Naissance, Yann Moix,
Grasset, septembre 2013, 1150 pages.
Prix Renaudot 2013
1150 pages, ce n’est pas
courant. Ou du moins, ça ne l’est plus. Les romans français contemporains,
lisses et confortables, sont en général de petit calibre. Ce n’est pas au poids
que l’on apprécie la qualité d’un livre, bien sûr, poids qui n’augure en rien
d’un souffle. Mais tout de même, là, avec Naissance
de Yann Moix, on sent qu’il se passe quelque chose. Que ça vibre, soudain. Que
ça remue le cocotier éditorial. Que ça va fouiller dans les entrailles
familiales – motif convenu – avec d’autres outils, d’autres armes, que la
complaisance ou la rancœur ; que ça va bien au-delà du nombril, de l’ici
et maintenant, de la basse psychologie et du petit règlement de compte. Cette Naissance, tout orléanaise, est à la
fois sévillane et tolédane, entendons par là picaresque et baroque. Deux
fondements de la littérature européenne que, par inadvertance et sans doute
sacrement cartésien, la littérature française a à peu près négligés.
Du picaresque et du baroque
contemporains, on en manquait, convenons-en. Le pícaro, que l’on découvre en général enfant dans les textes –
prenons comme mesure du genre le Lazarillo
de Tormes, par exemple, ou le Buscón
de Quevedo – est un héros qui subit des avanies, est rejeté par ses parents
quand il les connaît, se trouve des maîtres plus ou moins farfelus, plus ou
moins recommandables, se construit « contre » et s’amende. Le roman
picaresque est à peu près universellement rédigé à la première personne,
donnant au texte une base de vérité acceptable, et tendancieuse. L’innocence du
héros, puis son apprentissage et son dessillement, permettent l’analyse et la
dénonciation des temps, en général la corruption, la fausseté, la compromission,
dans une période difficile pour le peuple. La picaresque surgit presque
toujours en période de décadence. Dans Naissance
de Yann Moix, le motif picaresque est passé à la moulinette de notre époque.
Récit à la première personne autobiographique, il permet de se pencher sur les
années 70 comme Cervantès se penchait sur la Séville du siècle d’or dans Rinconete y Cortadillo. Les personnages
sont haut-en-couleurs, bien entendu outrés dans leurs expressions et leurs
attitudes, penchant vers le grotesque. Dans Naissance,
les parents Moix, désespérés d’avoir un fils quand ils espéraient une fille,
réagissent de façon irrationnelle et débridée – pas du tout cartésienne. Le
fait que ce fils naisse circoncis alors que la famille n’est pas juive est un
des motifs du rejet des parents, dans le livre. L’épisode de la synagogue est
un grand moment burlesque – aller demander au rabbin un prépuce de remplacement
– et ramène l’anecdote, de façon frappante, vers l’Espagne et la limpieza de sangre, la notion de
« pureté du sang ». Le père Moix remâchera longtemps cette
« tache » d’avoir conçu un fils sans prépuce, et traitera son rejeton
de « marrane ». Dans la picaresque espagnole, le soupçon de judaïté
est omniprésent. Dans Naissance, Yann
Moix décortique son patronyme : « En naissant juif, j’ai voulu
rectifier le tir. Corriger votre erreur. Réparer votre oubli. Redonner à ce nom
la judaïté qui lui est due. Et le nom de Moïse, Moshé, en hébreu, signifie ‟tiré des eaux”, tiré de là, des eaux de
la mère, tiré d’affaire, arraché à cette situation, et en égyptien, le nom de
Moïse, Moshé, signifie ‟l’enfant”.
L’enfant qu’il faut tirer de ces eaux-là, de ces eaux matrimoniales et
maternelles-là, c’est bien moi monsieur. Je m’y reconnais. C’est bel et bien
moi que ce nom de Moix définit » (p.501).
