samedi 4 mars 2017

Valet de pique de Joyce Carol Oates

Joyce Carol Oates, Valet de pique (Jack of Spades), traduit de l’anglais (USA) par Claude Seban, éditions Philippe Rey, 2 mars 2017, 224 pages.


Les romans ayant pour personnage principal un écrivain sont toujours énigmatiques. Surtout lorsqu’ils sont rédigés à la première personne. Le lecteur aura tendance à chercher des correspondances, voire des confessions, dans une œuvre de fiction. Dans Valet de pique, Joyce Carol Oates met en scène l’auteur de romans policiers Andrew J. Rush. Un auteur à succès, que l’on qualifie dans la presse de « Stephen King du gentleman ». Mais Andrew J. Rush publie aussi, sous le pseudonyme de Valet de pique, des romans plus violents, dans lesquels jamais la morale ne triomphe, à l’inverse des polars qu’il signe de son vrai nom. Joyce Carol Oates publie aussi des romans sous pseudo, mais cela est connu. Son personnage, lui, préserve soigneusement l’identité du Valet de pique, ni son épouse ni ses enfants ne sont au courant. La fille d’Andrew J. Rush tombe un jour par hasard sur un roman signé du Valet de pique. Elle reconnaît dans le texte un épisode traumatisant de sa propre enfance, et se plaint que quelqu’un, dans l’entourage de son père, utilise – vole – les motifs de leurs vies. Jamais l’idée que son père puisse être l’auteur de ce roman ne l’effleure. Le père est pour elle un roi, incapable d’une telle vilénie.

vendredi 3 mars 2017

Regards croisés (28) – C’est dimanche et je n’y suis pour rien de Carole Fives

Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville

Carole FIVES, C’est dimanche et je n’y suis pour rien, éd. Gallimard, coll. L’arbalète, 2015 et éd. Folio, janvier 2017.

Léonore voulait être peintre, elle est professeur d’arts plastiques en collège, de ces profs itinérants qui vont de remplacement en remplacement, sans avoir le temps de retenir le nom de leurs élèves. Elle a un copain, Laurent, qu’elle refuse d’envisager comme son compagnon. Lorsque Laurent évoque la possibilité d’avoir un enfant, Léonore se crispe. C’est qu’elle a quelque chose à résoudre, une histoire qui remonte à vingt-cinq ans de là, alors qu’elle avait 15 ans et passait ses vacances dans la région des châteaux de la Loire. Un amour de vacances, elle adolescente, lui 19 ans. Il s’appelait José Oliveira, était mécanicien. Il s’est tué dans un accident de la route le soir où ils avaient décidé de coucher ensemble pour la première fois. Léonore se sent responsable de cet accident, et depuis vingt-cinq ans, elle fuit toute relation stable.

Et la voilà qui, à 40 ans, veut trouver la tombe de José. Où est-il enterré ? Elle n’obtient pas le renseignement à l’hôtel de ville de Créteil – la scène avec les employés de mairie est d’un tragi-comique très réussi. Alors elle part pour Porto, pensant que José a dû être inhumé dans son village natal, près de la grande ville du nord du Portugal.

Carole Fives brosse le portrait d’une quadra un peu perdue qui se donne trois jours – le temps du séjour à Porto – pour se recentrer, et peut-être trouver l’apaisement. Mais l’intérêt du roman repose moins sur ce portrait de femme que sur l’arrière-plan sociologique. Le personnage de José est prétexte à évoquer la situation des portugais en exil en France. Ils ont fui une situation économique désastreuse et un régime dictatorial insupportable. Les hommes partaient les premiers, les femmes les rejoignaient ensuite, abandonnant à des tantes ou des grands-mères les enfants encore petits. Il faut dire que les conditions d’accueil en France étaient plus que précaires. Les enfants n’auraient pu vivre décemment dans le bidonville de Champigny-sur-Marne. Les parents immigrés attendaient des jours meilleurs, et des logements salubres, pour accueillir leurs enfants. C’est aussi la vie de José, et celle de ces émigrés, que Léonore découvre à Porto, de même que la volonté des artistes-peintres d’aujourd’hui qui ne baissent pas les bras, quand elle-même a renoncé à son art et que les jeunes portugais se voient contraints, à nouveau, de s’exiler pour trouver du travail.

