samedi 29 novembre 2014

Les Portes du sommeil de Fabrice Bourland


Fabrice Bourland, Les Portes du sommeil, 10/18, collection «Grands détectives», inédit, 2008, 252 p.

Les grands détectives de chez 10/18, on croit les connaître. Si on nous demandait d’en citer quelques-uns, tout à trac, on citerait le chat de Lilian Jackson Braun, Louis Denfert de Brigitte Aubert, Nicolas Le Floch de Jean-François Parot, et bien d’autres, tant d’autres. Dans cette collection, on balaie les époques, les professions et les pays : il y en a pour tous les goûts. On se croyait blasé, et voilà que l’on découvre tout à coup les romans de Fabrice Bourland, qui, avec ses deux héros Andrew Singleton et James Trelawney, comblera à coup sûr les amateurs d’étrange et de littérature.

Nous sommes à Paris, en 1934. Andrew Singleton, le narrateur, part enquêter sur la mort de Nerval, rien que ça. Suicidé ? Assassiné ? La mort de Nerval ! 1855 ! La rue de la Vieille Lanterne ! Dès le quatrième paragraphe du premier chapitre, on se dit que l’on ne lâchera pas le roman, que ce thème, on avait envie qu’il soit traité ainsi, sur le mode du roman de détective. Et puis… on bifurque. La mort de Nerval, on y reviendra en toute fin d’enquête, mais ce n’est pas le sujet. Le sujet, c’est plutôt du côté de Breton qu’il faut aller le chercher. Breton, oui oui, André Breton, le pape du surréalisme himself. Il est un des personnages du livre. On ne jubile plus, on exulte.

 « Le rêve est une seconde vie ». Cette citation d’ Aurélia est mise en exergue dans le roman, encadrée par un passage de L’ Énéide de Virgile et une phrase de Charles Nodier. Le ton est donné. Il sera question de sommeil, de rêves. De vie et de mort. De mort brutale pendant le sommeil, provoquée par les rêves. Les victimes meurent de frayeur, frayeur causée par un cauchemar. « Est-ce seulement possible, ça, de mourir d’un cauchemar ? » Est-il possible de piloter à distance les rêves du dormeur ? Voilà les questions, et voilà l’enquête que vont entreprendre Singleton et Trelawney, enquête qui va les conduire d’un manoir d’Étampes aux bords du Danube, en passant par  l’Institut métapsychique de Paris, le café de la Place Blanche – le rendez-vous des surréalistes –, l’Orient-Express, Vienne.

On ne raconte pas un roman policier. Sauf à son pire ennemi, pour lui gâcher le plaisir. Mais on peut cependant, pour ses meilleurs amis, évoquer quelques scènes. Les effleurer, plutôt. Par exemple, on peut signaler, sans rien dévoiler, que les médiums jouent parfois les voyants, avec justesse. Que les belles créatures que l’on voit en rêve, et dont on jouit, détiennent une part de vérité. Que Breton ne doit d’avoir la vie sauve – dans le roman, bien entendu – qu’à son obstination à préférer le travail d’écriture au sommeil. Qu’en 1934, sur les bords du Danube, on cherche à fabriquer une race d’êtres supérieurs – mais cela, hélas, on en avait entendu parler.

« Une fois constaté que toutes les issues de la scène du drame sont hermétiquement barrées, il ne viendrait à l’idée d’aucun officier de police d’inspecter la porte des songes » : que les victimes meurent durant leur sommeil, dans leur chambre fermée, cela remet au goût du jour les énigmes de pièces closes, jaunes ou autres. Il y a d’ailleurs dans le roman de Fabrice Bourland un personnage qui rappelle le Rouletabille de Leroux. Mais les « portes du sommeil » ont des serrures qui nécessitent des clés autrement singulières…
Les deux détectives, Singleton et Trelawney, ont plus à voir avec Blake et Mortimer qu’avec Holmes et Watson. Un des personnages du tandem – Singleton chez Bourland, Mortimer chez Jacobs – assume la part étrange, voire fantastique, de l’histoire. Le deuxième personnage – Blake, bien sûr, mais ici Trelawney – est le versant rationnel de l’enquête : celui qui pense à voler un pistolet pour se défendre, qui a songé à voyager avec assez d’argent pour pouvoir monter à la volée dans le train le plus chic d’Europe… Le fait que Singleton soit le narrateur de l’histoire – ce qui permet au lecteur d’avoir accès à ses rêves – rajoute encore au charme du roman : le côté étrange, irrationnel, est privilégié.