La picaresque est aussi une
dénonciation des temps ambiants. Misère, bandes de brigands, hidalgos
désargentés. Les temps ambiants, dans Naissance,
ne sont pas nécessairement miséreux, et pas forcément dénoncés. Ils sont
présentés sous le languissant aspect provincial, le cours majestueux de la
Loire, les promenades sur le mail, les dimanches languides des couches
petit-bourgeois. Les mauvais garçons – les minuscules brigands de l’époque –
ont approché la future mère du Yann Moix du roman ; ils sont un peu
gitans, ont un vocabulaire limité et des références hitlériennes. Le père Moix,
mathématicien, refuse le combat contre les anciens prétendants. Tout, dans
l’évocation de l’Orléans de la fin des années 60 et du début des années 70, est
vaguement compassé, contraint. Vocabulaire sexué mais libération sexuelle à
venir. Les pères veillent sur la virginité de leurs filles. Être enceinte avant
les noces est encore une tache. Les temps ambiants apparaissent également dans
la transcription du débat Giscard/Mitterrand de 1974, « monopole du cœur »
et « homme du passé », SMIG contre SMIC, Alain Duhamel et Jacqueline
Baudrier. Et puis les temps ambiants se figent soudain, à l’été 1976.
Les temps passés
littéraires apparaissent sous les traits de Gide, personnage important de la
branche maternelle. Un Gide sur sa fin, pas éclatant, mais singulièrement
présent et presque réhabilité. Dans l’outrance – disons-le ainsi, mais il
faudrait inventer un autre mot – du texte de Yann Moix se font jour
dénonciations, réflexions et évidences sur autre
chose que la filiation, les à-côtés de l’épiphénomène de la naissance et l’enfance
martyrisée. Naissance est aussi un
roman sur la littérature elle-même, sur le métier d’écrivain, sur la
« pose », ou la « posture ». On y mentionne Céline, Proust,
Dickens, Péguy… On y rencontre Georges Bataille et Franz-André Burguet. On y
apostrophe le lecteur.
Picaresque que le personnage
de Marc-Astolphe Oh, au nom improbable – le personnage affirme d’ailleurs que
son véritable prénom est « Marc-Astolphe? », avec point
d’interrogation et sans espace, quand on attendait plutôt un point
d’exclamation après son patronyme… Le petit Yann du roman de Yann Moix, haï par
ses parents, est confié une semaine sur deux à ce Marc-Astolphe, séducteur
provincial, représentant en reprographie. Garde alternée avant la lettre,
inconcevable. Sous sa houlette, le petit Yann va lire et écrire. Lire Oui-Oui, Fantômette, et quelques Que
sais-je ?, écrire ses propres textes. Marc-Astolphe Oh est un clown.
Décrit comme tel, cheveux jaunes, cravates à pois sur chemises à col en pelle-à-tarte,
fou furieux, avançant dans la vie comme on caracole vers l’abîme, verbe haut et
ampoulé, entièrement replié sur sa mégalomanie. Un vrai personnage de roman, un
vrai second rôle qui vole la vedette. Il joue, dans Naissance, le personnage de l’hidalgo décalé, instructeur à
rebrousse-poil du pícaro s’exprimant à la première personne. Il permet
digressions et anecdotes antérieures – que l’on se reporte aux pages 178-199,
vrai morceau d’anthologie burlesque, roman épistolaire dans le roman lui-même. Marc-Astolphe
Oh est le précepteur loufoque du petit Yann, immédiatement adopté,
adoubé : « Marc-Astolphe avait raison sur tout » (p.505). Dans la liste de ses livres préférés
apparaissent les Soledades de Góngora
et deux ouvrages de Quevedo (p.660-661). Puis, ce Marc-Astolphe Oh ahurissant
devient le vrai héros du roman. La « conversion » finale – ainsi est
titrée la dernière partie du livre – est la sienne. Un enfant est né
« juif » et on le « répare » ; un catholique veut
devenir juif et l’on en discute. Le roman, apparemment impossible à
« boucler », se retourne comme un gant.
