mardi 8 octobre 2024

Regards croisés (47) – Conque de Perrine Tripier

Regards croisés

Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville


Perrine Tripier, Conque, éd. Gallimard, août 2024, 208 p.

 

Voilà un roman qui ne ressemble à aucun autre dans cette rentrée littéraire. Un texte relativement court, qui lorgne vers le conte, et dont le propos est plus politique que magique. Magique, ou singulier, il l’est par exemple par le choix des noms des personnages : Perrine Tripier invente une onomastique poétique, surprenante, qui s’accorde avec la recherche poétique de sa phrase. Politique, il l’est assurément par le propos même de l’intrigue qui renvoie à la post-vérité, à l’arrangement du roman national, à la nécessité pour l’autocrate d’asseoir et consolider son pouvoir sur une légende dorée indiscutable scientifiquement. Conque est un roman surprenant. 

Nous sommes dans un pays indéterminé, bordé par la mer. Nous sommes dans une époque moderne, où l’on consulte des applications de rencontres sur des téléphones portables, mais une époque floue où l’Empereur s’habille de peaux de bêtes et tresse sa barbe rouge de fils d’ors. Le palais et une villa de prestige ne sont que marbre, bassins sertis de pierres précieuses, serviteurs vêtus de lamé. Un empire d’opérette et de boursouflures, dont le décor pourrait évoquer Paul Grimault ou Christian Bérard.

Le personnage principal, Martabée, historienne, se voit confier la tâche de diriger les fouilles d’un chantier archéologique : on vient de découvrir les vestiges de la civilisation morgonde, dont on ne sait rien ou presque, il n’en restait jusqu’à présent que des bribes de légendes dans des berceuses. Le chantier met à jour des corps de guerriers ensevelis entre les carcasses polies de baleines, et les fondations d’habitations de bonne tenue. L’Empereur voit dans cette découverte l’opportunité de redonner une unité civilisationnelle et culturelle prestigieuse à son pays, et de souder son peuple autour d’une histoire solide et attestée scientifiquement par les fouilles. Les Morgondes étaient des marins et des guerriers, des gens braves et puissants, courageux. Ils étaient aussi, déduit-on par les entrelacs compliqués et recherchés des sculptures excavées, des artistes aboutis.

Tandis que Martabée imagine la vie raffinée que menaient les Morgondes dix siècles en arrière et que l’Empereur se retrouve entièrement dans cette civilisation et s’en décrète l’héritier et l’incarnation, les fouilles continuent. Les bulletins officiels transmis à la population font état de l’avancée des travaux et insistent sur l’éclat et la force des Morgondes, ancêtres du pays. Les fouilles continuent, donc, et l’on découvre, sous un dôme scellé, un secret bien difficile à intégrer à la légende à présent installée et distillée parmi le peuple. On ne dira rien ici de ce secret abominable, qui est le nœud du roman.

Perrine Tripier pose ainsi la question de l’élaboration du roman national, et de l’assise d’une autocratie. Martabée accepte d’intégrer à ses comptes-rendus scientifiques des phrases entières soufflées par l’empereur. Tout d’abord par reconnaissance pour la vie qu’il lui offre – une villa incroyable, des robes magnifiques, et surtout un statut social inimaginable pour une universitaire issue d’une famille paysanne. Ensuite, après la découverte de ce qu’abrite le dôme, Martabée prend conscience du pouvoir impérial, ses yeux sont dessillés. 

L’écriture de Perrine Tripier épouse les contours du paysage et de l’intrigue. La mer est omniprésente, son bruit, son odeur, et ses profondeurs. Tout est tissé d’algues, de filaments comme autant de reflets sur les vagues. Je n’avais pas lu d’écriture aussi océanique, allant fouiller au plus profond du symbolisme des mers, depuis Mandiargues, je crois. Un exemple de cette prose incroyable : « C’était à présent une haute salle de réception où s’entrecroisaient des piliers fins, émeraude veinés d’or, constellés d’éclats blancs. On aurait dit des cascades qui auraient ruisselé le long des murs. Des lustres énormes pendaient de la voûte, comme des bans de poissons argentés, qui cliquetaient au moindre souffle. […] Au bout se dressait un siège monumental, d’ivoire éblouissant, avec en son creux la rouge flamboyance de l’Empereur, comme un coquillage sanglant. » Ce contraste entre les fouilles archéologiques – fouiller sous la terre – et l’omniprésence de la mer, dans l’écriture et le décor, participe à l’atmosphère de conte, et amplifie le vertige entre la légende et la réalité historique, validée scientifiquement. Entre la représentation impériale et ses pompes, et la réalité d’un pouvoir autocrate. 

Conque est un roman de réflexion sur le pouvoir qui, sous des aspects parfaitement symbolistes, pose des questions contemporaines sur le sort des femmes, l’influence du politique sur le scientifique, la fascination autocratique, et bien d’autres encore. 

Lire l'article de Virginie Neufville 

 


mardi 24 septembre 2024

MANIAC de Benjamín Labatut

Benjamín Labatut, MANIAC, traduction de David Fauquemberg, éd. Grasset, septembre 2024, 448 p. 