L’écriture du roman est malicieuse. On trouve quantité de notes de bas de page, attribuées à l’éditeur, qui étayent le récit par des références avérées. Singleton, dont l’enquête première, rappelons-le, portait sur la mort de Nerval, puise chez Gérard une manière particulière d’envisager les décors, une sorte d’ « instinct » à décrypter les signes dans le Paris de 1934 selon les vues d’un écrivain du XIXe.
  

Les portes du sommeil sont soumises à la loi du genre, le roman de détective, mais elles ouvrent sur d’autres perspectives, autrement réjouissantes. On trouve dans cette aventure un réel amour de la littérature, un désir de la servir et de la partager, une ambition aboutie d’embarquer le lecteur autant dans le mystère que dans sa révélation – du point de vue de l’énigme policière. Mais le mystère des rêves, lui, reste entier, et c’est tant mieux.

mardi 25 novembre 2014

Regards croisés (11) – La Moustache d’Emmanuel Carrère


Emmanuel Carrère, La Moustache, éd. POL 1986, et Folio Plus Classique, octobre 2014.

Regards croisés

Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville
   

Le mari d’Agnès n’a pas de nom. Il est presque un « je ». Il est le personnage d’une histoire qui commence comme une bonne blague – tiens, et si je me rasais la moustache ? –, se poursuit sur le mode paranoïaque – mais enfin, pourquoi personne ne s’aperçoit que j’ai rasé ma moustache ?, ils se sont tous donné le mot... – pour ensuite envisager le désordre mental.

La Moustache appartient au premier versant de l’œuvre d’Emmanuel Carrère. Le roman, publié en 1986, est une fiction. On pourrait la qualifier de « fantastique », tous les ingrédients ou presque y sont : une situation quotidienne et anodine qui dérape, des réactions inexplicables, le doute instillé chez le lecteur. Fantastique, oui, peut-être. Mais vingt-huit ans après sa publication – et vingt-huit ans, donc, après ma découverte de ce texte – l’angle de lecture change. La paranoïa, ou plutôt la machination envisagée comme premier moteur du texte, est imputable, immédiatement, à l’épouse du personnage. Les femmes sont étranges, imprévisibles, aimantes et conciliantes, mais toujours, chez Carrère, dangereuses. En tout cas, incompréhensibles. La Moustache est publié après Bravoure et avant Hors d’atteinte. Deux romans ayant pour héroïne des femmes, mises dans des situations instables et qui tout de même avancent. Elles sont fortes – à leur manière. Dans La Moustache, Agnès vit un véritable calvaire – c’est ma lecture, elle porte la folie de son mari comme une croix – en tentant, toujours, de rassurer l’homme, en faisant preuve d’humour et de pragmatisme, en acceptant pour un temps d’être la victime expiatoire de cette histoire de fou. Chez Emmanuel Carrère, les femmes, tout de même – épouses, maîtresses ou amies (fictives ou réelles), mère (la vraie, dans Un roman russe), marraine (la vraie, là encore, dans Le Royaume) – supportent à elles seules toutes les angoisses des héros masculins (qu’ils soient Carrère lui-même se mettant en scène ou des personnages fictifs qui, sans doute, sont des projections à peine voilées). Agnès, dans La Moustache, porte le nom de l’agneau sacrificiel, et ce n’est pas un hasard.

Et donc, moustache ou pas moustache ? Et d’ailleurs, dit-on j’ai rasé ma moustache ou j’ai rasé mes moustaches ? Le personnage se focalise sur un point de linguistique quand le monde autour de lui vacille. La prise de conscience – lorsque le doute ne lui est plus permis – s’apparente à la descente d’un drogué. Le voyage vers l’Asie, vers l’est, est une fuite en avant, sans espoir que le soleil se lèvera sur un monde apaisé.

Difficile de lire La Moustache de façon « candide », aujourd’hui. Le texte s’inscrit dans une œuvre amplifiée, où le « je » intrusif des dernières publications biaise irrémédiablement les premières romans. Si je m’en remets à ma première lecture de La Moustache, en 1986 donc, je me souviens d’avoir pensé, immédiatement, à The big shave, le court-métrage de Martin Scorsese (1967), ce film que l’on m’avait présenté comme un cri de révolte contre la guerre du Vietnam, et dans lequel je n’avais rien vu d’autre que le film angoissant d’un type angoissé. Se raser jusqu’à l’os. Fouiller dans la chair pour y découvrir le pourquoi de la vie – le sang qui nous parcourt – et de la mort – trancher dans le vif de la vie. Si Carrère n’avait plus rien publié après La Moustache, j’en serais restée, sans aucun doute, à cette lecture : l’histoire d’un homme un peu fêlé, qui s’interroge sur sa vie et son déroulé, qui tente d’échapper à un quotidien qui le gonfle, ou qui traverse une mauvaise passe, une très mauvaise passe, et ne se remet pas d’un épisode dépressif. Mais le personnage d’Agnès, l’épouse, prend aujourd’hui, dans ma lecture, une toute autre dimension. Sainte Agnès, serais-je tentée de dire…