C’est dimanche et je n’y suis pour rien est un très court roman qui se lit d’une traite. Des incises en italiques donnent accès à la vie de José dont Léonore ignorait tout à 15 ans. Le récit central, à la première personne, dessine un itinéraire géographique et psychique. L’écriture de Carole Fives oscille entre comique de situation et réalisme psychologique. Les trois jours que Léonore passe à Porto seront décisifs et libérateurs.



mercredi 1 mars 2017

Tony et Susan (Nocturnal animals)

Austin Wright, Tony et Susan, 1993, traduit de l’anglais (USA) par Philippe Rouard, éd. du Seuil 2015 et éd. Points Seuil 2017.

Nocturnal animals, réalisation et scénario : Tom Ford, avec Amy Adams et Jake Gyllenhaal, 2016, grand prix du jury de la Mostra de Venise.

Susan reçoit d’Edward, son ex-mari qu’elle n’a pas revu depuis vingt ans, le manuscrit d’un roman. Edward voulait être écrivain, mais il n’a pas percé, il travaille dans les assurances. Susan est remariée depuis longtemps, elle a trois enfants, un chat et un chien, une maison à tenir et des cours d’anglais à assurer. Elle est à présent une femme mûre, aux cheveux courts et gris, mariée à un cardiologue. Pourquoi Edward lui envoie-t-il ce texte ? Elle le pose dans un coin, l’oublie durant trois mois, puis l’ouvre et commence à le lire alors que son époux, Arnold, est en déplacement pour un congrès. Voilà le point de départ du roman d’Austin Wright.

Le manuscrit d’Edward est intitulé, dans la traduction française, Bêtes de nuit. Il raconte l’histoire d’une famille agressée sur la route par des types violents. Le personnage central se nomme Tony, il se rend dans le Maine avec son épouse et sa fille. Les types qui les agressent kidnappent l’épouse et la fille, tandis que Tony réussit à leur échapper. L’épouse et la fille sont violées et tuées, Tony est dévasté. L’enquête est confiée à un policier qui prend l’affaire à cœur. Tony, peu à peu, fait son deuil. Les assassins sont retrouvés, Tony les identifie. A ce stade du récit, on ne peut en dire plus, ce serait gâcher le plaisir du lecteur.

La force du roman d’Austin Wright réside tout autant dans sa construction diaboliquement efficace – le va-et-vient entre la lecture de Susan, ses réflexions sur les personnages créés par son ex-mari et les souvenirs suscités, souvenirs de leur vie commune à des années de là – que dans les imbrications vie réelle/récit fictionnel, psychologie des personnages de roman et reflet, ou projection, de la psychologie de Susan par Edward. Ce qui, bien évidemment, a peu de sens puisque Susan est elle-même un personnage de roman. Le lecteur est pris dans un vortex narratif : il lit un roman dans lequel une femme lit un roman, etc. Le manuscrit d’Edward occupe, d’ailleurs, la majeure partie du roman d’Austin Wright, ce qui place le lecteur dans une situation particulièrement inconfortable et délectable. Que faut-il faire et lire, au fond ? S’intéresser à l’histoire de Tony et de sa famille dévastée ? Comment ne pas perdre de vue Susan en train de lire le manuscrit que l’on découvre en même temps qu’elle ? On est au-delà du suspens. On veut savoir ce qu’il adviendra de Tony, du policier, et des assassins. On veut savoir aussi ce que pense Susan du manuscrit d’Edward. On cherche à comprendre – comme Susan – ce qu’Edward veut dire à Susan par le biais de son roman. Mais cela, on ne le saura jamais. On n’aura que les spéculations de Susan sur les intentions de son ex-mari :

« Tony dans son épreuve apprécierait la volonté avec laquelle elle [= Susan] s’accroche à son petit monde. Il le devrait. Elle n’en éprouve pas moins un certain malaise, car elle se méfie du livre d’Edward. Elle ne sait trop pourquoi. Il l’alarme d’une certaine façon, suscite une peur dont elle ignore l’objet, mais qui paraît différente de la peur qui règne dans le récit et s’apparente plutôt à quelque chose qu’elle a en elle-même. Elle réfléchit : si Edward a l’intention, à travers Tony ou de quelque autre façon, d’ébranler sa foi en sa vie, elle résistera, voilà tout. Elle résistera, tout simplement. Il est des choses dans la vie que rien ne peut changer, pas même la lecture d’un livre. »

