Affichage des articles dont le libellé est éd. Stock. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est éd. Stock. Afficher tous les articles

lundi 23 septembre 2024

Malville d’Emmanuel Ruben

Emmanuel Ruben, Malville, éd. Stock, août 2024, 265 p. 

En 1972, Robert Merle publiait un roman post-apocalyptique intitulé Malvil, et ce nom-là a résonné étrangement lorsque quelques années plus tard a commencé la construction de Superphénix à Creys-Malville, dans l’Isère. Emmanuel Ruben, enfant de Morestel, tout près de la centrale, imagine un roman lui aussi post-apocalyptique, mais sans les développements que l’on pourrait attendre. Il ne s’agit pas d’imaginer les conséquences d’un accident nucléaire, mais au contraire, ici, de remonter le temps, jusqu’à l’enfance, sur les bords du Rhône.

On voit bien d’où peut provenir l’idée première de ce roman : la rédaction en a commencé lors du confinement, alors que l’auteur résidait sur les bords de Loire. Il donne à son narrateur et double habituel, Samuel Vidouble, la même situation, mais au lieu de s’intéresser à un virus, sa plume revient sur les lieux de son enfance. Il nous livre ainsi un roman d’apprentissage, oscillant entre jours heureux et angoisse de la pré-adolescence.

Sam habite donc à Mortesel (on reconnaît l’anagramme de Morestel), cité médiévale amplifiée par la construction de la centrale et la main d’œuvre indispensable à son fonctionnement, en zone pavillonnaire péri-urbaine pour loger le personnel d’EDF. Des pavillons alignés, tous bâtis sur le même modèle, comme ceux qui ont surgi dans les villages isérois à cette période, à Saint-Quentin Fallavier, par exemple, pour accueillir les travailleurs de la raffinerie Total. Sam va au collège et au lycée, avec tous les « enfants de la centrale ». Il ne s’y trouve pas très bien, se fait souvent charrier, craint que l’on découvre sa judéité. Le garçon est un peu obnubilé par sa circoncision. La mère et le père s’engueulent souvent, le père fait les trois huit, la vie n’est pas forcément harmonieuse. Sam est un rêveur de cartes et de fleuves. Un romancier en puissance qui invente un pays et sa géographie, la Zyntarie, histoire que Ruben a déjà évoquée dans son essai L’Archipel de l’écriture et sur lequel il revient en situation. L’enfance de Sam, c’est inventer un monde, prendre des cours d’équitation pour retrouver son copain Tom, puis abandonner le cheval et choisir le vélo. Emmanuel Ruben est un cycliste, un géographe et un romancier, on peut mettre les termes dans l’ordre que l’on veut… 

Sam est amoureux, comme tous les garçons de Mortesel, de la belle Astrid, qui porte le même nom que la centrale que l’on construira sur le site démantelé de Creys-Malville, et qui provoque la catastrophe obligeant au confinement de 2036. Sam est fasciné par la centrale où travaille son père, dont l’enceinte est bien évidemment interdite. Mais Sam voudrait bien séduire la belle Astrid, et pour cela il adopte ses positions politiques, et participe à des manifestations anti-nucléaires. Prend part, même, à une entreprise de dégradation avec quelques copains, qui finira en naufrage et en aventure merveilleuse sur une île du Rhône où l’on vit nu et sans entrave – pour quelques heures.

Plus que la centrale, c’est le fleuve Rhône qui est le motif principal de ce roman. Le Rhône qui, dans ses boucles, peut couler à contre-courant. Le Rhône impétueux et fascinant, avec ses couleurs changeantes et son odeur de vase, libre et dangereux. Rassemblant sa propre situation d’auteur confiné sur les bords de Loire et celle de son personnage Sam coincé au même endroit, Emmanuel Ruben remonte le cours des fleuves et de sa mémoire pour faire revivre son enfance. Quant à la situation de 2036, il imagine que la France est gouvernée par une présidente d’extrême droite et que la Bretagne a fait sécession. Il suffirait à Sam Vidouble de traverser la Loire pour se retrouver en « zone libre ». Mais prendra-t-il le risque de sortir de sa cave et d’affronter les radiations ? Ou restera-t-il terré à relire indéfiniment les romans d’aventure de son enfance ? 

