jeudi 7 novembre 2013

Le Livre des enfants d' A. S. Byatt



Antonia Susan Byatt, Le Livre des enfants (The children’s book, 2009), traduit de l’anglais par Laurence Petit et Pascal Bataillard, roman, Flammarion, janvier 2012, 690 p.

La couverture du livre – qui est, à quelques fioritures près, la même que la couverture de l’édition anglaise (1) – donne le ton : fond bleu nuit, lettres blanches pour l’auteur et dorées pour le titre, et, en illustration, un stupéfiant bijou Lalique présenté à l’Exposition Universelle de Paris en 1900. Il s’agit d’une broche qui « avait la forme d’un buste féminin en turquoise émergeant de la bouche d’une libellule allongée, très allongée, au corps effilé en or, incrusté de pierres précieuses bleues et vertes à intervalles réguliers, se terminant par une minuscule pointe dorée, bifide et menaçante. La tête de la femme était couronnée d’un casque, ou était-ce un scarabée fendu par le milieu, ou encore les yeux d’insecte de cette créature en pleine métamorphose ? […] La bête possédait des serres énormes, comme celles d’un dragon, qui s’écartaient de part et d’autre du visage féminin et reposaient sur des bras noueux en or ». Bijou, femme, casque, insecte, dragon. Or et argent. On ne saurait trouver indices plus éclairants. Le Livre des enfants, sous son titre tout doux, tout sage, est un livre terrible. Un livre terrible qui parle, effectivement, des femmes et des dragons ; qui reprend, peu ou prou, la métaphore entomologique de la longue nouvelle Des anges et des insectes ; qui nous parle de la guerre – le casque – et s’articule autour d’une réflexion sur l’or et l’argent – les bijoux. Car Antonia Susan Byatt est une orfèvre.

Le roman est articulé en quatre mouvements : Les Commencements, L’Âge d’or, L’Âge d’argent, L’Âge de plomb. Cette articulation en âges « perdus » selon la mythologie, en récits des origines et explication du monde, est annoncée par une discussion politique et économique entre les deux frères à propos de bimétallisme :

« Basil et Humphry Wellwood s’étaient embarqués dans une conversation houleuse sur le bimétallisme et l’étalon-or. […] Basil avait adhéré à l’Association de défense de l’étalon-or alors que de son côté Humphry soutenait la ligne bimétallique ».

Nous n’en sommes ici qu’au tout début du texte – à la page 70 – et c’est à partir de cette conversation que le roman pose ses bases, appuie ses fondations. Bimétallisme, âge d’or/âge d’argent, indignation d’Humphry lorsqu’il évoque la condition ouvrière anglaise de la fin du XIXe – il le fait une coupe de champagne à la main – ou la guerre des Boers. Les enfants assistent à la querelle, et chacun, sans le savoir vraiment, est en train d’arrêter son propre avenir. Tous les enfants : le petit Philip, fils d’ouvrier ; le petit Tom et la petite Dorothy, fils d’Humphry et d’Olive… Tous.

Subtilement, tout au long du roman, le lecteur va retrouver les allusions à l’or et l’argent, dans chaque partie :

« J’ai grandi dans un musée. Mon père en était le conservateur. Il s’y connaît en or et en argent ».
« - Le magicien d’Oz, répliqua Steyning.
- Humphry dit que ce n’est rien d’autre qu’une allégorie du bimétallisme et de l’étalon-or, avec sa route de lingots d’or et ses chaussures en argent ».

« Griselda se moquait de lui et disait qu’il était devenu volontairement le protagoniste du conte des chemins qui bifurquent, ou du conte dans lequel on doit choisir entre trois coffrets, un en or, un en argent et un en plomb ». (Cette dernière citation incluant le plomb de la dernière partie du roman).


