vendredi 27 décembre 2013

Epépé de Ferenc Karinthy



Epépé, Ferenc Karinthy, traduit du hongrois par Judith et Pierre Karinthy, (éditions françaises précédentes : éd. In Fine/Austral, 1996 ; éd. Denoël, 1999 et 2005), Zulma poche, 3 octobre 2013, 288 pages, 9,95 euros.


Le roman Epépé, du Hongrois Ferenc Karinthy, déploie l’impeccable mécanique du mauvais rêve. Que l’on imagine : un linguiste se retrouve dans une ville dont il ne comprend pas la langue et ne peut déchiffrer l’alphabet. Il s’appelle Budaï, il devrait être à Helsinki. Il a bien préparé ses bagages – une grosse valise et un sac-cabine conséquent – et s’est envolé pour la Finlande. Mais quelque chose « a cloché » dans son trajet, sans doute, lors d’une correspondance. Le mauvais rêve, pour être vraiment mauvais, se doit d’être logique. Et comme le rêveur pris dans les rets du cauchemar, Budaï tente de raccrocher sa mésaventure à un déroulé lisse et explicable : il a pris le mauvais avion, a atterri dans le mauvais pays, mais tout cela sera réglé très vite.

Le mauvais rêve, oui. Le linguiste incapable de communiquer est emblématique de tous les orateurs, travailleurs manuels, peintres et pianistes, mathématiciens et nounous qui se retrouvent en rêve aphones, manchots, aveugles et sourds, dyscalculiques et pédiophobes. Le début du roman de Ferenc Karinthy est absolument terrifiant : « Il ne reconnaît pas cet alphabet, il peut tout juste affirmer que ce n’est aucun de ceux qu’il connaît : les caractères ne sont ni latins, ni grecs, ni cyrilliques, ni arabes, ni hébreux, mais pas des idéogrammes japonais, chinois ou araméens non plus – autrefois, à l’université il les avait un peu étudiés ». Le savoir universitaire, encyclopédique, la culture accumulée au fil des ans, l’assurance que l’on sait pouvoir en tirer, tout cela n’est d’aucune utilité dans le monde fermé, angoissant, autistique, dans lequel se retrouve Budaï. Il est un somnambule dans un monde improbable – impossible – et sa première réaction n’est pas la révolte. Oh non ! Sa première réaction est l’acceptation passive d’une difficulté qu’il pense – qu’il sait – passagère et réparable.

Des files d’attente interminables s’étendent devant tous les guichets et desks de réception. Budaï se retrouve dans un hôtel international, apparemment anonyme comme ils le sont tous de par le vaste monde. Comment est-il possible qu’il ne puisse se faire comprendre en anglais, ou dans quelque langue à peu près universelle, du personnel de cet hôtel ? Comment se fait-il que les ascenseurs soient à ce point bondés quand les couloirs sont déserts ? Pourquoi la foule ne se résorbe-t-elle pas ? Et ce portier, « en fourrure et galon d’or », pourquoi le salue-t-il si respectueusement ? Budaï a atterri dans un monde incompréhensible, flottant. Le barrage de la langue n’est pas le seul en cause. Les barrages sont aussi mentaux, civilisationnels, culturels. Politiques, sans doute. Mais Budaï, bizarrement, s’en accommode. Comme dans le cauchemar, lorsque nous ne pouvons mieux faire que de continuer d’explorer un monde qui nous est donné – que nous avons suscité – quand nous voudrions le modifier à notre avantage. Peine perdue. Nous ne reprendrons vie qu’au réveil. Car nous nous réveillerons.

Nous nous réveillerons, bien sûr. Tout froissés du mauvais rêve, nous aurons trouvé la force de revenir au réel – celui que l’on se prend en pleine figure, rassurant parce que déjà exploré, ou parfaitement envisageable. Rassurant. Budaï va s’ébrouer enfin, au premier sang versé, bataille de rue, errance dans l’errance. Le réel ?