Malville est un roman nostalgique, économique, politique et social. Le style clair et limpide d’Emmanuel Ruben parvient à rendre palpables les espoirs et angoisses de l’enfance. Malville est aussi, on l’aura compris, un roman sur les risques nucléaires, le traumatisme de Tchernobyl et ses cicatrices, et une interrogation sur l’avenir de nos sources d’énergie. 


vendredi 4 octobre 2019

Je suis le carnet de Dora Maar de Brigitte Benkemoun


Brigitte Benkemoun, Je suis le carnet de Dora Maar, éd. Stock, mai 2019, 336 pages.

Disons-le tout net, ce livre est une merveille. Il repose sur les bases mêmes du merveilleux, de l’inattendu nécessaire. Il renferme dans ses prémisses une part de la matière dont il est fait : le hasard objectif. On tient là une preuve tangible de l’intuition d’André Breton. Oh, ce que raconte le livre n’est pas surréaliste, ce fond-là est plutôt assez désespérant, si l’on s’en tient à la figure centrale du texte, Dora Maar. Mais le chemin qui mène à la maîtresse de Bataille, à la compagne de Picasso, à la femme qui pleure est, lui, parfaitement réjouissant.

La personne qui partage la vie de Brigitte Benkemoun est étourdie. Tous les objets se perdent, et tout se retrouve in fine, tout sauf un petit agenda Hermès au cuir incomparable, irremplaçable. Ce modèle-là, dans ce cuir-là, ne se fait plus… C’est sur eBay, pour une somme dérisoire, que l’on déniche la presque même couverture d’agenda, dans un repli de laquelle on découvre, comme un cadeau Bonux de luxe, un répertoire. Le luxe, ici, n’a rien à voir avec la marque prestigieuse. C’est la chance, qui est luxueuse. Qui a bien pu tracer sur les pages de ce répertoire, à l’encre sépia, les adresses et numéros de téléphone de tous les membres ou presque de l’avant-garde ? Qui, bon sang, fréquentait à la fois Cocteau et René Char, Lacan et Aragon, Breton et son épouse, entre autres ? Et pourquoi, dans cette liste de noms, n’apparaît pas celui de Picasso ? Ce que découvre Brigitte Benkemoun dans les replis d’une couverture en cuir est un trésor.

C’est grâce à un texte de Michel Fleiss publié sur La Règle du Jeu que Brigitte Benkemoun identifie la personne qui a tracé sur le petit carnet ces noms et ces adresses incroyables. Michel Fleiss raconte en quelles circonstances il a rencontré Dora Maar, et la encore, la rencontre est incroyable. La Dora Maar que rencontre Michel Fleiss est une femme vieillie, agressive, bigote et antisémite, folle, sans doute. Son appartement est un taudis où trône en bonne place Mein Kampf. Grâce à une carte postale qui lui a été adressée, Michel Fleiss authentifie l’écriture du carnet : c’est bien celle de Dora Maar. Voilà que tombe, en même temps que l’élucidation du mystère, l’explication de l’absence du nom de Picasso…

Je suis le carnet de Dora Maar n’est pas que le récit circonstancié de l’élucidation d’un mystère. Brigitte Benkemoun élabore un récit fictionnel qui tend à combler les vides, et à imaginer, à partir de ce que l’on sait de Dora Maar, ses possibles actions et réactions. Les relations avec Jacqueline Lamba, par exemple, et avec la sœur de celle-ci, Huguette. Celle qui va séduire et épouser André Breton – Jacqueline – connaît Dora Maar depuis leurs études communes aux Arts Décoratifs. Sa sœur Huguette est dans l’ombre, mais Dora va prendre soin d’elle. Les amitiés se délitent sur fond de jalousie et d’incompréhension. Brigitte Benkemoun tente de dénouer ce qui se joue dans la tête de Dora lorsqu’elle regarde la blondeur de Jacqueline, qui la renvoie à celle de Marie-Thérèse. Toutes les deux sont mères, et elle, elle est stérile. De la même manière, Benkemoun imagine les séances avec Lacan, avec toutes les précautions d’usage : « J’ai bien conscience de forcer le saint des saints, et frôler le sacrilège en essayant de m’introduire entre Dora, son psy et son inconscient. »