Du baroque, ne retenons ici
qu’une des constantes, voire deux, complémentaires : l’inversion des
valeurs – un peu comme un précepte alchimique : tout ce qui est en haut
est en bas, tout ce qui est en bas est en haut – et le monde reflété – que nous
contemplons comme dans un miroir. Dans Naissance,
cette inversion et ce reflet sont quasiment gravitationnels. Le texte charrie
une foultitude de motifs inversés, parfois sous forme d’aphorisme. Citons-en
quelques-uns : « Les racines, elles ne sont pas derrière nous,
monsieur, elles sont devant. Notre origine nous attend quelque
part » ; « Votre fils plane au-dessus de vous, tellement
au-dessus. C’est lui qui vient de vous mettre au monde. Non
l’inverse ! » ; « Le ciel et ses nuages, toutes les nuées,
c’était donc ça : un ciel à l’envers, vers le granit retourné, où les
soleils sont de gros cailloux, les constellations des mouchetures, l’éternité,
un éboulement de glaise ». Les allusions à l’inversion gravitationnelle
sont omniprésentes dans Naissance. Si
nous mentionnons la « gravitation », si nous nous focalisons
là-dessus, c’est en référence, encore une fois, à un auteur espagnol. Pour le
baroque, les Espagnols ne craignent personne. En l’occurrence, nous songeons à
Eugenio d’Ors, et à son ouvrage Du
baroque (1935), dans lequel il développe l’idée de la gravitation dans
l’art. Moix, lui, fait allusion à la différence entre gravité et gravitation. Eugenio
d’Ors ne conçoit pas le baroque comme une période strictement chronologique,
circonscrite, mais comme une espèce d’état d’esprit de rébellion, de déviation,
qui a parcouru les époques. Un contre-classicisme, pour le dire vite. Un
foisonnement quasi existentiel, qui oscille entre le désenchantement et la
clairvoyance, la recherche d’un autre « beau » et le rejet des
conventions. Dans Naissance, il y a
quelque chose de ce « dérangement » de la vision et de la perception.
On pense à Tolède et à sa cathédrale. Trop d’or, trop de torsades, trop de
tout. Et pour le spectateur – pire encore pour le spectateur français, élevé à
la rectitude des perspectives classiques (jardins de Le Nôtre) et aux préceptes
des trois unités de la tragédie – le spectacle est presque insupportable.
Incompréhensible. À la limite du risible, de l’extravagant, du sauvage. Dans Naissance, cet ancrage baroque sert
d’assise au texte lui-même. Dans quelques entretiens, Yann Moix revendique une
littérature de l’outrance, et cite volontiers Rabelais, sans doute pour que le public
français s’y reconnaisse, ou du moins reconnaisse une base littéraire
accessible, parce qu’étudiée en classe. Mais c’est bien sur l’Espagne
foisonnante et paranoïaque de la contre-réforme, et plus avant sur le Catalan
Dalí et ses anamorphoses, que l’on peut aussi se pencher pour décrypter Naissance. Les ruptures de ton – on
passe, dans le roman de Yann Moix, des aphorismes fulgurants aux scènes
étirées, des moments poétiques ou philosophiques aux scènes burlesques –
forment un ensemble d’une cohérence différente. Nous ne sommes pas habitués à
cela.
Dali. Cygnes reflétant des éléphants |
Un des épisodes centraux du roman met en scène la famille Moix au 12e
Salon de l’enfance battue, porte de Versailles. On y vend, entre autres, des
placards insonorisés destinés à enfermer les enfants. Le vendeur du stand
Doulorama se nomme Josaphat Zurbaran. À nouveau une allusion à l’Espagne du
Siècle d’or, au peintre Francisco de Zurbarán, dont les œuvres tiennent autant
du maniérisme que du baroque. Le Salon de l’enfance battue est une illustration
déjantée du monde reflété, un peu comme dans ce tableau de Dalí où des cygnes dans
l’eau reflètent des têtes d’éléphants. Il ne s’agit pas d’un simple décalage,
il s’agit d’un complet renversement. Il en naît de l’humour – noir – et
quelques pages terrifiantes sur les coups reçus par l’enfant (p. 515 à
518) : « Double gifle, relevée par un coup de poing dans les narines
– giclement de sang. Gerbe de dents, expulsées dans l’espace. Pluie de chicots.
Jihad facial. De grandes compétences pour molester mon menton – la vie est un
combat ». Quelques pages plus loin, des stages sont proposés aux parents
tortionnaires par l’APEB (Association pour la Préservation des Enfants Battus).