La personnalité d’Edward est entièrement en creux dans le roman d’Austin Wright, le lecteur n’a jamais accès à ses intentions, il ne connaît de lui que son manuscrit, et les souvenirs que Susan égrène entre deux pauses, entre deux chapitres lus. Mais le fait qu’Austin Wright ait intitulé son roman Tony et Susan laisse au lecteur la marge suffisante pour déceler une vengeance par roman interposé, une attaque frontale, qui dit la déception d’avoir été marié à une femme incapable de le soutenir dans son projet d’écriture, une femme qui lui a préféré le confort d’une vie bourgeoise et rangée.


Tom Ford s’empare du roman d’Austin Wright et le tord à sa manière. Il ne change pas un iota au manuscrit d’Edward, mais transforme le personnage de Susan. D’une mère de famille bourgeoisement installée dans un vie plutôt plan-plan, il fait une directrice de galerie d’art à la chevelure rousse flamboyante, qui tout au long du film cache une partie de son visage. Le film de Tom Ford a des allures de thriller glacé, les scènes relatives à Susan sont inscrites dans des cadrages aux angles droits, froids. La galerie qu’elle dirige est à l’image d’un certain art contemporain : déshumanisée et dénotative. Le basculement de compréhension – pour le personnage de Susan et pour le spectateur – a lieu devant un tableau noir et blanc sur lequel éclatent les lettres « REVENGE ». Devant ce tableau, la Susan de Tom Ford entrevoit ce qu’Edward veut signifier dans son roman. De saisissement, elle fait tomber le téléphone portable de sa collaboratrice, dont l’écran se fissure. Métaphore d’une communication impossible, et d’un monde brisé. Dans un film, les transitions entre le monde de la lecture et celui de la « vraie » vie – ce qui n’a pas de sens, convenons-en, au cinéma comme en littérature, nous sommes toujours, spectateur ou lecteur, un degré au-dessus, partie prenante de ce que l’on nous raconte ou montre, conscients et absorbés – les transitions, donc, passent par le montage. Le film de Tom Ford joue sur les montages cut, sur un bruit – détonation d’arme, par exemple – ou sur un geste ébauché. Le passage de la lecture de Susan au retour à la réalité de Susan lisant  est une composition parfaite. Tom Ford ne dénature en rien le roman d’Austin Wright, il en garde l’essence, c’est-à-dire la prédation d’un ex-mari sur l’épouse qui n’a pas cru en son talent littéraire. Mais il fait du roman une œuvre autre, en débarrassant Susan de sa petite vie tranquille de mère de famille, et en donnant à Tony le même visage qu’Edward (les deux personnages étant interprétés par le même acteur). Le film de Tom Ford, par sa scène inaugurale entièrement dédiée aux corps exposés, et par sa musique – magnifique musique d’Abel Korzeniowski – tend vers une atmosphère hitchcockienne terriblement efficace et parfaitement maitrisée. Plus encore que chez Austin Wright, chez Tom Ford la femme est la proie, et le créateur (= l’écrivain) le prédateur.

Chez Tom Ford comme chez Austin Wright, c’est bien Susan la victime. Qu’elle se retrouve seule à attendre dans un restaurant, dans une scène imitant les tableaux désespérés d’Edward Hopper, ou qu’elle continue d’accepter le contrat tacite passé avec son cardiologue d’époux en matière d’adultère, c’est une certaine idée du sens de la vie qui est interrogée : accepter ou se rebeller, subir ou attaquer, se taire ou dire. Edward, lui, par son manuscrit, a choisi de dire. Tony, dans le manuscrit d’Edward, accepte, se relève, va jusqu’au bout pour ensuite s’écrouler. Susan, elle, doit faire avec. Ou sans.

Chez Wright comme chez Ford, la position du lecteur, ou du spectateur, est mise en perspective. Voilà deux œuvres – un roman, un film – qui nous placent en situation inconfortable. Et c’est bien ce que l’on demande à la littérature et au cinéma, n’est-ce pas ?

*

NB : Un grand merci à mon étudiante Johanne C. qui m’a fait découvrir le film de Tom Ford. « Vous devriez voir ce film, madame, je pense qu’il est fait pour vous. Et puis, quand vous l’aurez vu, j’aimerais bien qu’on en discute. »