jeudi 30 septembre 2021

L’Herbier des villes de Hervé Le Tellier

Hervé Le Tellier, L’Herbier des villes, éd. Textuel, 29 septembre 2021, 96 p.


Hervé Le Tellier est président de l’Oulipo depuis 2019. Le succès rencontré tant auprès des critiques que des lecteurs par son roman L’Anomalie a sans doute éclipsé son titre d’Oulipien en chef. Les éditions Textuel publient en cette fin septembre une mise à jour de son Herbier des villes, mise à jour incluant un détritus majeur de nos trottoirs pandémiques : un masque FFP2.
Qu’est-ce que L’Herbier des villes ? Une collection particulière d’objets ramassés sur les trottoirs parisiens du XVIIIe arrondissement, classés et nomenclaturés comme dans un véritable herbier, celui de Lamarck par exemple : pour chaque détritus, une étiquette érudite et fantaisiste à la fois, alliant le latin et le contemporain dans une confrontation stupéfiante. L’étiquette a son importance, mais aussi le texte qui accompagne la photographie de l’objet ramassé dans le caniveau. Il s’agit, chaque fois, d’un haïku, cette forme particulière de poésie japonaise. 

Que trouve-t-on, dans cet « urbier » ? Des morceaux de laine de tresses africaines, des jeux à gratter non gagnants, des emballages de barres chocolatées… tout un fond de poubelle représentatif de la vie urbaine. La cueillette est de hasard, mais l’étiquette d’érudition et le poème japonisant modifient le regard du spectateur sur le déchet ou l’objet perdu.



Cet exercice oulipien, auquel le lecteur est d’ailleurs incité en toute fin d’ouvrage, est, comme presque tous les oulipismes, déclinable et adaptable. Il se trouve que j’ai la charge des cours de Cultures de la Communication et d’infographie dans un cursus de BTS. Cet exercice de l’urbier, je l’ai proposé à mes étudiants, en décalant légèrement l’idée première : non pas ramasser au hasard un détritus ou un objet perdu, mais imaginer que l’on trouve à l’arrêt du tram un objet inattendu. La consigne était ensuite de traiter l’objet insolite selon le modèle des planches d’herbier de Le Tellier. Je publie ci-dessous deux travaux issus de ce TP ludique, poétique et culturel :






L’Oulipo, comme la première partie de l’acronyme l’indique, est un ouvroir, un endroit où l’on œuvre en souriant et en rêvant, comme rêvaient les brodeuses et les couturières, en « monjas gitanas ». La contrainte – ici la trouvaille sur le trottoir, l’étiquette érudite et le haïku – produit « quelque chose » d’inattendu et de merveilleux, tout en rendant compte d’une réalité. Le Tellier n’oublie pas de saluer Georges Perec dans son avant-propos , Perec qui avait lui aussi pensé à un herbier des villes, plus végétal : « l’axiome “Georges y avait pensé” se vérifiait une fois de plus. » 

L’Herbier des villes est un petit livre formidable, à découvrir ou à redécouvrir

*
Merci à Chloé Canelas et Léa Fernandes pour m'avoir autorisée à publier leurs travaux. 

lundi 27 septembre 2021

La Maison d’Adela de Mariana Enriquez

Mariana Enriquez, « La maison d’Adela » (La casa de Adela), nouvelle tirée de Ce que nous avons perdu dans le feu (Las cosas que perdimos en el fuego, 2016), traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, éd. du sous-sol, 2017 ; éd. Points août 2021. 


*** SPOILER ***


Il y a, dans le recueil de douze nouvelles Ce que nous avons perdu dans le feu de Mariana Enriquez, un texte d’un peu moins de vingt pages intitulé « La maison d’Adela », qui provoque frisson et vertige. Par son sujet, bien entendu, mais aussi par l’ampleur supplémentaire qu’il donne, soudain, au roman de Mariana Enriquez Notre part de nuit, et par ce qu’il lui retire. Evidence imparable que tout le roman est dans la nouvelle, et cette autre évidence, tout aussi imparable, que ce petit atome de texte, d’où naîtra le big bang, est au-delà du roman. La nouvelle initiale n’est pas l’embryon d’un texte plus long et d’un thème plus développé, elle est un texte d’une nécessité absolue, tournant rond, parfait. 