L’intelligence artificielle est aujourd’hui entrée dans nos vies. Elle nous aide dans notre profession ou dans nos études, et nous sauve par, entre autres, l’exploration des big data appliquée à la recherche médicale. Elle fait peur et éblouit, pétrifie et enchante. Nous en attendons beaucoup, et nous demandons si nous allons garder notre préséance humaine. Benjamín Labatut se penche sur la genèse de l’intelligence artificielle, en explorant les vies et démarches de deux génies scientifiques du XXe siècle, et en pénétrant le fonctionnement d’une machine mise au point au XXIe siècle. L’ensemble donne une histoire de la pensée physique et mathématique, une fresque historique, et un magnifique ouvrage au souffle romanesque indéniable.  

MANIAC, titre énigmatique, renvoie au nom d’une machine mise au point par Johnny von Neumann et Julian Bigelow, aux USA, immédiatement après la fin de la deuxième guerre mondiale : Mathematical Analyzer, Numerical Integrator and Computer. 

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lundi 23 septembre 2024

Malville d’Emmanuel Ruben

Emmanuel Ruben, Malville, éd. Stock, août 2024, 265 p. 

En 1972, Robert Merle publiait un roman post-apocalyptique intitulé Malvil, et ce nom-là a résonné étrangement lorsque quelques années plus tard a commencé la construction de Superphénix à Creys-Malville, dans l’Isère. Emmanuel Ruben, enfant de Morestel, tout près de la centrale, imagine un roman lui aussi post-apocalyptique, mais sans les développements que l’on pourrait attendre. Il ne s’agit pas d’imaginer les conséquences d’un accident nucléaire, mais au contraire, ici, de remonter le temps, jusqu’à l’enfance, sur les bords du Rhône.

On voit bien d’où peut provenir l’idée première de ce roman : la rédaction en a commencé lors du confinement, alors que l’auteur résidait sur les bords de Loire. Il donne à son narrateur et double habituel, Samuel Vidouble, la même situation, mais au lieu de s’intéresser à un virus, sa plume revient sur les lieux de son enfance. Il nous livre ainsi un roman d’apprentissage, oscillant entre jours heureux et angoisse de la pré-adolescence.

Sam habite donc à Mortesel (on reconnaît l’anagramme de Morestel), cité médiévale amplifiée par la construction de la centrale et la main d’œuvre indispensable à son fonctionnement, en zone pavillonnaire péri-urbaine pour loger le personnel d’EDF. Des pavillons alignés, tous bâtis sur le même modèle, comme ceux qui ont surgi dans les villages isérois à cette période, à Saint-Quentin Fallavier, par exemple, pour accueillir les travailleurs de la raffinerie Total. Sam va au collège et au lycée, avec tous les « enfants de la centrale ». Il ne s’y trouve pas très bien, se fait souvent charrier, craint que l’on découvre sa judéité. Le garçon est un peu obnubilé par sa circoncision. La mère et le père s’engueulent souvent, le père fait les trois huit, la vie n’est pas forcément harmonieuse. Sam est un rêveur de cartes et de fleuves. Un romancier en puissance qui invente un pays et sa géographie, la Zyntarie, histoire que Ruben a déjà évoquée dans son essai L’Archipel de l’écriture et sur lequel il revient en situation. L’enfance de Sam, c’est inventer un monde, prendre des cours d’équitation pour retrouver son copain Tom, puis abandonner le cheval et choisir le vélo. Emmanuel Ruben est un cycliste, un géographe et un romancier, on peut mettre les termes dans l’ordre que l’on veut… 

Sam est amoureux, comme tous les garçons de Mortesel, de la belle Astrid, qui porte le même nom que la centrale que l’on construira sur le site démantelé de Creys-Malville, et qui provoque la catastrophe obligeant au confinement de 2036. Sam est fasciné par la centrale où travaille son père, dont l’enceinte est bien évidemment interdite. Mais Sam voudrait bien séduire la belle Astrid, et pour cela il adopte ses positions politiques, et participe à des manifestations anti-nucléaires. Prend part, même, à une entreprise de dégradation avec quelques copains, qui finira en naufrage et en aventure merveilleuse sur une île du Rhône où l’on vit nu et sans entrave – pour quelques heures.

Plus que la centrale, c’est le fleuve Rhône qui est le motif principal de ce roman. Le Rhône qui, dans ses boucles, peut couler à contre-courant. Le Rhône impétueux et fascinant, avec ses couleurs changeantes et son odeur de vase, libre et dangereux. Rassemblant sa propre situation d’auteur confiné sur les bords de Loire et celle de son personnage Sam coincé au même endroit, Emmanuel Ruben remonte le cours des fleuves et de sa mémoire pour faire revivre son enfance. Quant à la situation de 2036, il imagine que la France est gouvernée par une présidente d’extrême droite et que la Bretagne a fait sécession. Il suffirait à Sam Vidouble de traverser la Loire pour se retrouver en « zone libre ». Mais prendra-t-il le risque de sortir de sa cave et d’affronter les radiations ? Ou restera-t-il terré à relire indéfiniment les romans d’aventure de son enfance ? 

Malville est un roman nostalgique, économique, politique et social. Le style clair et limpide d’Emmanuel Ruben parvient à rendre palpables les espoirs et angoisses de l’enfance. Malville est aussi, on l’aura compris, un roman sur les risques nucléaires, le traumatisme de Tchernobyl et ses cicatrices, et une interrogation sur l’avenir de nos sources d’énergie. 


jeudi 19 septembre 2024

Le Déluge de Stephen Markley

Stephen Markley, Le Déluge, traduit de l’américain par Charles Recoursé, éd. Albin Michel, coll. Terres d’Amérique, août 2024, 1040 p.

