son passé professionnel, il y a Semelle (ancien cordonnier), et Verdun (qui a fait la guerre de 14-18), par exemple. Et l’on retrouve Stojilkovicz, dit Stojil, dont on avait fait la connaissance dans Au bonheur des ogres, joueur d’échecs et confident de Benjamin, qui ici est une figure mise en avant : il s’occupe des petites veuves, les emmène faire un tour dans Paris dans son vieil autobus, et leur apprend à tirer au pistolet pour se défendre. On sait comment tout cela va finir (on le sait, n’est-ce pas ? Mais oui, souvenez-vous, c’est dans le volet suivant, dans La Petite Marchande de prose, la traduction de Virgile en serbo-croate, et tout ça…).

Puisque nous sommes toujours dans la collection « Série noire » et pas encore dans la collection blanche, l’intrigue est basée sur la corruption, la culpabilité présumée des innocents (rôle qu’endosse Benjamin, en sa qualité de bouc émissaire), et la mainmise des forts sur les faibles (ici, des flics corrompus ont imaginé de droguer les petits vieux indélogeables de leurs appartements bellevillois, il y a de la spéculation immobilière dans l’air).

L’intrigue n’a que peu d’intérêt. Dans le roman de Daniel Pennac, dans ce deuxième volet de la saga, il s’agit de caractériser plus précisément les personnages. On sent bien que quelque chose est en marche, là. Thérèse, par exemple, la sœur de Benjamin, celle qui défripe les mains fripées des petits vieux et leur lit l’avenir. Thérèse est celle qui, tenant la main de la veuve Hô, lui dit qu’elle est un homme et non une femme, et qu’elle triche par amour de la vérité. Un des motifs primordiaux de la saga – le rôle ou non rôle des parents, l’amour filial et la responsabilité assumée ou non – est, dans La Fée carabine, appuyé et décentré. On savait déjà que Benjamin assumait le rôle de « frère de famille ». On voit et entend, dans ce deuxième volet, des relations parentales pérennes ou aléatoires, dans tous les cas stupéfiantes. Pennac, dans la saga Malaussène, ne parle que des enfants. C’est son grand sujet. Ici, lorsque la mère accouche au bout de dix mois de sa petite dernière, elle s’endort, comme elle s’endort après chaque accouchement. L’enfant hurle (on l’a appelée Verdun, ses hurlements sont un déluge de bombes). La seule/le seul qui puisse calmer ces hurlements est le flic travesti en veuve asiate. Chez Pennac, il n’y a ni père ni mère, ni femme ni homme, finalement. Comme le disait Romain Gary/Emile Ajar dans Pseudo, « l’hérédité de papa, c’est fini », et comme l’interrogent les gender studies décriées, le genre est à étudier, et à interroger. Dans ses romans « populaires », Daniel Pennac replace l’amour et la responsabilité à leurs justes places : nécessité fait loi, et la tendresse viendra à bout de tout.

Dans l’adaptation pour le format télévisuel (1h20mn), le roman de Daniel Pennac subit des coupes sombres. Exit Le Petit et ses lunettes cerclées de rose (là encore, on pourrait en redire, question genre et tout ça…), exit Thérèse et son ésotérisme, exit Clara, la sœur dont Benjamin est amoureux. Exit la mère, inexistante. Et exit Julius le chien épileptique, remplacé par un très joli toutou qui mange à table avec les humains. Clara et Thérèse sont synchrétisées en une seule jeune femme, préposée principalement à la vaisselle et, parce que l’intrigue le réclame, à lire dans les lignes de la main de l’inspecteur Thian. Le flic Pastor – incarné par un Fabrice Lucchini tout en retenue – est soulagé de son fardeau familial, il n’est qu’un policier qui dévie de sa ligne en faisant justice.