Dans « La maison d’Adela », la petite Adela est une « princesse des bidonvilles », fillette gâtée par son père qui lui rapporte des jouets incroyables des Etats-Unis, vivant dans maison qui, aux yeux des gamins du quartier, passe pour un palais merveilleux où se donnent des fêtes fabuleuses, où l’on peut regarder des films en couleur diffusés par un projecteur, comme au cinéma, quand les riverains se contentent de téléviseurs en noir et blanc. La maison des parents d’Adela est somptueuse. Est-ce la maison d’Adela ? Pour ceux qui ont lu le roman, la réponse est négative, bien entendu. La maison d’Adela, la sienne propre, est un mystère sombre ouvrant sur l’obscurité. 

L’Adela de « La maison d’Adela » est blonde, a des taches de rousseur et les dents jaunes. Elle a, comme l’Adela de Notre part de nuit, un seul bras, et un moignon qu’elle ne cache pas, qu’elle exhibe plutôt. Elle raconte qu’un chien nommée Enfer l’a attaquée enfant, quand ses parents prétendent qu’elle est née ainsi, avec un seul bras. La narratrice de la nouvelle a le même âge qu’Adela, mais dans le texte son personnage est traité comme une enfant. Le frère de la narratrice, un peu plus âgé, est fasciné par Adela. Ensemble, ils découvrent les films d’horreur et s’en repaissent, les racontant ensuite à la narratrice qui, elle, n’a pas le droit de les regarder, parce qu’elle est « trop petite ». L’allusion aux films d’horreur n’est qu’une introduction à l’horreur elle-même, l’horreur du texte, plus métaphorique et plus allusive. L’horreur du texte a pour origine la peur de la mère de la narratrice. En passant devant une maison abandonnée du quartier, la mère presse le pas et explique en riant à ses enfants que « cette maison [lui] fiche la trouille » mais que c’est « sans importance ». Voilà la maison d’Adela, la maison qui fiche la trouille aux mères. La maison que l’on veut explorer parce qu’on veut élucider le mystère de cette trouille. Maison abandonnée, fenêtres murées comme il se doit, en déshérence pour motif de succession compliquée, habitée auparavant par un couple de petits vieux morts l’un après l’autre. Envie irrésistible d’Adela d’entrer dans la maison, etc. Comme dans Notre part de nuit, avec un peu plus de mystère, cependant, par la brièveté du texte et l’absence de Gaspar dans la nouvelle dont la présence dans le roman expliquait à elle seule que la porte de la maison abandonnée s’ouvrît toute seule. 

« Adela cria dans le noir », lit-on dans la traduction française de la nouvelle, quand le texte original dit « Adela gritó en la oscuridad ». Nous n’en sommes pas encore à la disparition de la fillette, mais le texte original mentionne l’obscurité en signe avant-coureur, quand le texte français ne fait apparaître le mot que plus tard, et de façon plus symbolique : « - Adela ! cria Pablo. On ne l’entendait pas dans l’obscurité. Où pouvait-elle être, dans cette pièce interminable ? » Adela est en passe d’ouvrir la porte qui l’engloutira, on le sait déjà. Elle fait un petit signe de la main et disparaît. 

Pour qui a lu le roman, ces éléments-là sont comme une évidence. On peut aller jusqu’à penser que cette nouvelle est le point de départ de l’arche narrative de Notre part de nuit. On peut en déduire que le personnage le plus important du roman est Adela, et cela est facilement démontrable. Mais la nouvelle a sa vie propre, et sa propre structure. Si elle tourne aussi rond, c’est en partie parce qu’elle boucle sur elle-même : au début, la maison d’Adela est la belle maison de ses parents, celle qui fait l’admiration des gamins du quartier ; à la fin, la maison d’Adela est cette maison abandonnée, cette ruine plus vaste à l’intérieur qu’à l’extérieur, où Adela est engloutie dans l’obscurité – dans la nouvelle, elle n’est pas, comme dans le roman, engloutie par l’Obscurité. 