On connaît le courant de la littérature post-apocalyptique qui tient de la littérature de l’imaginaire. Avec Le Déluge, Stephen Markley se situe dans la littérature pré-apocalyptique, et nous ne sommes pas dans le domaine de l’imagination, mais plutôt dans le prolongement d’une situation parfaitement contemporaine. Il m’a fallu trois semaines pour lire ce roman, et pendant le temps de ma lecture, les images d’actualité m’ont apporté des scènes d’incendies dévastant forêts et habitations, d’inondations provoquant morts et déplacés. Dans Le Déluge, Markley prend à bras-le-corps le réchauffement climatique, et poursuit la courbe de ce à quoi nous assistons et avons la preuve chaque jour.

Le roman débute en 2013 pour s’achever en 2039 et légèrement au-delà, par prospective. Le déroulé des faits est chronologique, décliné selon plusieurs personnages que l’on retrouve au centre de chapitres envisageant la catastrophe à venir selon plusieurs angles : scientifique, politique, économique, terroriste, social, familial. Le réchauffement climatique influe sur les comportements de groupes, et les groupes sont formés d’individualités. La force narrative de ce roman est de donner vie et chair à des personnages éminemment crédibles tant du point de vue psychologique que social. Parmi ces personnages centraux se détachent les figures de l’activiste Kate et de son compagnon Matt, de Tony le scientifique et de sa fille Holly, de Jackie la communicante et de son éphémère amant acteur hollywoodien devenu charismatique candidat à la présidence sous le signe du messianisme et de la défense de l’industrie carbonée. Ajoutons à cette galerie de personnages un spécialiste de la modélisation prédictive, un junkie paumé et une éco-terroriste capable de passer sous tous les radars d’un monde où le numérique traque chaque citoyen. 

Le roman est américain, tout à fait américain. C’est-à-dire qu’il envisage avant tout le réchauffement climatique à l’aune des Etats-Unis, que ce soit du point de vue politique ou comportemental. Les presque trois décennies déclinées dans la diégèse sont rythmées par les paliers de l’élection présidentielle. Markley évoque les revirements saisissants d’une gouvernance démocrate conduisant au fascisme. Dans une scène hallucinante, terriblement réaliste, voire naturaliste, on assiste à l’assaut des forces de l’ordre régulières contre des centaines de citoyens américains. C’est que les enjeux sont si importants, et la situation à ce point non-maîtrisée, que tous les points fixes de la démocratie sont déboulonnés. Car la progression irrémédiable du dérèglement climatique produit des événements en chaîne : montée des océans, salinisation des terres cultivables, famine, chômage, effondrement du marché immobilier en zones inondables – dont, en premier lieu, la Floride –, migrations, terrorisme. Dans des temps déréglés et incompréhensibles malgré les avertissements, études scientifiques et conscientisation citoyenne, c’est l’idée même de démocratie qui est vouée à l’extinction. 

Le Déluge de Stephen Markley est un roman monumental et grave, par son poids – à la fois celui de ses plus de mille pages et celui de son sujet. Un roman qui est une sorte d’opéra terrestre, comme on parle de space opera. Un condensé paradoxalement large de nos quelques certitudes climatiques actuelles et de projections parfaitement réalistes et catastrophiques. Ce roman est un choc. Dans un épisode terrifiant de réalisme, on voit une famille barricadée dans sa maison, vitres calfeutrées et volets fermés, attendant l’ouragan annoncé. On est loin des fleuves et des mers, on se croit à l’abri. On joue à un jeu de société en attendant que ça passe. Mais les eaux montent, là où c’était impensable. Une marche après l’autre, dans la maison, on est submergé. On trouve un marteau pour fracasser le toit, et s’y réfugier. On n’y croit pas. Et pourtant, c’est là. On guette l’hélicoptère et son treuillage salvateur. 

Il est toujours plus tard qu’on ne le croit, semble nous dire Stephen Markley. La conduite du récit est chronologique et spiralée, saisissante de maîtrise, laissant apparaître peu à peu les liens entre les personnages principaux. Courez lire Le Déluge. Pour frissonner, réfléchir, penser la politique en d’autres termes… Mais courez lire Le Déluge, avant tout, pour savourer un grand roman d’une ampleur romanesque intense. 


vendredi 30 août 2024

Medusa d’Isabelle Sorente

Isabelle Sorente, Medusa, éd. JC Lattès, 21 août 2024, 405 p.


Une jeune femme meurt, à vingt ans, dans les bras de son amant. Il ne l’a pas tuée intentionnellement, mais la mort survenue durant un acte d’amour avec strangulation volontaire fait de lui son meurtrier. C’est ce que Liam et Béatrix, le frère et la meilleure amie de la jeune morte, pensent. Les parents, bien entendu, sont effondrés. Medusa est aussi le roman du deuil et de la reconstruction. Mais… mais tout est dans ce « aussi ». On connaît Isabelle Sorente. Elle est une autrice sensible qui pousse ses personnages au-delà de la sociologie et ses histoires au-delà de la contemporanéité. Sorente est une exploratrice. Dans Medusa, elle poursuit une réflexion philosophique, mystique et ontologique sur la généalogie des femmes, et sur la pérennité de leur sort. Ici, Sorente se penche sur les monstres.