Un certain Maximin Theotokos anime la session à laquelle se sont inscrits les
parents Moix. Cette promotion a été baptisée « Gille de Rais ». Le
discours que Théotokos tient aux parents stagiaires donne lieu à des pages
là-encore terrifiantes, qui culminent ainsi : « Voyez-vous, ce
que je veux enseigner à ces enfants martyrisés – qui bientôt le seront plus et
surtout mieux – c’est la solitude » (p.690) ; ou encore ainsi :
« L’enfant, a priori, n’a pas à
connaître les raisons profondes qui font de lui un martyr. Ce sont vos oignons, pas les siens »
(p.815).
Naissance fait tache,
dans tous les sens du terme. Mais… Naissance
suit le fil logique des publications de Yann Moix, même s’il s’en défend, même
si son intention est la rupture : « Je n’obéis qu’à ma désobéissance.
Chaque roman vient détruire le prochain, nier le précédent ; je suis de
cette école, qui se cherche et s’essaye, jamais ne se trouve, au risque du
tourbillon, de l’incertitude, de l’impossibilité, de la fuite, de l’échec qui
sait » (p. 910-911). Pour ne s’en tenir qu’au plus connu : Podium. Au-delà du pathétique-rigolo
sosie, le roman se basait sur le motif du travestissement et de la vérité sous
l’évidence, sur le vrai et le faux, le visage et le masque. Être soi dans la
peau d’un autre. Baroquissime, déjà. Dans Naissance,
ce baroquisme est poussé aux limites du genre. Le romancier intercale, entre
les moments les plus prégnants sur l’évocation des sévices, des passages de
philosophie pessimiste où le memento mori
le dispute à l’amour impossible. Être soi dans sa propre peau. Et dans son
propre monde.
Certains trouveront dans Naissance agacement et matière à rire.
D’autres abandonneront leur lecture en cours de route, arguant que trop, c’est
trop. Pourtant… Naissance est de ces
romans qui osent malaxer la littérature elle-même, alors même que, paradoxalement,
son auteur la joue modeste, en sourdine. On a connu Yann Moix plus virulent
dans ses interventions. La picaresque, le baroque, le foisonnement, la torsade
et la courbe – l’enroulement de la phrase et le récit spiralé –, ce n’est pas
dans l’air du temps. C’est, dirons-nous, en marge éclatée, loin du confort
ambiant de l’édition. On pestera contre les inversions quasi systématiques des
adjectifs, on rigolera du « trop », trop-plein, plein les yeux, etc.,
etc. On râlera : oh, bon sang, ces listes interminables ! et ces digressions, ces apartés, ces citations
du journal intime de sa jeunesse, cette obsession de se prendre pour le Christ…
Pourtant, Yann Moix nous avertit : son truc, c’est le
« hors-sujet ». Sans cela, le roman serait une plate autobiographie,
une simple lettre ouverte au géniteur – qu’il ne pourrait d’ailleurs pas lire –,
de peu d’intérêt pour le lecteur. Naissance
n’est pas que le roman de l’enfance maltraitée. Une souffrance ainsi transmutée
littérairement reste une souffrance, bien entendu. Une souffrance, pas une
douleur. « La souffrance commence quand la douleur se termine, s’achève –
se conclut. La souffrance est intelligente. La douleur est imbécile. La
souffrance sait s’élever au second degré » (p.673). Mais pour le lecteur,
il en va autrement. Aucune comparaison possible. On fait de l’autofiction – Inceste, pour ne prendre qu’un exemple –
ou l’on fait de la littérature. Là, je (= la lectrice) choisit son camp. Pour
moi, c’est Moix.
Peut-être que Naissance récoltera un prix d’automne. Au
moins un. Qui se noiera sous les autres récompenses attribuées à des romans
plus accessibles, plus immédiatement reconnus et commercialisables. Qui lira
mot à mot un roman de 1150 pages, même avec un bandeau rouge prestigieux ?
Mais c’est bien de ce roman-là que l’on se souviendra, à ce roman-là que l’on
reviendra, dans quelques années, quand tous les autres lauréats seront oubliés,
pilonnés. Naissance. On en reparlera.
D’autres en reparleront. Pas seulement parce qu’il y est question d’enfant
battu, de médiatisation de l’auteur, de ricanements et de jalousie, de
faux-semblants et de fausses pistes de lecture. On reviendra à Naissance comme à une date-clé de notre
littérature.
NB : cet article a été publié précédemment sur Encres Vagabondes et La Règle du jeu.