« Je n’ose pas entrer. Il y a un tag sur la porte qui me retient dehors. Ici vit Adela, attention ! J’imagine que c’est un enfant du quartier qui l’a écrit, en guise de blague ou de défi. Mais je sais qu’il a raison. C’est sa maison. » Dans la traduction française, comme pour une dramatisation, la dernière phrase du texte est décalée à la ligne suivante et dit : « Et je ne suis pas encore prête à la visiter. » Dans le texte original, la dernière phrase fait partie du paragraphe commençant par « No me animo a entrar… ». La dernière phrase du texte original dit : « Y todavía no estoy preparada para visitarla. » « Ne pas être encore prêtre à… » et « ne pas encore être préparée pour… », ce n’est pas tout à fait la même chose. La nuance est linguistique, infime. La phrase française est dans un français parfait. La phrase argentine contient un degré supplémentaire d’horreur, ou de dévoilement. A quoi la petite narratrice de la nouvelle n’est-elle pas encore préparée à… ? 

La nouvelle « La maison d’Adela » dit autre chose que son amplification dans le roman Notre part de nuit. L’architecture du roman tient sur les relations père-fils, le désir du père de sauver son fils d’une trajectoire à peu près inéluctable. L’architecture de la nouvelle tient sur les relations mère/fille : la mère veut préserver la narratrice de la vision des films d’horreur, elle lui dit qu’elle n’a pas encore l’âge alors que son frère Pablo oui, tandis que le père de la narratrice, à la question de sa fille « Et pourquoi Pablo a le droit, lui ? » s’exclame : « Parce que c’est un garçon ! », le texte précisant même que le père s’écrie cela « avec fierté ». Dans le roman, la disparition d’Adela est le moteur de la prise de décision de Gaspar. Dans la nouvelle, la disparition d’Adela provoque le suicide de Pablo, et met en garde la narratrice à propos de dangers autrement symboliques. 

La disparition d’Adela, dans la nouvelle, suggère un passage, un point de non-retour, entre l’enfance et l’âge adulte, chez les filles. La disparition d’Adela, dans le roman, amorce la prise de décision d’un Gaspar devenu pleinement adulte. Le bras manquant d’Adela, réapparu sous d’autres formes sur des cadavres d’hommes sacrifiés ou suicidés, est commun aux deux textes, en inverse exact du bras d’honneur. Un bras d’horreur, en quelque sorte. 

Il est toujours tentant d’orienter la lecture d’un roman à partir, ou à rebours, d’une nouvelle traitant apparemment du même thème. Souvent, presque toujours, la lecture confrontée des deux textes – le court et le long – libère des surprises, des bifurcations, des points de rupture. Il est commun de penser que les nouvelles sont des romans en gestation, en ébauche, surtout dans nos contrées où les nouvelles ne sont lues que d’un quart d’œil, sans aménité. Mais les nouvelles cachent des secrets que les romans dévoilent et exploitent différemment, comme oubliant le cœur vibrant du texte primitif, ou le laissant délibérément de côté. 


mardi 21 septembre 2021

La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr

Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, éd. Philippe Rey/Jimsaan, août 2021, 448 p.




La plus secrète mémoire des hommes, c’est l’histoire d’un jeune écrivain sénégalais vivant à Paris, Diégane Faye, qui, en 2018, se met en quête d’un autre écrivain sénégalais, enfui,  disparu depuis des décennies : T.C. Elimane. Elimane est l’auteur d’un livre unique publié en 1938, Le labyrinthe de l’inhumain. La vie de tous ceux qui ont approché Elimane a été bouleversée : ses amantes, les critiques littéraires… et Diégane, donc, qui, quatre-vingts ans après la publication du roman, se met en tête d’en retrouver l’auteur, car il est ébranlé par la lecture de ce Labyrinthe... Est-il toujours vivant ? Il aurait un peu plus de cent ans, mais rien n’est impossible. La plus secrète mémoire des hommes est une histoire d’écrivains, de littérature, de famille, de politique et d’amour. Présenté ainsi, on pourrait croire que le texte a tout d’une fresque, d’une traversée de siècle, mais ce roman est à l’opposé de la fresque canonique, chronologique, et c’est ce qui en fait sa force.
 

 


mardi 14 septembre 2021

Eugénie et Eugenia de Gabriel Lévi

Gabriel Lévi, Eugénie et Eugenia, éd. des instants, juin 2021, 286 p.


Eugénie et Eugenia est un roman d’errance dans un monde flottant. Le héros, Andrea, est installé dans un hôtel parisien tenu par un certain monsieur Desnos. Andrea est là, et n’est pas là, il a des choses à faire, des rendez-vous à honorer, dont le lecteur ne sait rien, et dont le personnage, à la fois, se soucie et se désintéresse. Eugénie l’accompagne, elle est enjouée, disponible, sait amadouer un convive désagréable dans un restaurant et remettre sur les rails une conversation en passe de dérailler. Une lettre signée d’Eugenia, dont on ne saura rien jusqu’à la fin du roman, sert d’aiguillon et d’aiguille de boussole à la narration.