Lire l'article sur La Règle du Jeu 

vendredi 28 juin 2024

Autre chose – Le Troiacord II – de Miquel de Palol

Miquel de Palol, Autre chose (Una altra cosa, 2001), traduit du catalan par François-Michel Durazzo, éd. Zulma, coll. Z/a, 20 juin 2024, 368 p.


Voici donc le deuxième tome du cycle du Troiacord du catalan Miquel de Palol. Rappelons que dans le premier tome, intitulé Trois pas vers le sud, nous assistions à la mise en place d’un sosie dans les sphères du pouvoir financier. Dans Autre chose, nous changeons – apparemment – de prisme, et nous suivons les aventures de Jaume Camus, étudiant en fin d’étude à qui l’on confie la mission de faire des recherches sur le Jeu de la Fragmentation, qui était en vogue dans les sociétés secrètes des XVIIIe et XIXe siècles. Avec pour seuls viatiques une bourse universitaire et quelques numéros de téléphone, Jaume va écumer quelques bibliothèques européennes, et notamment celle du Vatican. Il découvre un spectaculaire jeu d’échecs tridimensionnel, de forme cubique. 

Tout cela a des airs d’aventures d’Indiana Jones – en plus bavard – et du Pendule de Foucault d’Umberto Eco – en moins ironique. Mais… n’oublions pas que nous sommes dans un cycle, dans une somme, et qu’il ne s’agit là que du deuxième épisode. Avouons-le : c’est compliqué. Par compliqué à suivre, la narration est fluide, mais compliqué à comprendre. Ou plutôt, complexe. Comme une strate supplémentaire au plateau cubique du château d’échecs du Vatican, un arbre généalogique évolue au gré des pages, et au lieu d’apporter des clarifications, il complexifie la quête. La lecture d’Autre chose est réellement hypnotique, le lecteur a l’impression d’être pris dans le vortex d’un entonnoir à la fois fictionnel et historique. Les décors ajoutent au vertige : l’éléphant fiché dans l’obélisque de la piazza Minerva à Rome est un point fixe autour duquel s’enroule le temps fictionnel : Jaume s’y fait renverser par une moto et dérober un livre, quand quelques temps plus tard un personnage lui raconte la même histoire arrivée des années en arrière ; Jaume veut répéter la scène sous l’éléphant, et elle se déroule encore, en léger décalage. C’est, d’une certaine façon, la même mise en abyme que dans le tome précédent, lorsqu’un personnage regarde un personnage regarder une vidéo de son sosie. Quelque chose qui s’explique, là encore d’une certaine façon, par la découverte du château d’échecs dans les caves du Vatican. On ne joue pas sur le plan, sur la surface, on joue en 3D. 

Le lecteur est donc tranquillement – l’adverbe est un clin d’œil – installé dans sa lecture, se demandant à quoi va aboutir la recherche – la quête – de Jaume qui parcourt l’Europe avec en poche trois cartes de crédit d’argent magique, lorsque tout à coup, tadaaam !, page 307 la narration se retourne, et avec elle, comme un gant, tout l’édifice de Trois pas vers le sud, le tome I. Elle se retourne comme un gant et, paradoxalement, remet le lecteur sur ses pieds. Car, en fin de compte, de quoi s’agit-il, au juste ? De comprendre ce qu’est ce Troiacord. Un objet ? Une idée ? Un traquenard ? Une arme financière ? 

On connaît l’adage : le roman policier le plus abouti est celui dans lequel l’enquêteur est l’assassin, et l’ignore. L’exemple le plus spectaculaire est sans doute Falling Angel de William Hjortsberg. Dans Autre chose, le retournement du gant est focalisé avant tout sur le statut du personnage de Jaume, enquêteur comprenant qu’il fait partie du Jeu de la fragmentation sur lequel il enquête. Disons que nous sommes dans la troisième dimension. Troisième dimension qui prend réellement forme lorsque le lecteur va sur le site des éditions Zulma et télécharge le patron d’un polyèdre, l’assemble, et se rend compte que les chapitres du roman – et ceux du roman précédent – commencent tous par deux phrases assemblées à l’intersection des sommets de la figure. Oui, je sais, c’est complexe. Et fascinant. 

Disons que c’est un jeu, qui se joue entre l’auteur et son texte, l’auteur et son lecteur, le texte et son traducteur, le lecteur et le texte, le tome I et le tome II, on peut tracer toutes les bijections que l’on veut, sur un plan ou sur trois dimensions. Pour ma part, je suis persuadée que, comme l’église proustienne, le Jeu de la Fragmentation est un jeu sur le temps, la quatrième dimension, donc. Et le Troiacord le moyen de se jouer du temps. 

Aucune date n’est encore annoncée pour la publication du tome III, intitulé Les Ailes égyptiennes. Je l’attends avec la même impatience que l’on attend la diffusion de la troisième saison d’une série addictive. 


lundi 10 juin 2024

Trois pas vers le sud – Le Troiacord 1 – de Miquel de Palol

Miquel de Palol, Trois pas vers le sud – Le Troiacord 1, traduit du catalan par François-Michel Durazzo, éd. Zulma, coll. Z/a, avril 2024, 432 p.

