mardi 27 octobre 2020

Un hiver à Wuhan d’Alexandre Labruffe

Alexandre Labruffe, Un hiver à Wuhan, éd. Gallimard, coll. Verticales, septembre 2020, 128 p.


C’est l’histoire d’un écrivain à qui l’on propose, fin 2019, un poste d’attaché culturel dans une ville industrielle chinoise. L’écrivain s’appelle Alexandre Labruffe, et l’on peut affirmer qu’il écrit diablement bien. La Chine, il connaît. Il a fait plusieurs séjours, jamais touristiques, toujours en immersion salariée ou missionnée, dans ce pays schizophrène, république populaire mais désormais ancré dans l’économie de marché. La productivité a un prix, exorbitant : la Chine est le pays de la pollution acceptée, du développement industriel à tout prix, de la main d’œuvre entassée. En courts paragraphes que l’on ne peut comparer à des clichés photographiques tant ils sont écrits, au vrai sens du terme, là où la photo ne ferait que décrire, Alexandre Labruffe tisse un texte en va-et-vient sur ses aventures chinoises depuis la fin du siècle dernier. (…)

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samedi 24 octobre 2020

Chroniques d’une station-service d’Alexandre Labruffe

Alexandre Labruffe, Chroniques d’une station-service, éd. Gallimard, coll. Verticales, août 2019, 144 p.

 


Avant Un hiver à Wuhan, dont je parlerai par ailleurs, Alexandre Labruffe a publié dans la même collection Verticales chez Gallimard, en 2019, un roman dont le titre laisse à penser qu’il s’agit de chroniques rédigées sur le vif. La chronique, ça a à voir avec le temps (qui passe) et rarement avec le romanesque. Dans Chroniques d’une station-service, on est dans le romanesque le plus déjanté et le plus poétique, camouflé sous la forme de fragments écrits au jour le jour par un narrateur joliment nommé Beauvoire.

Beauvoire, donc, est employé dans une station-service, en proche banlieue parisienne. Il télécharge et diffuse dans ce qu’il appelle la « capsule » – c’est-à-dire le bâtiment qui abrite la caisse, les toilettes, les gondoles de comestibles et quelques mange-debout – des films de série B ou Z, qu’il adore. Il voit dans Mad Max, ou dans les films de zombies, une amplification réaliste du monde ambiant. Les clients défilent : des personnes seules, des familles, des collègues de bureau… toute une humanité en transit, de passage pour une station dans une station-service. Ce que Beauvoire nous fait voir et entendre de ces clients, c’est une absurdité du monde en marche, des bribes de surréalisme et de non-sens. Et ce que Beauvoire nous donne de ses réflexions à propos de ce défilé d’humanité, c’est une philosophie de l’attention légère, légèrement étonnée. Les gens, pour lui, sont ainsi, à peu près incompréhensibles. Son patron passe une fois par semaine, il vient voir comment son entreprise est tenue et dispense des discours de marketing et de management dont le vocabulaire semble tout droit sorti d’un manuel de manager pour les nuls. Tout cela est savoureux, désespéré, drolatique.

L’observation du monde à partir d’un microcosme ne fait pas forcément un roman. Alexandre Labruffe introduit des motifs de comique de répétition, ou plutôt de succession ou d’enchainement, qui donnent à son texte une force de drôlerie hilarante. Par exemple, c’est dans la station-service que des personnes, jamais les mêmes, viennent confier à Beauvoire des livres que d’autres personnes, jamais les mêmes non plus, viennent récupérer à la caisse. Dans ces livres, il y a des signets, ou des pages cornées, des mots soulignés, des messages secrets. Une jolie japonaise, qui vient acheter des chips en vélo à la station-service chaque semaine, pratique un art martial où le combat consiste à ligoter son adversaire. Le narrateur, hors de son lieu de travail, fouille dans ses poches à la recherche de monnaie et donne à un SDF sa clé USB – où il a enregistré la seule copie d’un roman qu’il est en train d’écrire – au lieu d’une pièce. Dans la capsule, on joue aux dames, on organise des expos photos, on danse sur du charleston remixé… Tous ces motifs se recoupent et s’entremêlent, c’est le grand théâtre du monde,  bizarre. 

Il y a des livres dont la lecture fait du bien, et Chroniques d’une station-service est de ceux-là. Ça semble écrit à tout berzingue, mais il n’en est rien. Voilà un texte qui dit quelque chose du monde à un moment donné, sur un ton de mélancolie profonde dissimulée sous le burlesque. Bien plus efficace que n’importe quel traité de sociologie, ce roman énergique – dont le narrateur a tout de l’aboulique – est une petite merveille d’humanité en marche, et de poésie du quotidien. On retiendra, entre autres, les néons fatigués de ce hangar HORIZON, près de la station, dont le H et le Z rendent l’âme pour laisser apparaître le nom de la constellation ORION. Chroniques d’une station-service, c’est ça : un narrateur, la tête dans les étoiles, qui consigne ce qu’il se passe sur un petit bout de Terre. Plus qu’à ceux de Perec ou Vasset, c’est à l’univers de Pierre Etaix que ce roman renvoie. 


mardi 13 octobre 2020

La Femme-Ecrevisse d’Oriane Jeancourt-Galignani

Oriane Jeancourt-Galignani, La Femme-Ecrevisse, éd. Grasset, coll. Le Courage, 2 septembre 2020, 400 p.



En 1934 René Magritte peint un étonnant hybride, une femme-poisson. L’Invention collective est le titre qu’il donne à son tableau. La créature est l’inverse exact de la sirène des contes et des mythologies : le buste est animal, et le bas du corps, à partir de la taille, féminin. La sirène montre ici son sexe et n’a pas de poitrine, ni de bras. Oriane Jeancourt-Galignani imagine une gravure qui représenterait une femme-écrevisse, selon le même ordre que Magritte : tête animale et corps féminin. Mais la femme-poisson de Magritte est échouée sur le rivage, alors que la femme-écrevisse de Jeancourt-Galignani danse dans un paysage champêtre. L’une est morte, ou agonise, l’autre bouge en cadence, bien vivante. Le tableau surréaliste est déconcertant, référentiel, il inspire la surprise tout autant que le dégoût. La gravure, elle, est mystérieuse, on y devine un symbolisme moins sexuel que psychique, capable d’émouvoir hommes et femmes à la fois. La femme-poisson de Magritte surgit à l’évidence de la mer, ou de l’océan, c’est-à-dire de l’eau salée, tandis que la femme-écrevisse évoque le ruisseau ou la rivière, l’eau douce. Mais, comme il s’agit d’une gravure, elle surgit surtout d’un bain d’acide, d’une eau forte. Eau douce/eau forte. Il faut sans doute aller chercher du côté de cette opposition-là pour comprendre l’émotion qui naît à la lecture de ce roman.

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