La lecture de ce roman provoque une sensation immédiate de flottement. Selon la voie s’interprétation que l’on choisit, cette lecture peut paraître lente et sans véritable signification, ou au contraire tout à fait claire, et le rythme du texte, par là-même, éclairant. Que font les personnages, dans Eugénie et Eugenia ? Ils parlent, dialoguent, sans jamais effleurer des conversations de fond. Mais surtout, ils dorment, se réveillent, mangent et boivent. Ils ont toujours soif, surtout Eugénie. Ils ne sont jamais ivres, ou échappent à l’ivresse de façon presque magique. Il y a de la magie, oui, dans ce monde romanesque. 

On lit avec en arrière-fond toutes nos lectures accumulées. La découverte d’un texte est souvent, si ce n’est toujours, un va-et-vient entre la nouveauté et le souvenir de lectures antérieures. Dans Eugénie et Eugenia, j’ai été frappée par le décor de l’hôtel. Parce que j’ai beaucoup travaillé sur les romans de René Belletto, la référence à l’hôtel a sauté à mes yeux de lectrice et d’essayiste. Dans un des romans les moins célèbres de Belletto, intitulé Mourir, toute une première partie est centrée sur la vie d’hôtel. J’en cite ici un long extrait :

« Les trois petits étages de l’hôtel de la Vermine et des Rats croupissaient, entassés au fond d’une impasse, dans le XIIe arrondissement de la ville.

C’est là que je mourais.

Ne pas vivre avait eu ma peau. Le fruit était dans le ver. J’avais moins d’une corde à mon arc, et mis tous mes paniers dans le même œuf.

Avant l’hôtel, je ne me souvenais pas. J’avais oublié. Avais-je si peu vu le monde que je ne m’en souvinsse plus, le monde m’avait-il tant tué que je l’eusse oublié ? »

La vie d’hôtel d’Andrea, le personnage d’Eugénie et Eugenia, est moins pénible que celle de Sixte, le personnage de Mourir. Mais j’y ai lu, et entendu, des échos. Qu’est-ce qu’un hôtel ? Un lieu où l’on n’est pas chez soi, où l’on ne se fixe pas – sauf à être Coco Chanel et choisir de faire du Ritz sa résidence permanente –, où l’on n’est que de passage. Andrea semble s’être installé dans cet hôtel, même s’il n’en est pas bien conscient. Une autre image de l’hôtel qui m’est immédiatement revenue à l’esprit en lisant Eugénie et Eugenia, c’est celle du film d’Otokar Votocek, Wings of fame. On y arrive en barque – conduite par Charon – et l’on y vit une « vie » étrange, flottante, un entre-deux. Il y a de cela, dans Eugénie et Eugenia. Disons qu’avec ces deux références immédiates, littéraire et cinématographique, d’hôtels, ma lecture a forcément été orientée. Et elle est devenue parfaitement cohérente.  

Où sommes-nous, dans Eugénie et Eugenia ? On pourrait dire : nous sommes à Paris, à Chartres et dans ses environs, à Barcelone. Et quand sommes-nous ? On pourrait affirmer, preuves à l’appui, que nous sommes au XXIe siècle, on voyage en TGV, on reçoit des SMS. Mais tout est légèrement décalé. Par exemple Eugénie, voulant joindre Andrea au cœur de la nuit, téléphone à l’hôtel et passe par le truchement du propriétaire pour parler à son ami. Une explication est donnée : le téléphone portable d’Andrea était éteint. Mais pourquoi donner cette explication ? Pour faire tanguer le lecteur, le remettre dans un temps contemporain quand il était plongé dans un temps indéterminé. Gabriel Lévi joue avec les temps et les espaces pour créer un monde flottant, à la fois réaliste et imaginaire. Et pour créer cet espace-temps indéfini, il ne joue pas que sur les lieux et les actions, il joue aussi sur la langue elle-même. 