Commencements et âge d’or
Nous sommes en Angleterre, nous basculons dans le XXe siècle. Le premier chapitre donne une date exacte : 19 juin 1895. Autour d’Olive Wellwood, qui fait vivre son petit monde en publiant des contes pour enfants, gravite une foule de personnages qui sont autant de personnalités. Son époux Humphry et sa maîtresse ; sa sœur Violet ; ses sept enfants ; les voisins et amis, parmi lesquels un directeur de musée, un montreur de marionnettes, un écrivain, un artiste potier. Tous ont un rapport avec l’art, tous se retrouvent pour fêter le solstice en montant des représentations de Shakespeare, tous, plus ou moins, adhèrent aux idées nouvelles du socialisme, du fabianisme. Quelques-uns penchent vers l’anarchisme. D’autres sont théosophes. En cette fin d’ère victorienne, on réfléchit à la place des femmes, on s’interroge sur l’amour libre et le naturisme, on veut pour ses enfants une éducation non contraignante. En parallèle, les personnages de Philip et Elsie, adolescents orphelins accueillis chez le potier Fludd, permettent l’évocation de la classe ouvrière anglaise, sa condition désespérante. Olive et sa sœur Violet sont issues elles aussi d’une famille ouvrière.

L’âge d’or, c’est celui des commencements et de l’enfance. On vit dans un printemps perpétuel, sans se soucier des saisons, du temps qui passe, de la peine. C’est un temps d’innocence. Les enfants d’Olive Wellwood sont élevés librement, on tient compte de leurs réflexions, on les instruit. La vie loin de Londres est propice aux promenades, à l’exploration des forêts et aux cabanes dans les arbres. On retrouve les cousins, les enfants des amis des parents, on noue des amitiés indéfectibles. La mère est écrivain, la tante s’occupe des enfants et de la maison. Ces deux sœurs, aux prénoms presque anagrammatiques (Olive et Violet), ne sont pas interchangeables. Chacune est à sa place, chacune assume son rôle. Même si Violet passe son temps à répéter qu’elle sert de mère. Olive écrit, des contes qu’elle publie, et d’autres qui ne sortent pas de la maison : un conte pour chaque enfant. Dans ces contes-là, Tom est un petit garçon qui a perdu son ombre, et Dorothy un hérisson. D’une certaine façon, les contes imaginés par la mère vont décider des trajectoires des enfants.

Mais l’âge d’or n’a qu’un temps. Le basculement vers l’âge d’argent prend des années, de révélation en révolte, de départ pour l’université en  voyages à l’étranger. Au fil des pages, ce sont bien les enfants qui deviennent les personnages principaux. Ce sont eux que l’on suit, dans l’affirmation de leur caractère et leurs décisions. Les parents, statiques, restent dans leur cottage. Les enfants, grandissant, partent pour l’université, ou l’Allemagne. Avant la fin de l’âge d’or, les parentèles et relations sont remises en question. Le lecteur est surpris, puis surpris de sa surprise, car tous les indices ont été semés en amont, si finement, si légèrement… Même à l’âge d’or, le monde est cruel. L’artiste le plus talentueux peut être l’homme le plus immonde. La mère la plus aimante peut être la menteuse la plus traîtresse. Le père affectueux est capable d’impulsions soudaines envers une jeune fille.

C’est la trajectoire de Dorothy qui va concentrer tous les bouleversements. Cette petite fille à qui l’on demandait ce qu’elle voulait faire plus tard, et qui s’entendit répondre, sans y croire vraiment, qu’elle voulait être médecin, va prendre sa vie en mains après une révélation plus surprenante que douloureuse. Si les garçons suivent un cours à peu près tracé, les filles du groupe d’enfants vont s’affirmer résolument. Études ou non, mariage ou pas, chaque adolescente va être maîtresse de son choix. L’âge d’or, c’est aussi celui de l’apprentissage. Le petit Philip Warren qui s’était réfugié dans les sous-sols du musée pour échapper à sa vie de misère, entre au service du potier Benedict Fludd, et fait des merveilles. Sa sœur Elsie le rejoint, qui va prendre en mains la bonne tenue d’une maison laissée pratiquement à l’abandon par une mère et deux filles atones. L’âge d’or, pour Philip, n’est pas le commencement des temps. Pour lui, et pour Elsie, c’est un recommencement. Une chance offerte.