En ce mois de novembre, La Moustache est republié dans la collection Folio Plus Classique. Comme toujours, dans ces excellentes publications destinées à un public lycéen, le texte est accompagné d’un dossier d’histoire littéraire, et d’une lecture d’image. Le tableau choisi est une œuvre de Magritte, Personnage méditant sur la folie (1928). Sophie Barthélémy, qui analyse le tableau et le met en perspective, écrit : « Si l’on en croit le titre du tableau, choisi par un ami de l’artiste mais non validé par ce dernier, le personnage médite sur la folie. Mais quelle folie ? La sienne, celle d’un autre en particulier, ou bien la Folie universelle ? ». Voilà qui entre en parfaite résonance avec le texte d’Emmanuel Carrère. Dans le dossier proposé par Olivier Vanghent, le texte est mis en perspective selon le mouvement et le genre littéraire. Pour le mouvement, on cite l’autofiction. Pour le genre, le conte fantastique et la fable philosophique. La Moustache se situe, sans doute, au centre de ce carrefour contemporain. Ce roman, écrit d’une traite en un mois, est en tout cas une espèce de « tour de force », qui parvient à anticiper sur les publications à venir tout en restant dans le domaine apparemment fictionnel. La chronologie qu’établit Olivier Vanghent dans cette édition est éclairante sur la trajectoire de l’œuvre, et la flèche prise par Carrère dans son travail d’écrivain.


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lundi 17 novembre 2014

Dix ans de ma vie d’Alain Kewes



Alain Kewes, Dix ans de ma vie, éd. Rhubarbe, novembre 2014, 48 pages.

Novembre 2014 : se termine le temps d’anniversaire des éditions Rhubarbe avec la publication du texte de son fondateur, Alain Kewes. Comme la numérotation va à rebours, ces Dix ans de [sa] vie portent le numéro 1. Nous avons déjà parlé ici de deux des livrets de cette collection : C’était écrit, de Georges-Olivier Châteaureynaud, et Blanc bleu de Marylise Leroux. Il était demandé aux auteurs de broder autour de l’expression « 10 ans », quelques-uns ont choisi de retourner à l’enfance, d’autres ont envisagé l’espace d’une décennie.
 
Alain Kewes, lui, offre un texte tout en malice, qui débute en fantastique, se poursuit en bluette, avant d’être interrompu par LE lecteur qui râle. Dès lors, c’est une réflexion en clin d’œil qui s’amorce, sur le genre de la nouvelle, le temps de la lecture, les attendus et les retournements.

Alain Kewes n’écrit pas assez. Mais on peine à croire qu’une écriture si sûre, si maîtrisée, ne soit pas le résultat d’une pratique assidue. Disons, plutôt, qu’il ne publie pas assez. Entendons par là qu’il ne donne pas assez ses propres textes à la publication. Dans Dix ans de ma vie, il écrit :

C’est donc supposer que la nouvelle est le fruit, non du seul couple auteur-lecteur, qui sont l’un et l’autre faillibles, mais encore d’une tierce personne qui est l’éditeur ?... Voire, d’un contexte éditorial.

Alain Kewes cumule : lecteur, auteur et éditeur. À le lire, on devine où vont ses préférences. Le personnage qu’il invente et met en scène ici se nomme Legrand, et participe à une expérience de chrono-neurologie dans la Clinique Orphée. Le voyage fictionnel peut commencer… À consulter le catalogue des éditions Rhubarbe, qu’il a fondées, on comprend que la forme brève, l’imaginaire et la poésie sont ses combats essentiels. Il a publié Denis Borel, Werner Lambersy, Jean Claude Bologne, Luis Mizón, René Pons, Christiane Baroche… et bien d’autres.

Alain Kewes est un type timide et modeste, pétri de talent. Il faut le lire. Il faut le voir, aussi, de salons en salons, trimballer des caisses de livres, prendre soin de ses auteurs, discuter avec les lecteurs, les conseiller, les surprendre. La littérature, c’est sa vie, et l’édition, dix ans de sa vie, aujourd’hui. L’aventure ne fait que commencer.

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NB : Les douze livrets de l’anniversaire Rhubarbe peuvent être commandés chez votre libraire préféré, et sont disponibles également sur le site des éditions : http://www.editions-rhubarbe.com/dixans.htm . C’est une très jolie idée de cadeau pour Noël.