Eugénie et Eugenia est écrit dans un français intemporel dont on ne saurait dire s’il est la langue littéraire d’aujourd’hui ou celle d’un autre temps, littéraire lui aussi. Une langue soutenue, diaboliquement malaxée comme sans y toucher, par exemple « Après quatre rues, aucun endroit ne s’était offert à eux », ou encore « Aux effets de l’alcool, les yeux de Lin étaient incandescents ». Cet agencement particulier du français concourt à mettre en place, dans le roman, un climat d’étrangeté. D’autant plus que dans les dialogues, qui occupent une grande partie de l’ouvrage, on entend une langue parlée qui fait fi des négations. Les dialogues n’entrent jamais dans le vif d’aucun sujet, ils sont quotidiens et apparemment sans importance, un peu comme dans les premiers films de Godard, mais renferment aussi, comme ça, l’air de rien, des balises d’interprétation – du moins, de l’interprétation que j’ai choisie. Exemple frappant (pour la lecture que j’ai adoptée) : « Tu sais où nous allons ? - Non, je n’en sais rien. […] Je sais seulement que le restaurant est proche. » 

Qui est Andrea ? L’homme, comme l’étymologie de son prénom l’indique. Qui sont Eugénie et Eugenia ? Ces deux prénoms-échos, grecs eux aussi, divisent l’errance et le flottement du roman. Eugénie est en mouvement, elle est la guide, souriante, primesautière, qu’Andrea choisit pour rencontrer Eugenia. Qui est Eugenia, cette fille dont Andrea ne veut pas lire la lettre ? Elle incarne la fin du parcours, l’inconnaissable : « Il lut [la lettre d’Eugenia]. Plus personne n’entendit parler d’Andrea. » Ce monde flottant, en léger décalage avec un quotidien réaliste et contemporain, trouve ici une explication – mais ce n’est que la mienne : des âmes errantes, en attente du vrai départ, vivent, parlent, mangent, boivent, dorment, comme si de rien n’était. Andrea est plus qu’en partance, il est déjà parti, il n’a plus d’attaches, plus de domicile, il vit à l’hôtel, lieu de passage par excellence. Un personnage dit au détour d’une conversation de surface, apparemment sans importance : « mon appartement est si petit qu’il est presque plus haut que large. Je ne pensais pas que c’était possible… » Plus haut que large, comme un cercueil... 

Je ne livre ici que la lecture de la lectrice. Cette lecture est, me semble-t-il, cohérente. Eugénie et Eugenia est, à l’évidence, un roman à la lecture exigeante. Un premier roman, à saluer. 



lundi 13 septembre 2021

Quatre heures, vingt-deux minutes et dix huit secondes de Lionel Shriver

Lionel Shriver, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix huit secondes (The motion of the body through space), traduit de l’anglais (USA) par Catherine Gibert, éd. Belfond, 19 août 2021, 384 p.

Ce roman est terrible. Lionel Shriver scrute avec une ironie acide les moindres travers de la société américaine, et à nouveau elle fait mouche. Pourtant, sous l’acidité point la sympathie : les deux personnages principaux ne sont pas détestables, ils sont même attachants. C’est que Shriver n’est pas méchante. La méchanceté, en littérature, ne donne jamais rien de bon. La férocité, en revanche… 

Un couple : Serenata et Remington. Au début du roman, ils ont soixante et soixante-quatre ans, elle travaille encore – elle prête sa voix à des jeux vidéos, des audio-books… – et lui a été mis à la retraite anticipée, pour une raison qui est un des motifs du roman, et que l’on ne dévoilera pas ici. Serenata et Remington forment un couple complice. Leurs deux enfants trentenaires se sont éloignés puis rapprochés d’eux, la fille a versé dans le prosélytisme évangélique et le fils est plus ou moins dealer. Mais Serenata et Remington, à bien y regarder, se suffisent à eux-mêmes : leur mariage est basé sur la conversation ironique, les réparties cinglantes, le rire franc. Jusqu’à ce que Remington, à soixante-quatre ans, donc, se mette en tête de faire un marathon. 

Lire l'article sur La Règle du Jeu


Regards croisés (40) – Rien ne t’appartient de Natacha Appanah

Regards croisés

Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville


Natacha Appanah, Rien ne t’appartient, éd. Gallimard, 19 août 2021, 160 p.