Le téléfilm est un bon téléfilm, à la mise en scène pointilleuse, servi par un casting impeccable. Le personnage de Stojil est incarné par Daniel Emilfork, et c’est là l’apport principal de l’adaptation au texte. Car Stojil, c’est Emilfork, de toute éternité. A la relecture des romans, il n’est pas permis d’en douter. De la même façon que l’on retraduit les textes écrits en langue étrangère, et qu’on les remet au goût du jour ou à la sonorité du jour, on réadapte au cinéma, à la télévision, les romans. En leur donnant la « gueule » de l’époque. L’exemple le plus frappant étant sans doute les différentes adaptations des Misérables du père Hugo : qui incarne le mieux Jean Valjean, en regard de l’époque ? Jean Gabin ? Lino Ventura ? Gérard Depardieu ? (pour ne citer que quelques adaptations). Mais qui incarne véritablement Javert ? Je dirai : Michel Bouquet, sans aucun doute. Idem pour Stojil dans La Fée carabine. Daniel Emilfork, et personne d’autre. Emilfork était déjà dans le roman, il en est l’émanation.

Le passage de l’écrit à l’écran n’a rien de fourches caudines. L’adaptation est un art majeur, tout à fait réussi en ce qui concerne La Fée carabine (mentionnons aussi la chanson de générique, qui a des allures de « Lili Gribouille »). Cela dit, l’incarnation du personnage relève de la stupeur (de la part du spectateur) et de l’osmose rétrograde (de la part du comédien). Daniel Emilfork en Stojil, donc. Princier.



NB : je me souviens d’avoir regardé, en son temps de première diffusion, le téléfilm La Fée carabine sans connaître le roman, ni celui qui l’avait précédé. Je me souviens d’avoir découvert les romans un peu plus tard (sans doute à la parution de La Petite Marchande de prose), et d’avoir eu dans l’oreille la voix de Daniel Emilfork à chaque fois qu’apparaissait dans le texte le personnage de Stojil. Et je me souviens que de ce souvenir avait ressurgi le souvenir d’une adaptation télévisée beaucoup plus ancienne : celle de La Poupée sanglante (1976), d’après Gaston Leroux. Emilfork y tenait le rôle d’un hypnotiseur façon grand-prêtre. Et je me souviens, aussi, que j’étais allée dévorer le texte de Leroux, à cause de l’apparition d’Emilfork. Je lui dois beaucoup, à ce merveilleux acteur.


jeudi 29 décembre 2016

2016

Les bilans ne sont que des balises. Comme les dates. 1er janvier, changement d’année calendaire. Depuis peu, en France, à l’échelle cosmique : 1564, édit de Roussillon.
Bilan, donc.
 

Bilan littéraire en ce 29 décembre 2016


Articles publiés sur le web

75 articles cette année (ou peut-être 76, une recension pour Encres Vagabondes n’ayant pas été reprise sur mon blog).

Textes publiés sur papier

Un essai sur la poésie de Sylvestre Clancier
Un recueil de deux nouvelles aux éditions Rhubarbe
Une postface au diptyque de François Coupry

C’est satisfaisant

A part ça

Des monceaux de lignes avalées, dont je n’ai rien dit (rien écrit) par égoïsme ou charité :
Honoré de Balzac, Jean Claude Bologne, Marcel Aymé, Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, etc., la liste est longue, de relectures en découvertes (pour l’égoïsme)
Les très mauvais romans survolés et tus (pour la charité)
Des heures passées à dévorer des séries TV 
Des heures de cours données (non, partagées) avec des étudiants rigolos et concernés (deux promos à cheval sur deux années scolaires qui ne sont pas calendaires)

Et puis

Les corps dans la Méditerranée
Le traumatisme de la baie des Anges
La victoire de François Fillon aux primaires de la droite
La victoire de Donald Trump aux élections américaines

Et puis, aussi

Le goût des huîtres
Le bruit de l’océan
Le sac offert par une amie (presque) inconnue
La chaleur aux épaules durant la canicule
Les agapes avec les écrivains de cœur, autour de Veuve Cliquot, de foie gras, de gâteaux au chocolat et de tartes Tatin, dans la verdure inespérée des banlieues parisiennes
Et mon chien plus que centenaire à l’échelle humaine, corps défaillant mais mental au top


lundi 12 décembre 2016

Les Producteurs d’Antoine Bello

Antoine Bello, Les Producteurs, éd. Gallimard, 2015 et éd. Folio, septembre 2016.