Ou pas. Cette escale de Budaï en territoire incompréhensible peut aussi se lire comme une station de purgatoire, ou d’après-mort non encore résolument résolue. L’errance d’un corps, ou d’un esprit, ou d’une âme qui, jeté(e) dans l’inconnu, accepte puis se débat. Epépé peut se lire – au-delà du simple politique totalitarisme ou de l’existentielle condition humaine – comme une tentative d’envisager l’ « après », ou l’entre-deux. On n’est guère loin, dans ce roman, des Ailes de la renommée, le film d’Otakar Votocek. La vision totalitaire que suggère le roman – foules compactes compassées, procès expéditifs suivant un code légal incompréhensible et fluctuant, réactions individuelles irrationnelles, débrouillardise et compromis – tient du naturalisme et de la projection mythologique, de la dénonciation et du réalisme magique. Le roman est si fort, si fortement imprégné de nos réalités historiques et de nos angoisses ontologiques – disons-le ainsi, pompeusement – que sa lecture nous poursuit, et travaille en nous. Emmanuel Carrère, dans la préface, signale que Ferenc Karinthy a écrit d’autres romans, que l’on peut trouver traduits en français. Aucun d’entre eux ne se rattache, d’une façon ou d’une autre, à Epépé, ce qui fait dire – écrire – à Carrère à propos de Karinthy : « Qu’est-ce qui lui a pris ? ». Epépé est un de ces cadeaux littéraires – très rares – que l’on offre et que l’on s’offre. Métaphore, allégorie… tout ce que l’on voudra… La caractérisation formelle est de peu d’importance pour un texte que l’on découvre à chaque relecture et qui, paradoxalement, reste toujours mystérieux et parlant. Il touche au plus profond, au plus essentiel. À l’amour, aussi. Bien sûr. Epépé… Mal orthographié, mal ouï – on n’ose écrire « mal entendu » –, mal prononcé, le mot même d’Epépé, titre énigmatique, décliné dans le texte en « ébébé », « pépépé »… est le mot imprononçable de ce qui nous meut et nous chavire.


Que les éditions Zulma publient en même temps le recueil de nouvelles Singe savant tabassé par deux clowns de Georges-OlivierChâteaureynaud dans leur collection de poche ne relève pas de la coïncidence. Cohérence des publications et des offices, qui rapproche ces deux ouvrages. Châteaureynaud avait d’ailleurs rédigé un article pour Le Magazine Littéraire à l’occasion de la première publication en français de ce roman. Laissons-lui le mot de la fin : « Epépé a des chefs-d’œuvre la simplicité et l’évidence, le caractère de nécessité inexplicable et objective ».

vendredi 20 décembre 2013

Un conte de Noël - nouvelle

Un conte de Noël

Nouvelle

Christine Balbo


Ah mais, ça ne va pas encore se passer comme ça ! Toute l’année tu squattes dans le salon, c’est bière et foot, Master-chef et Daniella Lumbroso, Julien Lepers et Esprits criminels, on pourrait en parler, de tes goûts, hein ?... Tu envoies tes gnomes… quoi ?, lutins, oui, si tu veux, tu envoies tes lutins faire les boutiques, ils rapportent de ces trucs ! Enfin, bon, ça, ce n’est pas mon affaire, le boulot c’est le boulot, et tant que vous stockez dans les hangars, loin du potager, je ne dis rien. Oui, je sais, je suis trop gentille. Et donc monsieur paresse 364 jours par an, et je ne parle pas des années bissextiles, et le soir de Noël, qui est-ce qui réveillonne toute seule ? C’est bibi… Et monsieur part faire le tour du monde… Je ne sais même plus depuis combien de temps ça dure, cette comédie, j’ai perdu le compte. Des années, des lustres, que je découpe la dinde en décalage, que les voisines me plaignent par devant et me raillent par derrière, les vieilles sorcières, et pas une pour m’inviter à partager les treize desserts, non. Pas une. Noël, c’est pour la famille, pas pour les voisines. Y a bien l’Anselme, tu sais, le maître santonnier, au bout du village. Il m’a laissé entendre que, si cette année encore j’étais seule le 24, je n’avais qu’à taper à sa porte, si ça me disait.