L’âge d’argent
L’âge d’argent, c’est celui du temps qui passe. Les enfants grandissent, s’épanouissent ou se recroquevillent. Les parents, eux, cèdent le devant de la scène. Les fillettes deviennent jeunes filles, puis femmes. Il est temps de mettre au monde des enfants, voulus ou non, légitimes ou non. Dans les temps mythologiques, l’âge d’argent est celui du travail de la terre, de la souffrance et du passage des saisons. Dans Le Livre des enfants il appartient à présent aux enfants grandis de parfaire leur trajectoire. On souffre, on pleure, on s’interroge sur ses sentiments, on se glace ou l’on s’embrase, on succombe ou l’on résiste. On meurt.

Mais l’âge d’argent, c’est aussi, dans le temps du roman, celui de l’Histoire. Les suffragettes défilent, la vieille reine Victoria meurt, le kaiser Guillaume apparaît de page en page, les anarchistes sont à l’œuvre dans toute l’Europe, Orwell prend la tête du mouvement fabien. C’est aussi le temps des débuts de la psychanalyse, de l’implantation du marxisme, de la recherche universitaire sur les contes de fées. Le cottage des Wellwood n’est plus un lieu où l’on vit, mais un lieu où l’on revient, par intermittence. Même Tom, qui échoue régulièrement à ses examens d’entrée à l’université, ne considère plus la maison de ses parents comme son foyer. Lui, il a choisi les bois, qu’il parcourt avec les garde-chasses. Il remplit ses poches de châtaignes, de cailloux. Il a perdu pied.

L’âge d’argent scelle la défaite parentale. D’un âge d’or tout centré sur le plaisir et l’insouciance sort une nouvelle génération concernée, tourmentée, aux prises avec la réalité. Dorothy devient médecin, et ce personnage-là, par sa posture et sa concentration, incarne le basculement d’un âge dans l’autre. Du bonheur, il n’est plus guère question.


L’âge de plomb
Le roman s’achève sur les horreurs de la guerre de 14-18. Chacun des enfants de l’âge d’or achève son parcours. Cette dernière partie est terrifiante, très resserrée, quarante pages de combats, de sang, de morphine et de membres amputés, de morts et de retrouvailles inespérées. Les survivants, toutes classes sociales confondues, se retrouvent à la même table et partagent un repas. On entrevoit, dans cet épilogue, très fugitivement, l’ombre d’un svastika. On entend, tout bas, une allusion à des origines juives. Le roman s’achève, mais l’Histoire continue.


« Avoir dans sa famille un écrivain est dangereux »
Le Livre des enfants est de ces romans fondamentaux, qui marquent un lecteur. Au même titre que Possession ou Des anges et des insectes, du même auteur. Dans la production ambiante, ces romans-là détonent, et détonnent. Par leur ampleur, leur précision historique, leur sensibilité. Le Livre des enfants, c’est un monde dans le Monde, à l’image du conte d’Olive Wellwood Les Habitants de la maison dans la maison, que nous ne raconterons pas ici, pour laisser le plaisir de la découverte au lecteur.

Edith Nesbit (1858-1924)
Antonia Susan Byatt construit un roman qui couvre parfaitement les champs du Politique, de l’Économique et du Social, qui envisage la période sous l’angle critique des cercles progressistes ou activistes. Mais… mais pas seulement. Le Politique, l’Économique et le Social, bien présents, ne sont que la toile de fond d’une entreprise littéraire bien plus ample : à ces trois piliers, Byatt ajoute celui du Symbolique, qui regroupe la recherche de la perfection artistique et plastique et la prééminence de l’imagination sur le contingent. Le personnage d’Olive Wellwood est  inspiré de l’écrivain anglais Edith Nesbit (1858-1924), considérée comme le premier auteur « moderne » de littérature de jeunesse. Nesbit faisait elle aussi partie des cercles fabiens, élevait plusieurs enfants – les siens, et ceux des maîtresses de son époux. À partir de la personnalité bien réelle d’Edith Nesbit, A. S. Byatt construit avec Olive Wellwood un personnage de mère tournée entièrement vers la création féérique, aimante mais peu consciente du pouvoir de ses écrits sur ses propres enfants. Dans un entretien vidéo pour le Guardian (2), Byatt explique avoir été effrayée par le fait que les enfants d’auteurs pour enfants s’étaient souvent suicidé. Dans son roman, le fils aîné d’Olive, Tom, veut prolonger sa propre enfance parce que sa mère continue d’écrire le conte qu’elle lui a dédié, le conte sans fin dans lequel le petit Tom s’enfonce toujours plus loin, toujours plus profond, à la recherche de son ombre volée. « Avoir un écrivain dans sa famille est dangereux », affirme A. S. Byatt dans le même entretien. Le Livre des enfants est aussi une réflexion sur le pouvoir de la littérature, et de l’imagination. Sur le rapport de pouvoir qui s’instaure entre écrivain et lecteur, lorsque l’écrivain est la mère et le lecteur son enfant.