Le roman Les Producteurs est le troisième tome d’une trilogie dont le héros est l’Islandais Sliv Darthunghuver. Dans Les Falsificateurs, on faisait la connaissance de Sliv, et l’on découvrait avec lui l’existence du CFR (Consortium de Falsification du Réel). Cette organisation, secrète et donc mystérieuse, s’emploie à dévier – légèrement ou carrément – le cours de l’Histoire. Dans quel but ? Voilà la question, à laquelle Sliv, devenu membre du CFR, tente de trouver une réponse. Dans le premier opus, Sliv fait montre d’un talent indéniable pour les scénarii, il gagne même le prix du meilleur scénario grâce à son dossier sur les Bochimans menacés d’extinction à cause de la De Beers. Il suivra les cours de l’Académie du CFR, sise à Krasnoïarsk. Dans Les Eclaireurs, Sliv intègre le Comité du CFR et on lui révèle comment le Consortium a été créé, deux siècles plus tôt, par un chevalier français du nom de Pierre Ménard (*). On révèle à Sliv l’origine du CFR, mais pas sa finalité. Dans quel but passer sa vie à falsifier le réel ? Tous les dossiers montés par les scénaristes du CFR, et réalisés avec l’aide des falsificateurs – car il s’agit d’être non seulement crédible mais irréprochable, il faut donc aller modifier les documents historiques, inventer des sources concordantes, etc. – vont dans le même sens : ils comportent toujours une part d’humanisme, mettent l’accent sur les grands problèmes du moment (écologie, géopolitique, sauvegarde des cultures…).

Dans Les Producteurs, nous voilà à Hollywood. Où nous faisons la connaissance d’Ignacio Vargas. Ce personnage supplante, me semble-t-il, tous les autres personnages de la trilogie – et pourtant, ils sont tous bâtis à chaux et à sable. Vargas est un cynique réaliste qui crée le faux. Il est dans le cinéma, quoi. Une espèce de grand manitou lucide, aux allures de démiurge rigolard. Les conversations qu’il a avec Sliv replacent l’existence du CFR sur le terrain de la fiction, et de sa nécessité :

« Qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal ? Les uns vous diront la conscience, les autres le langage. Pour moi, ce sont les histoires. L’Homo sapiens en a de tout temps produit et consommé des quantités stupéfiantes, des habitants des grottes de Lascaux à nos contemporains qui s’abrutissent de séries télé. Or le hasard n’a pas sa place dans l’évolution : si la fréquence d’un trait héréditaire augmente au fil des générations, c’est qu’il améliore les chances de survie de l’espèce. L’homme moderne est le fruit de millions d’années d’évolution ; s’il continue à raconter des histoires, il en tire forcément un bénéfice.
- Lequel ?
- Pour faire simple, l’histoire est un simulateur de vie, semblable dans le principe au simulateur de vol sur lequel s’entraîne un pilote. Les anecdotes qui émaillent nos conversations, les livres que nous lisons, les films que nous voyons nous préparent aux situations que nous allons rencontrer. »

La trilogie d’Antoine Bello est une double mise en abyme : elle justifie le rôle du romancier, du scénariste, en se plaçant au cœur d’une organisation dont le but est la scénarisation ; elle oblige le lecteur à s’interroger sur la véracité des événements, historiques ou d’actualité, qui lui sont donnés comme incontestables. La trilogie de Bello, si elle lorgne du côté des théories du complot et induit une certaine paranoïa, s’avère une entreprise de salubrité publique. Nous savons que nous pouvons, nous tous, falsifier le réel, ne serait-ce qu’en modifiant une notice Wikipédia ou en répandant une rumeur sur Twitter. Les démentis ne sont jamais à la hauteur des contre-vérités. On a peut-être encore en mémoire la falsification des charniers de Timisoara. L’horreur que l’on nous décrivait ne laissait aucune place au doute (**). Dans Les Producteurs, on assiste à l’ « invention » (***) de Sarah Palin par le CFR. Lorsque le candidat républicain John McCain choisit comme colistière une quasi-inconnue, les médias s’enflamment. Cette femme a tout de l’héroïne de fiction : gouverneur de l’Alaska, égérie du Tea Party, mère d’un enfant trisomique qu’elle exhibe plus qu’elle ne présente, mère d’une adolescente enceinte, elle est une sorte de synthèse de personnage fictionnel, tout droit sorti d’un soap-opéra. Antoine Bello s’empare de la vérité du terrain pour rendre crédible les manœuvres souterraines du Consortium de Falsification du Réel qu’il a inventé. Parce que le monde, parfois – souvent – est illisible. C’est d’ailleurs sur cette illisibilité que s’appuient les théories du complot. Bello retourne toutes ces théories en proposant une explication fictionnelle. N’est-ce pas là le rôle du romancier ? Ou, pour le dire autrement et ne pas réduire le roman à l’invention, le rôle du « fictionnaire » ?