Comment ? Si ça me dit ? Oui, peut-être. Mais l’Anselme, il n’est pas très frais, en cette saison. Le coup de feu, oui, comme tu dis. Oui, tu connais ça, je sais. On n’a pas idée d’exercer un métier aussi saisonnier. Et aussi salissant. La suie, bon sang ! Trois, quatre fois, je le fais tourner ton habit rouge, dans la machine. Et toujours elle sort noire, l’eau. L’hermine, sur la capuche, chaque année je la remplace. Ça commence à coûter, tout ça, Nono. Tes trolls, oui, tes lutins, si tu veux, ils ne restent pas avachis comme toi, ils bossent pendant l’année, eux. D’accord, ils sont en pleine forme, jeunes, musclés. Mais c’est parce qu’ils s’entretiennent ! Ils charrient des tonnes de colis, ils font les paquets, tout ça… Tu crois que c’est raisonnable, à ton âge, de ne faire de l’exercice qu’une fois par an ? Et en plein hiver, en plus ! Mon pauvre vieux, va. Oh, tiens, je ne sais pas pourquoi je m’énerve. Hein ? Au soleil ? Que je parte au soleil pendant ces vacances ? Et avec quel argent ? Et pour aller où ? Et puis, à mon retour, je trouverais toute cette suie dans le panier à linge, j’aime mieux ne pas y penser. Et puis c’est un peu facile ! Tu crois que j’ai envie de partir sans toi ? Tu y as déjà pensé, à ça ? Il doit bien y avoir de la place pour deux, dans ta charrette. Traîneau, oui, si tu préfères. Pourquoi tu ne m’as jamais emmenée ? La voisine d’en face, son mari, il l’emmène parfois dans ses voyages d’affaire. Pourquoi tu ne me l’as jamais proposé ? Tu as honte de me montrer, c’est ça ? Si ça se trouve, tu n’as même jamais dit que tu étais marié. Et monsieur va se balader, en grande tenue, tous les 24 décembre, et moi, brave poire, je reste à la maison, je me tape les variétés pailletées à la télé. Tu parles d’une vie ! Juste ce soir-là ! Hein ? Oui, c’est vrai, tu laisses un cadeau sous le sapin. Mais ce n’est pas drôle de dépaqueter toute seule, sans personne qui regarde ce qu’on t’a offert. Et puis, je te signale que ma pointure pour les gants, c’est 7 ½, pas 6 ¼… A force de vivre avec des nains, oui, des lutins, je sais, c’est pareil, tu as perdu le sens de la mesure. Les gants que tu m’as offerts l’an dernier, je les ai refilés à la fille de Madame Boucard. Elle était contente, la gamine. Et moi, j’ai passé un Noël sans mari, et j’ai eu un cadeau de m… hein ? Et puis quoi encore ? Oh, ça suffit comme ça ! Tu ne vas pas te plaindre, toi ! Tu bosses une fois par an, tu ne vas pas râler parce que ce jour-là il fait froid ! Comment ça, ingrate ? Comment ça, je t’ai tous les autres jours de l’année ? Devant la télé, que tu les passes, les autres jours de l’année, Nono ! Hein ? Pourquoi je reste ? Nono… Il n’y en a pas deux comme toi… Je râle, je râle, mais… qui d’autre à aimer à part toi ?

mardi 17 décembre 2013

Regards croisés (2) - L’Appel du coucou de Robert Galbraith

Regards croisés
Un livre, deux lectures. En collaboration avec Virginie Neufville



Robert Galbraith, L’Appel du coucou (The cuckoo’s calling), traduit de l’anglais par François Rosso, Grasset, novembre 2013.


La top model Lula Landry s’est suicidée en se jetant du haut de son balcon, une nuit d’hiver. C’est du moins ce que la police conclut, après une enquête sommaire. Le frère de Lula, John Bristow, n’est pas convaincu par ces conclusions. Il fait appel aux services du détective Cormoran Strike, qui a été le camarade de classe de son frère Charlie. Charlie est mort, lui aussi, enfant, d’un accident de vélo. John Bristow est le seul survivant de la fratrie. Lula s’est-elle vraiment suicidée ? Voilà le point de départ – et d’arrivée – d’une intrigue policière finement menée.

Pour faire un bon roman policier, il faut un bon personnage de détective. Cormoran Strike est en tous points abouti. Il a appartenu à la police des armées, a perdu une jambe en Afghanistan, et vient de se séparer de sa compagne, une jeune femme riche et superbe. Il est jeune encore, son père est une star du rock – mais il ne l’a jamais fréquenté – et sa mère une ex-groupie. On devine chez Strike une sensibilité profonde, réelle. Il est un peu perdu, mais rédige soigneusement ses notes pour l’enquête. Il est mal foutu, mal sapé, mais sait se tenir parfaitement en société et endosser son plus beau costume lorsque c’est nécessaire.

