mardi 26 novembre 2013

L'Indésirable de Sarah Waters



Sarah Waters, L'Indésirable (the Little Stranger), traduit de l’anglais par Alain Defossé, Denoël, 2010, et 10/18.

Qu’est-ce qu’un bon roman ? À cette question, autant de bonnes réponses que de lecteurs, sans doute. Disons ici, pour faire court, et peut-être simple, qu’un bon roman est celui que l’on ne veut pas lâcher : une histoire, des personnages, une situation ; un style ; une atmosphère ; un fond de référence discret à l’histoire littéraire ; un constat de la période ambiante. Voilà tout ce que l’on trouve dans L’Indésirable de Sarah Waters. Voilà un roman qui procure un plaisir incontestable, car tout y est dosé avec art, maîtrise, et subtilité. L’Indésirable met en scène les derniers représentants d’une vieille famille anglaise, les Ayres – la mère, le fils, la fille – qui vivent chichement dans une demeure qui fut splendide et prospère, mais qui, dans le temps du roman, tombe en ruines. Ruine tangible de la maison qui va de pair avec la ruine financière. Les pièces sont condamnées les unes après les autres car on ne peut plus les chauffer, ni même les éclairer ; les terres environnantes sont vendues, mais l’argent manque, irrévocablement. L’univers se resserre. Le fils perd l’esprit à s’escrimer au redressement des finances, ou à leur simple maintien. La mère revient sans cesse sur un passé plus glorieux, classe de vieilles lettres, de vieilles photographies, songe à sa première fille, morte à six ans de diphtérie, dans la nursery du deuxième étage. 

La fille, Caroline, plus très jeune, pas très belle, mal fagotée, aux manières rudes, semble l’élément le plus solide de ce monde qui se délite, de cette famille qui appartient à une société anglaise qui n’est plus de mise, celle de l’entre-deux-guerres, celle où les enfants étaient élevés par des nannies, où l’on donnait bals et réceptions, où l’on récompensait d’une médaille dérisoire les rejetons des employés de maison. Le narrateur – le docteur Farraday – était de ceux-là. Le roman s’ouvre sur un souvenir d’enfance : « J’avais dix ans quand je vis Hundreds Hall pour la première fois. C’était l’été qui suivit la guerre, les Ayres possédaient encore presque tout leur argent et demeuraient des gens importants dans la région. Nous fêtions l’Empire Day : je me tenais aligné avec d’autres enfants du village, figé dans le salut du boy-scout, tandis que Mrs Ayres et le colonel passaient devant nous, distribuant à chacun une médaille commémorative ». La mère du narrateur était bonne d’enfant au Hall. Lorsque Farraday revient dans la demeure, en tant que médecin, une autre guerre a fait rage, et les temps ont changé.

Pour illustrer ces changements de la société anglaise, Sarah Waters choisit l’angle horrifique et fantastique. L’angle gothique, en faisant de Hundreds Hall, la maison, un personnage à part entière de l’intrigue, et en y faisant évoluer – peut-être – un fantôme. L’angle fantastique en ne tranchant jamais sur la réalité fantomatique, en évitant l’évidence, en suggérant au moins deux types d’explications : la rationnelle et la paranormale. Mais, et c’est là une des grandes forces du roman, ce doute fantastique se double d’un doute narratif : le lecteur lit le récit du docteur Farraday, et ce récit est biaisé. Là aussi, le doute est permis : le docteur est-il réellement amoureux de Caroline, ou envisage-t-il l’union avec l’héritière Ayres comme le moyen de sortir de sa classe ? Son désir tend-il vers la jeune femme ou vers la maison elle-même, cette maison dans laquelle sa mère était domestique, et dont il pourrait devenir le « maître » ? La scène violente qui l’oppose à sa fiancée dévoile une rage suspecte qui va bien au-delà de la frustration amoureuse. Le parcours du narrateur suit une courbe ascendante, des expériences faites sur le fils de la famille, dont il tire un article scientifique qui le fait remarquer de ses pairs, à la proposition de travailler au sein d’un hôpital. Et lorsque tous les drames sont consommés, il tire bénéfice d’une situation dont il sort apparemment brisé car les rumeurs sur le « mystère » de Hundreds Hall lui valent une clientèle accrue, alors qu’il s’inquiétait de la mise en place du système de l’Assurance maladie.

Ce roman se lit avec délice. On songe aux sœurs Brontë, à Edgar Poe, à Henry James. On se prend parfois à oublier l’époque réelle de la narration, tant les codes sociaux, le personnage de la petite bonne Betty, les atermoiements amoureux, semblent parler d’un temps qui n’est plus. Mais la petite bonne Betty, par sa métamorphose finale – elle a troqué son tablier et son bonnet amidonné pour une robe légère, travaille dans une usine de bicyclettes, et, fardée, rit aux éclats dans les bras d’un jeune homme, à l’arrêt de bus du lotissement HLM construit sur l’ancien parc de Hundreds Hall – permet au lecteur de replacer le roman dans une de ses perspectives les plus importantes : le monde s’est transformé, la société anglaise s’est modifiée. Le docteur Farraday, témoin et acteur de l’intrigue, reste coincé entre deux mondes, effaré mais établi, victime et vainqueur.

Le titre français « L’Indésirable », comme le titre anglais « The Little Stranger », ne tranche pas entre le masculin et le féminin, laissant le lecteur libre de choisir à qui ou à quoi il s’applique : à Caroline Ayres, au supposé et évoqué fantôme, à la petite bonne Betty, au narrateur lui-même. Étranger ou indésirable à l’amour, au monde des vivants, au monde des grandes familles. Là encore, fantastiquement, le lecteur doute.