Dans Les Producteurs, on assiste à l’invention d’une dissidence maya. Lena, la femme dont Sliv est amoureux depuis des années sans se l’avouer, la meilleure falsificatrice du CFR, monte un dossier d’un humanisme rare. Il s’agit de faire croire que l’on a découvert des codex et des artefacts au large du golfe du Mexique. L’équipe de Lena doit tout fabriquer : les codex – ces cahiers rédigés en glyphes, dont il n’existe que très peu d’exemplaires –, la barque échouée au fond du golfe, avec du bois d’époque. Il s’agit aussi de dénicher le chercheur de trésors, il doit avoir une gueule et du bagou, et nous revoilà sur le terrain hollywoodien… Le dossier de Lena est basé sur la notion de « concorde ». Les Mayas étaient un peuple sanguinaire, dont la culture se basait, entre autres, sur les sacrifices humains. Ils sont aussi à l’origine d’un « jeu de balle » rituel. Lena imagine que « ses » Mayas dissidents font évoluer les règles du jeu : les joueurs peuvent changer de camp, par exemple, et un joueur faible peut faire gagner son équipe. On rêve de telles règles pour le football… et l’on rêve de supporters pouvant soutenir tour à tour les deux équipes en présence… La « découverte » de l’épave du golfe du Mexique occupe une moitié du roman, et résonne en harmonie avec l’épisode hollywoodien. Le CFR est aussi – et surtout, ici – une formidable entreprise de production. Les sommes engagées sont colossales, autant que pour un blockbuster. La campagne de communication est assurée par le biais des réseaux sociaux.

Antoine Bello est de ces romanciers qui cherchent dans le réel le bien-fondé de leur imagination, et qui parviennent à mettre en balance la réalité et la fiction. Dans sa trilogie, on suit avec avidité les aventures de Sliv, tout en revisitant ce qui a fait notre actualité récente – l’effondrement des tours du 11-septembre, l’élection de Barak Obama, entre autres. Les Falsificateurs, Les Eclaireurs et Les Producteurs se lisent avec une jubilation fatale, entendons par là que cette lecture aiguise notre lucidité – ou tout au moins nous oblige à regarder en spectateur dessillé le grand théâtre du monde de l’information.

*

Notes
(*) Coucou Jorge Luis Borges.
(**) Quelques esprits lucides ont toutefois sursauté immédiatement aux « informations » avancées. Je me souviens que mon père, alors que nous regardions le JT en cette fin d’année 1989, avait laissé tomber, du ton de celui à qui on ne la fait pas : « ça, ma petite, c’est tout simplement impossible. Les chiffres sont aberrants. Tu verras ce que je te dis… »
(***) « Invention » ici dans le sens de « découverte », comme on découvrirait un territoire inconnu. Christophe Colomb est l’inventeur de l’Amérique.

  

mardi 6 décembre 2016

La Peinture à Dora de François Le Lionnais

François Le Lionnais, La Peinture à Dora, (première publication in Revue Confluences, Lyon, mars 1946), éd. Le Nouvel Attila, novembre 2016.
  
En 1944-1945, François Le Lionnais est déporté au camp de Dora, à côté de Buchenwald, pour faits de résistance. Il est affecté à la chaîne de montage des V2, qu’il sabote consciencieusement, avec d’autres camarades, en déclarant bonnes les pièces défectueuses. La chaîne est située dans un tunnel où les conditions de « travail » sont, on s’en doute, atroces. A tel point que la durée moyenne de survie des prisonniers y est de trois mois.