Voici la première partie d’un roman de plusieurs tomes, une espèce d’œuvre-monstre d’un auteur non moins monstre. Miquel de Palol a publié plus de soixante livres, dont certains ont été traduits en français par François-Michel Durazzo et publiés chez Zulma. Des romans polyphoniques, labyrinthiques, aux intrigues intriquées, qui demandent au lecteur une grande agilité d’esprit et un souffle au moins égal à celui de l’auteur. Palol est, sans aucun doute, un des maîtres de la fiction contemporaine.

Pour ce qui concerne les traductions en français, nous disposons de deux romans – Le Jardin des sept crépuscules et Le Testament d’Alceste – qui nécessitaient une pagination particulière car les récits enchâssés devaient être immédiatement identifiables. Rien de tel dans Trois pas vers le sud, dont l’action est linéaire. Enfin, apparemment linéaire. Le pitch est imparable : un homme meurt dans un guet-apens. Sa présence est indispensable pour finaliser des tractations financières importantes, dans les sphères du pouvoir économique. Que faire ? Lui trouver un double. Non pas un sosie, mais un double véritable, que l’on va modeler à coups de seringues injectant une substance d’effacement de la personnalité première, de visionnages de vidéo du modèle, d’exercices pratiques, notamment sexuels. On récupère en prison un certain Damià, un criminel passablement dangereux, que l’on façonne en quelques semaines. Et ça marche.

Le dispositif narratif est élaboré de telle sorte que le lecteur est parfois perdu comme peut l’être Damià, et souvent remis sur les rails grâce à Max, le narrateur et voyeur de l’histoire. Il s’agit, là aussi, comme dans les deux romans traduits en français, de mise en abyme, mais plus visuelle que textuelle. Ou, pour le dire autrement, plus narrative que structurelle. Dans une scène particulièrement réussie, on voit Max regarder en caméra cachée Damià qui regarde une vidéo dans laquelle on le voit regarder une vidéo de l’homme dont il doit prendre la place et adopter le rôle. C’est, à proprement parler, vertigineux. Piranésien, ou à peu près. Eschérien. C’est aussi, à n’en pas douter, géométrique. Les premières pages du roman, sous couvert de description minutieuse d’un quartier, tracent des lignes sur un plan. La notion de vertige est renforcée par la multitude des personnages, qui apparaissent comme étant connus a priori alors que le lecteur les découvre et que Damià tente de les identifier à partir des éléments qui lui ont été donnés. 

On fait ingurgiter à Damià, durant les quelques jours de sa préparation, une quantité phénoménale d’œuvres littéraires, philosophiques, historiques. Il faut dire que Damià ne doit pas seulement endosser la stature du mort, mais aussi sa culture, ses réparties, sa manière de penser et de se conduire en société. Et la société qu’il fréquente est à la fois vaine – on se croit parfois dans un film de Ruben Östlund – et hyper pointue sur les références musicales, culturelles, conceptuelles. On assiste à des joutes sur la différence entre les personnages de Julien Sorel et de Frédéric Moreau, sur ce que Mozart doit à Bach… Damià, aidé par les injections d’effacement de sa propre mémoire, se fond dans le moule et tire son épingle du jeu. Il devient un autre.

On l’aura compris, le cœur de ce roman est l’exploration de la figure du double, du Doppelgänger. Le tout sur fond de réflexion sur la persistance, ou non, de la mémoire. Miquel de Palol parvient à enchevêtrer, dans une narration linéaire, à la fois l’intime et le socio-économico-politique de la société contemporaine. On est en limite de réflexion sur le pouvoir, sous toutes ses formes. Un tour de force. On est aussi en terrain homérique, comme le suggère le titre et le laisse entendre l’épigraphe. Ce qui se déroule au fil des pages, c’est une guerre, sur fond de fusion-acquisition et de recherche et développement. Une guerre qui a pour but de lever des fonds pour finaliser le projet Troiacord, dont on ne dira ici que le strict minimum : « recueillir l’énième terme d’une séquence, en obviant au fardeau de l’indétermination de l’énième plus un. » Oh, dit ainsi, c’est obscur, et même nébuleux pour le commun des lecteurs – dont je suis. Mais on induit toutes les conséquences d’un tel dispositif, qu’elles se situent au plan de l’humain, du macro-économique ou du politique. Quelque chose entre le pouvoir des algorithmes et la physique quantique appliquée au quotidien. 

L’idée de base de Trois pas vers le sud est séduisante, d’autant plus qu’elle n’est dévoilée que dans les toutes dernières pages du roman. Ce n’est qu’a posteriori que l’on comprend l’ampleur du propos, et notamment le traitement que subit Damià. Le tome 2 du Troiacord, intitulé Autre chose, paraîtra chez Zulma le 20 juin prochain, et l’on attend avec impatience de pouvoir s’y plonger. 

 



mardi 4 juin 2024

Zephyr, Alabama de Robert McCammon

Robert McCammon, Zephyr, Alabama (Boy’s life), 1991, nouvelle traduction française de l’américain par Stéphane Carn avec la participation de Hélène Charrier, éd. Monsieur Toussaint Louverture, collection Les Grands Animaux, mai 2024.