Cet ajout du Symbolique est aussi à débusquer au cœur même de l’écriture : les métaphores, l’insistance dans le vocabulaire sur la couleur et les formes, l’utilisation de Shakespeare, les contes qu’Olive écrit pour ses enfants et qui sont donnés au lecteur… La description des toilettes et des coiffures des jeunes filles offre une palette complète, qui agit en correspondance avec l’évocation des poteries de Philip Warren (3) et de Benedict Fludd (4). La recherche de la couleur, le bon dosage des vernis, la maîtrise du feu de cuisson deviennent obsessionnels pour le maître potier, comme ils l’avaient été pour Bernard Palissy, dont le portrait trône dans l’atelier, et cache une porte ouvrant sur des secrets terribles... La création, la recherche de la perfection artistique, ne vont pas sans folie, ni secret inavouable. Dont les enfants sont les victimes.

Le Livre des enfants est à la fois une fresque historique minutieuse et un grand roman d’imagination. Une réflexion sur le merveilleux, la filiation, la création. Nul besoin d’être ferré à glace sur la période historique évoquée, sur les personnalités réelles convoquées – Barrie, Morris, Brooke, Wilde, Stopes, et bien d’autres –, il suffit d’entrer avec confiance dans ce roman intelligent, documenté et haletant. Un tel plaisir de lecture est bien rare (5).



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Notes :

(1) « Je voudrais conclure en exprimant toute l’admiration que j’éprouve pour la magnifique couverture de ce roman, conçue par Stephen Parker. Sa perfection dépasse toutes mes espérances » écrit A. S. Byatt dans ses remerciements, en fin d’ouvrage.
(3) Les pages sensuelles ayant trait au travail de l’argile ont été inspirées par une expérience personnelle de l’auteur : « One of her daughters lives next door to potter and writer Edmund de Waal. Which explains how Dame Antonia Byatt CBE found herself coated in the primeval slime from which all beauty comes. "He invited me to his studio and actually let me put my hands in clay, which was a surprisingly important experience. It taught me what I had always known but only intellectually – that people think with their fingers." » (Boyd Tonkin, “AS Byatt returns to large-scale fiction with an epic but intimate novel”, in The Independent, 01/05/2009)
(4) Le nom du personnage de Benedict Fludd renvoie à Robert Fludd, humaniste anglais de la Renaissance, et admirateur de Paracelse.
(5) Pour ne pas conclure l’article sur une note négative, qui n’a rien à voir avec le texte d’A. S. Byatt, nous plaçons en note deux restrictions sur cette édition française. Les coquilles sont nombreuses. Une de ces coquilles est particulièrement cocasse (il s’agit d’une allusion littéraire), et nous laissons au lecteur le soin de la débusquer. La deuxième restriction porte sur la traduction. La complicité littéraire et linguistique entre A. S. Byatt et son traducteur français Jean-Louis Chevalier était telle que prendre le relais doit être un exercice bien difficile. La traduction du Livre des enfants n’a pas la fluidité, ni l’évidence, des traductions de J.-L. Chevalier. Elle rend toutefois justice au texte original.

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Antonia Susan Byatt est née le 24 août 1936. Grande dame des lettres anglaises, elle publie régulièrement depuis 1964. Elle a obtenu le Booker Prize en 1990 pour son roman Possession. Son œuvre marie l’érudition littéraire et historique, et l’imaginaire. Elle met en lumière l’évolution des mentalités en Angleterre, et s’intéresse également de très près aux contes de fées. Elle parle parfaitement le français, est chevalier des Arts et Lettres (2003). On conseillera vivement la lecture de Possession, et de Des anges et des insectes (magnifiquement porté au cinéma par Philipe Haas en 1996).