Pour faire un bon personnage de détective, il faut lui adjoindre une secrétaire fut-fut. La secrétaire de Strike s’appelle Robin. Elle est fiancée et amoureuse, assure des missions d’intérim en attendant de décrocher une vraie place à la hauteur de ses ambitions. Elle ne devrait faire que passer dans l’histoire, mais non, elle est là et bien là, discrète et indispensable, capable d’initiatives et de déductions. Elle n’a pas envie que sa mission d’intérim auprès de Strike se termine.

Pour mener une bonne intrigue policière, il faut que le crime originel permette à plusieurs strates de la société de se rencontrer. Dans L’Appel du coucou, on passe des backstages des défilés de mode aux foyers de réinsertion sociale, des cabinets feutrés d’avocats aux paparazzis, des fast-foods aux restaurants haut-de-gamme. Le détective Strike promène sa silhouette pataude dans tous les milieux, avec une aisance égale. L’enquête est sinueuse à souhait, le dénouement inattendu et imparable.

L’auteur ? Ah oui, l’auteur… Sous le pseudo Robert Galbraith se cache – se cachait – J.K. Rowling. Est-ce que savoir cela change notre lecture ? Eh bien, disons que oui, mais pas pour les raisons attendues. Après la semi-déception de son précédent roman Une place à prendre, L’Appel du coucou nous offre une vraie bonne surprise, et un peu plus que cela. On est, ici, presque à égale distance entre Agatha Christie et Ruth Rendell. Rigueur de l’élaboration de l’intrigue et vraisemblance de la psychologie : de la figure maternelle incarnée par Mrs Bristow, n’aimant pas d’un même amour les trois enfants qu’elle a adoptés, à la fascination/jalousie que peut éprouver une jeune fille noire déshéritée pour un mannequin, en passant par les secrétaires d’avocats, les maquilleuses, les chauffeurs et les épouses de producteurs de cinéma, tout est convainquant. Mais en refermant le roman, c’est bien à Robin et à Strike que l’on continue de penser. Ces deux-là, il nous tarde de les retrouver pour une nouvelle enquête. On aura oublié la courte vie de Lula la top model et les raisons de sa mort. Mais on grillera de savoir comment évoluent les relations entre le détective et sa secrétaire !


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Lire l'article de Virginie Neufville à propos de ce roman


jeudi 12 décembre 2013

L'embellie d’Auður Ava Ólafsdóttir



Auður Ava Ólafsdóttir , L’Embellie, (Rigning í nóvember) trad. de l’islandais Catherine Eyjólfsson, Zulma, août 2012, 400 pages.

En islandais, le roman s’intitule Pluie de novembre ; en français, L’Embellie. Les deux titres conviennent parfaitement, l’un comme l’autre. Dans le deuxième roman d’Auður Ava Ólafsdóttir (publié en Islande avant Rosa Candida mais paraissant après en France), l’Islande est sous la pluie, subit des inondations, il fait chaud pour la saison : « La lande est d’habitude impraticable à cette époque de l’année à cause de la neige, mais rien n’est plus comme avant » note la narratrice. L’embellie du titre français est à chercher plus loin, à la fin du roman, lors du jour le plus court de l’année : « Juste avant midi, le monde soulève sa noire couverture et le soleil fait son entrée horizontale par la fenêtre, une mince strie rose, comme la ligne ténue entre les paupières d’une femme ensommeillée ». La narratrice est une jeune femme de trente-trois ans, polyglotte, traductrice, correctrice. Mariée et/mais libre : son amant et son mari lui annoncent le même jour qu’ils la quittent. Le premier parce qu’il voudrait qu’elle reste avec lui, le second parce que sa maîtresse va lui donner un enfant, ce qu’elle lui a toujours refusé, elle. Tout s’enchaîne très vite sur cette situation de départ : la jeune femme se retrouve sans l’avoir voulu à garder le fils de sa meilleure amie, mère célibataire enceinte. Et elle part, avec l’enfant, sur la Nationale 1, la route qui fait le tour de l’île. Cap à l’est, sous la pluie, en voiture.