Le monde vu par un enfant de 12 ans dans l’Amérique du début des années 60. Nous voilà en terrain connu. Quelle que soit la période envisagée, l’enfant, le pré-adolescent, est un personnage merveilleux. Par ses yeux, les cinéastes et les écrivains font revivre leur propre enfance, puisent au cœur de la pop-culture, et nous transportent, nous, lecteurs, dans un univers enfoui en chacun de nous, et que nous croyions dépassé, voire oublié. Les vélos, les petits caïds que ne s’en prennent qu’à plus faibles qu’eux, les parents et leurs faiblesses découvertes, l’irruption de la violence, et, puisque nous sommes aux USA, l’importance du base-ball et la ségrégation toujours en vigueur. Ce schéma rapide renvoie, d’emblée, à des œuvres que nous avons tous lues ou vues : E.T, Stand by me, Stanger things, pour ne citer que ce qui me vient à l’esprit au fil du clavier. Des œuvres où la voix est donnée aux petits garçons. Fragiles, heureux, insouciants, jusqu’à ce que quelque chose d’extraordinaire vienne déchirer le voile de l’innocence. 

Zephyr, Alabama ne déroge pas à la règle de ces romans modernes d’apprentissage. D’où vient la grâce de ce texte ? Car il est nettement au-dessus de tout ce que j’ai lu dans le genre jusqu’à aujourd’hui. Elle naît, peut-être, justement, du genre, du savant et juste dosage du mélange des genres. Dans ce roman, on trouve pêle-mêle un peu de vaudou, un tricératops, des gangsters, un criminel nazi, un ange aux yeux bleus marié à un sale jeune type, un vélo plus ou moins magique, un monstre des grands fonds, une balle de baseball lancée par un gringalet, et qui monte si haut que jamais elle ne redescend. Le tout mis en place dans un texte en quatre parties qui suivent les quatre saisons de l’année 1964, sur fond de musique des Beach Boys.

Cory a douze ans, trois copains, une mère bonne pâtissière et un père livreur de bouteilles de lait. C’est en l’accompagnant, un matin, très tôt, dans sa tournée, qu’il voit tomber une voiture dans le lac de Zéphyr. Le père plonge pour sauver le conducteur prisonnier de la voiture, mais l’homme est enchaîné au volant, il est nu et mort, étranglé par ce qui ressemble à une corde de piano. Ne pas avoir pu sauver cet homme déjà mort mine le père, qui se met à déprimer. Qui a bien pu commettre un tel crime ? Et qui est ce mort ? L’énigme n’est pas résolue. Le tatouage qu’il porte – un crâne ailé – n’aide pas à son identification. Il faudra quatre saisons, la mort et la résurrection d’un chien, les leçons de piano imposées à un copain de Cory, une plume de perroquet et l’art divinatoire d’une très vieille dame noire pour défaire tous les fils de cette histoire. Parallèlement à cela, on assiste à l’émergence des supermarchés qui bousculent le quotidien du livreur de bouteilles de lait, et à la naissance de la vocation d’écrivain de Cory.

Voilà un roman merveilleux, qui joue à la fois sur la nostalgie d’une époque et la permanence de motifs romanesques. L’histoire d’un petit garçon qui sort du confort de l’enfance, qui passe des épreuves et grandit en résolvant un crime. Un petit garçon qui deviendra écrivain. A lire absolument.

*

 NB : On ne cessera jamais de louer la ligne éditoriale des éditions Monsieur Toussaint Louverture, et le soin apporté à chaque publication. Ici, dans ce roman publié dans la belle collection des Grands Animaux, un couverture noire ornée d’un dessin décalé, sous une jaquette représentant un ciel vert étoilé. Il faut tout lire, jusqu’au bout, jusqu’au bout de l’achevé d’imprimer, et ne pas rater la quatrième de la jaquette, avec le clin d’œil à Stephen King. 


samedi 16 mars 2024

Le Cloître de Katy Hays

Katy Hays, Le Cloître (The Cloisters, 2022), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Carole Delporte et Florence Noblet, éd. Livre de Poche, mars 2024.

Voilà un roman que j’ai dévoré en deux jours. Un page-turner efficace, peut-être un peu trop calibré, au twist final imparable. Un vrai roman de détente qui brasse les thèmes attendus de l’ambition, de l’émancipation, de la mémoire perdue et retrouvée, sur fond d’universités américaines et d’amitié biaisée. Le genre de bouquin parfait pour apprécier un week-end pluvieux. 

Je traque dans les romans les intrigues basées sur les jeux d’échec, et sur les tarots. Pour les jeux d’échec, j’en ai parlé ailleurs, le corpus est vaste. Celui que se rapprocherait le plus du Cloître – qui, lui, traite des tarots – serait sans doute Le Huit de Katherine Neville, dans lequel l’objet de la quête est un échiquier qui aurait appartenu à Charlemagne. Je suis toujours frappée par la fascination qu’exerce le Moyen-âge sur l’imaginaire des étatsuniens. Dans Le Cloître, donc, nous évoluons dans le musée The Cloisters, situé à Manhattan. Ce musée est constitué de plusieurs bâtiments français, il s’agit d’un composé d’abbayes provenant principalement du sud de la France. Le musée abrite aussi des collections d’objets médiévaux, châsses, chapiteaux, tableaux… La narratrice, Ann, est embauchée dans ce musée pour l’été, après avoir été refusée par le Met, qui devait initialement l’accueillir.