Le carnet est daté de 1951. La collaboration passionnée avec Picasso sur Guernica est bien loin déjà, la guerre a eu lieu, a pris fin, les amis sont dispersés, Dora est seule depuis longtemps. Cependant, dans son répertoire, elle recopie presque pieusement les adresses et numéros de téléphone des années 30. Ainsi, Eluard apparaît-il encore, alors qu’ils se sont perdus de vue, et qu’il a déménagé. Le poète a pris le parti de Dora contre Picasso, puis, tout à son deuil, s’est éloigné. Brigitte Benkemon inspecte systématiquement chaque entrée : qui est ce Dubois ? Ce n’est pas un artiste, c’est un ami de Cocteau, un habitué du cercle surréaliste. Il est sous-directeur à la Sûreté, a évité la déportation à Jean Genet. Benkemoun avoue : « Grand policier par hasard, mondain par goût et curiosité, ami par fascination des plus brillants artistes de son époque : Cocteau, Gide, Mauriac, Chanel, Poulenc, Camus… Ce Dubois me passionne. J’en finis par oublier le carnet. » Il ne dure qu’un temps, cet oubli, mais il s’explique aisément : ces quelques feuilles récupérées par hasard ouvrent sur des mondes qui se recoupent et divergent.

De toutes les figures suggérées par le carnet et évoquées dans le livre, certaines se détachent plus nettement, et pas forcément les plus connues. Un peintre aujourd’hui oublié, un plombier qui a installé la salle de bains chez Picasso, un vétérinaire. Le moment le plus émouvant du livre, sans doute, est celui qui réunit Brigitte Benkemoun et Claude Picasso, fils de son père et de Françoise Gilot. Dans ces quelques pages, on entend Brigitte Benkemoun qui se reproche de prêter à Dora les sentiments qu’elle-même aurait pu éprouver, et l’on apprend que Claude a fait la connaissance de Dora après la mort de son père, et que chaque année, pour son anniversaire, il lui envoyait des fleurs. Car, bien sûr, même s’il n’apparaît pas dans les entrées du carnet, Picasso est partout présent : partout dans le livre, partout dans la vie de Dora Maar. Il l’a rendue folle, ou a accentué sa folie. Il l’a à la fois éteinte et « allumée ».  Elle est une survivante de Picasso – et elles ne sont pas nombreuses – et en même temps, elle est morte, ou tout comme, à la rupture.

Celle qui aura séduit le génie de son siècle en jouant du couteau entre ses doigts jusqu’à s’en faire saigner, celle qui avait gommé le « théo » de son prénom officiel Théodora, est devenue bigote, antisémite. Paumée et perdue. Abandonnée de tous ou à peu près. Mais obstinée à sa façon. Irréductiblement debout, invivable mais en vie. Quand celui qui, finalement, est à l’origine de ce livre, quand le compagnon demande à l’auteur : « Est-ce que tu as fini par l’aimer ? » la question semble s’adresser également au lecteur. Et la réponse est sans doute la même que celle que donne Brigitte Benkemoun : « J’ai aimé celle qui tient ce carnet. » La Dora Maar d’après 1951 suscite moins d’empathie…

Oui, ce livre est une merveille, par sa genèse et son traitement. Il ressuscite un pan d’histoire, intime et historique. Il est très personnel, dans la démarche de recherche et dans la projection. Il est aussi la preuve tangible, sans doute, que les temps ont tourné : la fascination de la découverte du carnet tient peut-être, avant-tout, à la main qui y a tracé les noms, adresses, et numéros de téléphone. Une écriture, vraie, réelle. Pas une typographie comme sur les listes de contacts dans nos smartphones.


mardi 22 novembre 2016

Au commencement du septième jour de Luc Lang

Luc Lang, Au commencement du septième jour, éd. Stock, 24 août 2016, 544 pages.

C’est l’histoire d’une fratrie. Posons ce postulat. Trois parties dans le roman, chacune consacrée – avec incises et retours en arrière – à un membre de cette fratrie. Thomas, Jean et Pauline. Le petit frère, informaticien ; le grand frère, berger dans les Pyrénées ; la sœur cadette, médecin humanitaire au Cameroun. On ne les verra jamais ensemble tous les trois, les membres de cette fratrie. Leurs relations sont faites de silences et de secrets, de fuites et de mensonges, de signes à décrypter dont la clé de déchiffrement remonte à l’enfance, qui ne sera donnée que bien plus tard, mais avant qu’il ne soit trop tard. Luc Lang bâtit, avec ce Commencement du septième jour, un roman à suspense dans lequel Thomas, trente-sept ans, est le détective de sa propre histoire, quand il croyait et voulait démêler les fils des causes de l’accident de voiture de son épouse. 

mardi 20 septembre 2016

Rentrée littéraire août-septembre 2016

Picasso, Femme couchée avec un livre

  

Etat des lieux de mes articles (en mouvement à peu près perpétuel jusqu'à fin septembre), à lire sur La Règle du JeuEncres Vagabondes, ou ce blog. 