François Le Lionnais est mathématicien, ingénieur, joueur d’échecs. Il a déjà lu tout ce qu’a publié Raymond Queneau, mais ils n’ont pas encore fondé ensemble l’OULIPO. Lorsqu’il est déporté à Dora, Le Lionnais a 44 ans. Il se lie d’amitié avec un jeune homme, Jean Gaillard. Leur relation aurait quelque chose à voir avec le tandem maître/élève si les circonstances n’étaient pas si terribles. La vie dans le camp exacerbe et relativise tout. Le temps n’est plus à compter ou à voir passer, le temps est une donnée palpable à laquelle il faut rendre son caractère à la fois abstrait et régulateur.

dimanche 27 novembre 2016

L’étrange questionnaire d’Eric Poindron

Eric Poindron, L’Etrange questionnaire, éd. les Venterniers, novembre 2016, 108 pages.

Un questionnaire n’est pas un test. Qui dit « test » pense « connaissances » et « évaluation ». Et qui dit questionnaire pense immédiatement « Proust ». Eric Poindron, maître ès-étrangeté, ami des fantômes et spécialiste des livres imaginaires, ne pose pas tout à fait ses pas dans les pas de Marcel. Si le questionnaire de Poindron est étrange, c’est avant tout par le dispositif qu’il impose : soixante questions, une minute par réponse, et donc une heure à consacrer pour dessiner une manière d’autoportrait. 

L’étrangeté de cet étrange questionnaire repose aussi, bien entendu, sur la surprise provoquée par les questions. Qui ne sont pas toujours des questions, qui sont parfois des injonctions amicales – et diablement intimes. Par exemple : « Vous êtes au confessionnal ; alors confessez-moi l’innommable ». Cette question n°20 est précédée de dix-neuf autres – et suivie de quarante  – qui, toutes, nous poussent dans des retranchements qui ont peu à voir avec le trivial et tout à dénicher dans la psyché, l’imaginaire et la capacité de s’émerveiller. « Quelle étrange collection aimeriez-vous imaginer ? » (on laisse au lecteur la découverte de la suite de la question 54…) ; « Qu’est-ce qu’un poète et qu’attendez-vous de la poésie ? » (question 48). N’oubliez pas : vous n’avez qu’une minute pour répondre ! Et en une minute, vous avez toutes les chances de dire une belle part de vérité.

L’ouvrage, sous une couverture impeccable en noir et blanc, rugueuse au toucher et douce à l’invite, est formidablement paginé : sous l’en-tête de chaque question, une belle plage de couleur crème où pencher ses réponses immédiates, avec parfois une note de bas de page qui incite à rêver plus avant. Dans son avant-propos, Eric Poindron nous livre un souvenir d’enfance : sa grand-mère l’avait surnommé « Monsieur Pourquoi ». Tous les enfants posent des questions. Poindron, lui, va soulever d’autres interrogations, moins terre-à-terre, plus surprenantes, du genre : « Qui vous regarde dans les yeux lorsque vous les fermez ? » Ah ben oui, tiens, au fait… Qui ? En fin d’ouvrage, on trouvera un texte éclairant d’Edward Gauvin, écrivain et traducteur américain, grand connaisseur de nos littératures de l’étrange. Gauvin, dans son article, souligne la difficulté d’une définition de l’ « étrange » : est-ce l’insolite ? Le bizarre ? La question se pose pour le locuteur français. Elle se pose aussi, et en d’autres termes, pour le traducteur. Cet étrange questionnaire, qui nous pousse dans nos étranges retranchements, pose également des questions lexicales et mentales. 

Eric Poindron est aussi l’agitateur d’un cabinet de curiosités numérique. C’est sur la toile qu’il prolonge sa manie collectionneuse de déchiffreur et défricheur du fantastique – ou du gothique, ou de l’horrifique, dans tous les cas du poétique. 

Voilà un livre à offrir, comme un cadeau intime. Un livre que l’on doit prolonger, une sorte de carnet partageable lorsqu’il est encore vierge, mais à garder au secret quand on y aura couché ses réponses… car on s’y sera dévoilé presque entièrement. A moins que l’on n’aime, comme Eric Poindron, faire visiter son cabinet de curiosités – ici, en l’occurrence son cabinet de curiosités mentales.

*

Je livre en aparté, et en clin d’œil, ma réponse à l’étrange question n°57 « Ecrivez la dernière phrase d’un roman ou d’un livre étrange à venir (mais ne comptez pas forcément sur nous pour l’éditer). »


Ma réponse, donc : « Il leva enfin les yeux au ciel et n’y vit que le reflet d’un gouffre. »