Ann débarque de sa petite université sans prestige, elle est comme une provinciale émerveillée dans New-York, et mène une vie précaire, dans un appartement à la climatisation défaillante. Elle est sous la tutelle de Patrick, le conservateur, et fait des recherches avec Rachel, riche héritière new-yorkaise, étudiante brillante. Ann a perdu son père, il a été fauché sur la route par une voiture qui a pris la fuite. L’enquête n’a jamais abouti. C’est pour elle un traumatisme terrible, à tel point qu’elle a perdu la mémoire des quelques jours qui ont précédé et suivi ce décès. Rachel, elle, a perdu ses parents dans le chavirage de leur bateau. Ces deuils semblent rapprocher les deux étudiantes, qui deviennent amies. Un jeu de tarot du XVe siècle devient l’obsession des trois protagonistes principaux : Patrick, Rachel et Ann. Dans ce trio vient se glisser Léo, le jardinier du Cloître, musée dans lequel on cultive les plantes médicinales et autres simples que l’on trouvait dans les abbayes.

La fascination que les tarots exercent sur les protagonistes est multiple : recherches historiques, mais également questionnement sur ce que peuvent « dire » les cartes. Les cartes ont-elles d’abord servi à jouer avant que l’on s’en serve pour prédire l’avenir ? L’avenir est-il écrit ? Peut-on le décrypter dans des lames illustrées de symboles mythologiques et cosmologiques ? Peut-on avoir, face au tarot, la même attitude au XXIe siècle qu’au Moyen-âge ? Comment des universitaires de renom, ou en passe de se faire un nom, peuvent-ils céder à la pensée magique ? Ann est celle qui, dans le trio de chercheurs, garde à peu près la tête sur les épaules, avant de penser-croire-se persuader qu’à chaque fois qu’elle tire les cartes, elle a une compréhension immédiate, non pensée, simplement ressentie, de la signification du tirage. 

Il y a deux manières de lire ce roman, comme tous les romans traitant plus ou moins d’ésotérisme, de divination, de magie, et toute cette sorte de choses. La première est d’adhérer sans arrière-pensée au déroulé de l’histoire, la seconde de raison garder. Toujours est-il que Patrick, Rachel et Ann se prennent au jeu, jusqu’à organiser des séances de divination dans les murs du musée, autour d’une table éclairée par des candélabres. Jusqu’au meurtre, qui, lui, a des motifs plus pragmatiques. On a toujours besoin de croire à quelque chose qui nous dépasse dit, en substance, un des personnages. Le lecteur, lui aussi, a parfois besoin d’une intrigue somme toute bien menée, basée sur des croyances ancestrales. En fin d’ouvrage, comme pour enfoncer le clou sur la part magique des réactions des personnages – et la nôtre ? –, Katy Hays nous donne une grille de lecture et d’interprétation des tarots selon Ann, sa narratrice.

Bref, j’ai passé un très bon moment à lire ce roman. Ce que j’ai préféré dans cette lecture, c’est, je crois, l’évocation d’un endroit médiéval dans Manhattan, et les références à la pré-renaissance – Ferrare et la maison d’Este, par exemple. Et j’ai lu comme un clin d’œil de l’autrice – mais je ne suis pas sûre que ce soit un clin d’œil – le fait de voir apparaître dans l’intrigue une édition de poche du Nom de la rose d’Umberto Eco, référence « obligée » quand on écrit une fiction sur fond de monde médiéval. Dans Le Nom de la rose, l’acuité de l’enquêteur Guillaume de Baskerville est au contraire moderne, scientifique, anticipation des méthodes d’élucidation rationnelle de Sherlock Holmes. Dans Le Cloître, toute la narration concourt à faire basculer le lecteur du côté magique de la force… Sans rien spoiler, je donne ici le dernier tirage de la narratrice pour Rachel : les quatre As et le Diable. Que croyez-vous qu’il advint ?  


samedi 23 décembre 2023

Jean-Sébastien Bach de René Belletto

René Belletto, Jean-Sébastien Bach, éd. P.O.L, décembre 2023, 112 p.


En cinquante ans d’écriture – le recueil de nouvelles Temps mort est paru en 1974 – René Belletto s’est penché sur toutes les formes de la littérature : le roman, le recueil d’aphorismes, la nouvelle, le scénario, la poésie. Dans cette œuvre multiple, une seule biographie, mais quelle biographie !, celle de Charles Dickens. L’ouvrage Les Grandes Espérances de Charles Dickens, paru en 1994, a nécessité à son auteur cinq ans de recherches et d’écriture. Il s’agit là d’une œuvre monumentale. Belletto aime Dickens d’un amour filial inconditionnel. Ce qui le lie à Jean-Sébastien Bach est d’une autre nature, non moins inconditionnelle. Bach, pour lui, est le créateur par antonomase, le démiurge, celui qui crée véritablement le monde. Belletto aime Dickens parce qu’il lui parle de lui, parce qu’il s’est reconnu dans Pip, dans ce diminutif sonnant comme le petit cri de l’oiseau tombé du nid, dans ce « i » qui en anglais est le « I » du « je », coincé entre deux « p », p comme parents. Une des héroïnes de Belletto se nomme Estella Klehr, elle est le personnage principal de Créature, et apparaît en sourdine dans d’autres romans antérieurs dont le héros est Michel Rey, le double de René Belletto. Estella Klehr est cantatrice, soprano, et dans Créature elle chante du Bach à la Schola Cantorum. Voilà réunis en un seul personnages les deux phares de l’auteur : Dickens dans le prénom de la cantatrice – Estella est le personnage central, avec Pip, des Grandes Espérances – et Bach, puisqu’elle chante des cantates. 