Le lien sera actif dès que l'article sera en ligne

vendredi 2 septembre 2016

Le chiffre magique de 180 : entre cochons et brebis

180 jours, Isabelle Sorente, Lattès, 2013.

Au commencement du septième jour, Luc Lang, Stock, 2016.

Notre place dans le troupeau



Il y a sans doute une magie des nombres, qui échappe au comptage strict de l’arithmétique, et s’ancre dans l’imaginaire. Borges considérait que 44 était le nombre de l’infini. 180 semble être le nombre fantasmatique des rapports entre l’homme et l’animal. Tout au moins dans deux romans récents : 180 jours d’Isabelle Sorente (Lattès, 2013) et Au commencement du septième jour de Luc Lang (Stock, août 2016). On remarquera que, bien avant d'entrer dans le vif du sujet de ces deux romans (vif du sujet passablement différent…), la numération est active dans les titres.

180, c’est le nombre de jours, chez Isabelle Sorente, nécessaire à la « fabrication » d’un porc charcutier, de sa naissance à son abattage. 180, chez Luc Lang, c’est le nombre limite des têtes d’un troupeau de brebis :

« Attends, frérot, je t’arrête. Pourquoi je dépasse pas les 180 bêtes ? D’après toi ?
J’imagine qu’au-delà, tu changes d’échelle, tu contrôles plus la population […]
T’y es pas. Je dépasse pas, parce que, au-delà, je peux plus les connaître : leur nom, leur caractère, leurs habitudes… déjà, 180, c’est très limite. M’en fous d’en avoir plus. »

Les brebis de Jean, le berger du roman de Luc Lang, sont libres et vont à l’estive. Ce sont des animaux du grand air pyrénéen. Les porcs d’Isabelle Sorente sont une masse indifférenciée – à l’exception notable d’une truie à laquelle on a donné un nom, que l’on a baptisée – qui n’acquièrent de valeur que par leur TEMPS, quand chez Luc Lang les bêtes sont différenciées par leur caractère et leur individualité, leur ÊTRE. Il n’empêche, dans la masse ou dans la différenciation, on retombe sur le chiffre magique de 180. Ce n’est qu’un constat.

Dans le roman d’Isabelle Sorente, le nombre de porcs de l’usine à viande est mis en parallèle avec le nombre d’habitants de la ville où se situe ladite usine : 15 000 porcs dans la porcherie, 15 000 habitants dans la ville. Chez Sorente, nous sommes voués à l’abattoir.

Pourtant, les motifs de comptage se rejoignent, sans se recouper. Dans 180 jours, on lit que « un homme ne peut pas retenir plus de vies qu’une vie d’homme », c’est-à-dire 80, ou à peu près. 80 ans, 80 noms retenus. Dans Au commencement du septième jour, on est dans un autre rapport arithmétique. Le berger pyrénéen est capable d’individualiser 180 brebis – 180 caractères, ou personnalités – différentes. Mais individualiser, et donc différencier, ne conduit pas forcément au souvenir gardé de chaque individu. On dit « individu » pour une brebis de troupeau, même libre à l’estive ?

Pour toutes sortes de raisons, je ne parlerai pas en cette rentrée littéraire du roman Règne animal de Jean-Baptiste del Amo, qui lui aussi parle de l’élevage des cochons. La trajectoire de ses éleveurs est plus comptable du temps historique, économique et social que du temps humain et sensible qui occupe, à l’évidence, Sorente et Lang.

Je m’émerveille de ces rapprochements arithmétiques, qui n’ont rien à voir avec la statistique. Le nombre 180, même s’il n’est pas employé sur la même base, résonne en écho, de l’estive pyrénéenne où œuvre un berger cachant un secret de famille, à la réflexion d’un employé d’usine où la matériau à façonner de manière industrielle devient chair à considérer.

180 : c’est du temps, dans un roman, et peut-être de l’espace, dans l’autre. L’espace de l’individualisation. Le temps compté aux bêtes promises à l’abattoir. Curieuse coïncidence du temps et de l’espace dans ces deux romans, sur laquelle plane notre propre conscience d’être mortels, et notre désir d’être reconnus. Ou tout au moins pris en compte. Dans le troupeau.