Voilà un roman coupé en deux, comme l’est la vie de la narratrice. Nous la découvrons, cette narratrice, alors qu’elle est veuve depuis trois mois. Elle a été mariée à Emmanuel pendant quinze ans, un Emmanuel bien plus âgé qu’elle et père d’un garçon nommé Eli. Elle, elle s’appelle Tara, et sa vie est en train de s’écrouler. Pas seulement parce qu’elle a perdu l’homme qu’elle aimait, mais parce que cette disparition engendre une remontée de souvenirs d’avant le temps marital, un flux traumatique qui l’emporte, comme elle a été emportée, des années auparavant, par d’autres flux. Un tsunami, entre autres. 

On l’appelle Tara parce que c’est le prénom qu’elle criait et répétait lorsqu’on l’a sauvée du cataclysme, dans un pays du sud-est asiatique qui n’est jamais nommé, un pays de répression. Tara, c’est ce que l’on a inscrit, à l’encre à peu près indélébile, sur son bras, à son arrivée à l’hôpital. Un prénom qu’elle n’a pas démenti. Le tsunami, la vague d’eau qui l’a engloutie, n’est pas la première catastrophe que traverse celle qui est devenue Tara. Natacha Appanah évoque dans une langue en limite de lyrisme toute la sensualité d’une nature exubérante, d’une culture basée sur des danses codées, de la magie blanche et de la rationalité. Mère sorcière, père matérialiste. Elle avait tout pour elle, cette petite fille aimée, préservée. Jusqu’à ce que la répression du régime fasse tout basculer.

Natacha Appanah dresse le portrait et l’itinéraire d’une héroïne, bien sûr, mais Tara-au-prénom-usurpé incarne, au-delà d’elle-même, le sort des filles à qui l’on vole tout – l’enfance, la famille, les rêves et les espoirs – et que l’on massacre autrement que physiquement. "Rien ne t’appartient" : le titre fait référence autant aux biens matériels qu’à ce que l’on est. Tara ne s’appartient plus depuis longtemps. Et lorsque l’homme qui l’a sauvée, médicalement et psychologiquement, l’homme qu’elle a épousé et à qui elle doit d’avoir enfoui tout au fond d’elle un passé traumatique, meurt, tout ressurgit, comme une vague de tsunami. 

Rien ne t’appartient est écrit dans une langue d’une sensualité aboutie, dans laquelle les sons, les couleurs, les caresses et les brimades sont envisagés au plus près du ressenti. Le lecteur entre dans la psyché de Tara-aux-noms-multiples – elle sera même appelée Avril, durant un temps, pour gommer toute personnalité, pour la réduire à son mois d’arrivée dans un camp de rééducation où l’on brûle tout ce qui faisait la vie des fillettes, y compris leurs tresses, que l’on coupe – à rebours. La construction du roman rend l’épilogue inéluctable. En 160 pages, Natacha Appanah construit un destin sur du politique et du psychique, sans jamais dévier de sa ligne stylistique. Un roman puissant et habité. 

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Extrait :

« Parce que c’était un homme bon, Emmanuel se contentait de ces miettes pour imaginer ce qu’était ma vie avant qu’il me rencontre. Parce que c’était un homme qui croyait m’avoir sauvée d’un pays en lambeaux et ainsi avoir contribuer à sauver le pays lui-même, il n’insistait pas, il pensait qu’il avait fait plus que sa part. Parce que c’était un homme amoureux de moi, il croyait en la douceur de ce que je lui racontais, il ne remettait jamais en question les couleurs, les parfums, les images et à le sentir apaisé tel un enfant à qui on raconte une histoire merveilleuse, j’oubliais aussi que mes mots étaient fabrication, que la tendresse de ce paysage que je lui dessinais était un leurre. » 

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Lire l’article de Virginie Neufville


jeudi 9 septembre 2021

Pas dormir de Marie Darrieussecq

Marie Darrieussecq, Pas dormir, éd. P.O.L, 9 septembre 2021, 320 p.




Le dernier ouvrage de Marie Darrieussecq est remarquable pour plusieurs raisons. La première tient peut-être au titre lui-même, qui, même sans point d’exclamation, a des airs d’injonction, comme on dirait « pas bouger ! » « Ne pas dormir » aurait tenu lieu de simple constat. « Pas dormir », c’est autre chose. Et effectivement, de ses années d’insomnies, Darrieussecq fait autre chose : autre chose qu’une autobiographie, qu’un retour sur soi autocentré, qu’une étude sur l’insomnie dans la littérature, qu’une plongée psychanalytique. Le livre est un peu tout cela, mais le tout est supérieur à la somme des parties. 


Lire l'article sur La Règle du Jeu