En cette fin 2023, après des années de silence, René Belletto nous revient avec un livre sur Jean-Sébastien Bach. Un livre essentiel pour lui, il fallait qu’il écrive sur cet homme qu’il vénère ; essentiel pour son œuvre, parce qu’il adopte une forme différente de la monumentale biographie sur Dickens ; essentiel pour ses lecteurs, et ils sont nombreux, parce qu’il vient cinq ans après la parution de son dernier roman Être, et cinq ans, c’est long. Que nous dit-il, Belletto, de Bach ? Qu’il l’aime. Mais, bien sûr, il ne le dit pas ainsi. Et, en filigrane, mais pas tant que cela, au fond, il nous parle de lui, René Belletto, de son œuvre et de sa trajectoire. Regardons le dernier chapitre, intitulé « Jean-Sébastien Bach », qui se termine ainsi : « accomplissant pleinement et harmonieusement […] son union terrestre et son union céleste, [Bach] réunit la terre et le ciel ». Les lecteurs fidèles auront reconnu dans cette chute une allusion au roman Sur la terre comme au ciel. Regardons, en parallèle, le premier chapitre de ce livre, intitulé « Fugue » :

« Séduit par le destin, on s’abandonne volontiers à une analyse irréelle du monde, à la grâce prévue et imprévue (voire improvisée) d’une trame mystérieuse et quasi surnaturelle qui révèle toutes apparences, ces apparences n’étant que le fruit (musical ?) d’un mélange troublant d’absence totale irrémédiablement inscrite dès la première note et d’un jaillissement vital perpétuel – une prison à l’intérieur de laquelle on se meut avec une liberté souveraine, autant parler d’une fugue de Bach, la vie serait telle une partition. »

Ce premier chapitre, lumineux sur le sens et troublant dans la forme, semble avoir été écrit sans penser à Bach, juste comme une réflexion sur la vie et son sens – son absence de sens – mais amorce, par la bande, comme si de rien n’était, tous les chapitres à venir. On trace sur le papier – Belletto écrit à la main, sur des cahiers – quelques notes (notes ? comme des notes de musique ?) et l’on jette, sans le savoir, les bases du livre qu’il faut écrire, parce ce qu’il faut écrire sur Bach, et l’on s’étonne de ne pas l’avoir fait, déjà. On commence par la fugue, on enchaîne sur « Vie et mort », titre du chapitre suivant, bien sûr on va parler de Bach, mais, quand même… on sent bien qu’on va parler d’autre chose. 

On pourrait dire que Jean-Sébastien Bach est un livre technique sur Bach, un recueil pointu d’aphorismes étirés, une publication destinée aux spécialistes. Mais Jean-Sébastien Bach, c’est autre chose que cela, autre chose, également, qu’un exercice d’admiration. Toute la vie de René Belletto a tourné et tourne autour de Bach. Dans sa discothèque, il n’y a pratiquement que du Bach, dans toutes les interprétations disponibles. Sa passion pour la hifi, décrite dans quelques romans, n’est sans doute que le prolongement de son obsession à « entendre » – au sens également de « comprendre » – Bach. Les cantates, la chaconne, l’Offrande, sont présentes dans pratiquement toute son œuvre romanesque, comme un fil musical, souvent comme ressort de l’action, ou paysage mental. Bach est au centre, par exemple, des malheurs de Michel Soler, autre double de l’auteur, dans L’Enfer. Belletto est un être de musique, à un point tel qu’il imagine, dans Créature, une planète du nom de Musica. La musique, dans la vie de Belletto, passe aussi et avant tout par la pratique de la guitare, la composition de morceaux de guitare, et par le flamenco. Dans Jean-Sébastien Bach, de nombreux chapitres sont consacrés à la guitare, jusqu’à aboutir à un chapitre intitulé « Bach, flamenco », dans lequel il est fait référence à la transcription pour guitare de la chaconne. Bach, Belletto le tire vers lui, l’enserre, l’étreint. Et, dans un même mouvement (musical ?) ramène sur le devant de la réflexion Debussy, auquel il s’est intéressé à l’époque où il rédigeait son essai sur Dickens. Bach et Dickens, indissociables dans la vie et l’œuvre de Belletto.

Ce court livre, crypté et révélateur autant que magistralement documenté, vient combler un vide béant dans l’œuvre de Belletto. On se réjouit que cette pièce manquante ait été écrite, et publiée. Jean-Sébastien Bach permet, en lumière rasante, d’envisager sous d’autres angles l’œuvre bellettienne dans son ensemble. Il manque encore, à cette œuvre littéraire, un pan non exploité : si Les Grandes Espérances de Charles Dickens dit tout de Belletto et presque tout de Dickens, si Jean-Sébastien Bach dit beaucoup de Bach et encore plus de Belletto, après littérature et musique, donc, il manque – on attend – un ouvrage sur la peinture, sur Vélasquez et Dominique Gutherz, par exemple. Deux peintres qui ont compté dans la vie de Belletto, et qu’il a évoqués ou mis en scène de façon romanesque. 

Saluons la publication de Jean-Sébastien Bach, qui vient après cinq ans de silence bellettien. Nous y retrouvons l’art de la phrase autant que celui de la fugue : une syntaxe ferrée à glace, un art du contournement sémantique et du clin d’œil de ponctuation, un balancement rythmique implacable. Olé Belletto, que votre ferveur demeure, prélude et fugue entrelacés.