L’enfant est étrange. Il se prénomme Tumi, est sourd et appareillé, porte de très grosses lunettes. À quatre ans, il est tout maigrichon, pâle, presque transparent. Il est somnambule. Il disparaît soudain, sur un parking, dans un magasin, et on le retrouve accroché à la jambe d’un homme, jamais le même, qu’il prend pour son père. Cet enfant est le soleil du livre. La narratrice, parce qu’elle n’a aucune intuition maternelle, agit avec lui au petit bonheur, le nourrit et lui parle, lui achète tout ce qu’il veut. La relation entre eux deux n’est jamais difficile, elle est au contraire évidente, immédiate. Cet enfant, il jalonne le récit. Il influe sur son déroulement, tout doucement, tout tendrement. Cet enfant est une présence merveilleuse, au sens littéral du terme. Parce que le roman, réaliste par bien des aspects, relève de ce que l’on pourrait appeler un quotidien magique, un réalisme décalé.

Tumi. À quatre ans il perd sa première dent. Il sait déchiffrer des inscriptions en langue étrangère. Il sait écrire. Sans que sa mère, la vraie, clouée par sa grossesse sur un lit d’hôpital, ait la moindre idée, la moindre intuition, des capacités de son fils. Durant le trajet sur la route circulaire, l’enfant grandit, mais lorsque la mère est mise au courant du phénomène, elle conclut que ce sont les habits qui ont rétréci au lavage. C’est qu’il y a, entre la ville délaissée pour un temps par la narratrice et l’enfant, et la vie sur la route circulaire, puis dans le chalet d’été qu’ils vont occuper, un décalage qui tient, justement, du quotidien magique – que je ne place pas sur le même plan que le réalisme magique, qui relève d’un autre imaginaire.

Sur la route circulaire, les rencontres sont détonantes : un chœur de chanteurs estoniens, des chasseurs, un vétérinaire, un faucon dans un carton, des moutons, un Père-Noël… Sur la route circulaire, le temps s’écoule autrement, c’est le temps de grandir pour l’enfant, de retrouver un passé que l’on devine traumatisant pour la narratrice. Une montre à double cadran, qui passe du poignet de la jeune femme au poignet de Tumi, rythme symboliquement le périple.

Le quotidien magique, il passe également par les coïncidences acceptées, par les retournements d’évidence. Ainsi, on gagne deux fois de suite à la loterie, on trimballe dans la boîte à gants d’une voiture, puis d’une autre, des sommes considérables en liquide. Ainsi, on revient au village de son enfance pour s’installer dans un « chalet d’été » en plein hiver. D’ailleurs, la narratrice n’a-t-elle pas annoncé, à son départ de la ville, en novembre, qu’elle partait en vacances d’été ? Eh quoi ? Tout est logique, d’une logique décalée, vaguement floue, comme la vision de l’enfant à travers ses énormes lunettes.

Les temps se rejoignent et se confondent, dans un humour décapant qui met en parallèle les sonotones et les lunettes de Tumi et ceux d’une vieille dame qui lui apprend à tricoter. C’est que l’affaire est d’importance : il s’agit de rapporter des chaussons faits-mains pour les jumelles qu’attend sa mère. Sa mère ? Qu’est-ce que c’est, au fond, qu’être mère ? Est-ce que la narratrice ne devient pas la mère de cet enfant-elfe sans s’en rendre compte ? La mère biologique, picolant et pestant sur son lit d’hôpital parce qu’on l’empêche de jouer de l’accordéon, et acceptant de confier son fils, est-elle une mère ? Les deux le sont, assurément. Et l’on méditera sur ces deux réflexions : « Les mères n’ont qu’une chose en commun : ce sont des femmes qui ont couché avec un homme au moment de l’ovulation sans prendre les précautions adéquates » et « J’ai souffert énormément quand je t’ai eue, j’ai mis trente-six heures à accoucher de toi, cinq seulement pour ton frère. Après ta naissance, il m’a fallu quatre mois pour me remettre, rien que physiquement. À certains égards, j’avoue me sentir plus proche de ton frère, il me téléphone plus souvent aussi ».

Il y a, dans ce roman jubilatoire, une « marque » assurément féminine. Le regard porté sur les hommes, et singulièrement sur l’ex-mari de la narratrice, est extraordinaire d’une vérité poussée jusqu’au bout de sa logique. Mais il y a, aussi, et surtout, une liberté de ton, un angle d’attaque résolument anticonformiste, un humour à toute épreuve, des situations décomplexées, qui font du bien au lecteur, homme ou femme. Tout cela passe par une traduction exemplaire, vivante et limpide. On est comme en suspens, entre deux animaux écrasés sur la route, et deux prédictions de voyantes. Ce roman est gai, pétillant, sombre aussi, mais rayonnant. Absolument réjouissant.