mercredi 27 mars 2019

Marie Neuser (2)


Dans le deuxième pan de ses publications, Marie Neuser s’éloigne de motifs fictionnels plus ou moins tirés de sa propre expérience pour plonger son lecteur dans une affaire criminelle qui s’est déroulée entre l’Angleterre et l’Italie, durant les années 1993-2010 (l’affaire Restivo). De cette matière vraie qui, dit-elle dans les Remerciements, a été réactivée par une réflexion de sa propre mère, elle tire un diptyque aux narrations différenciées.

Dans Prendre Lily, on est dans un polar pur jus, dont la narration est confiée à l’enquêteur. Gordon McLiam, choqué par le spectacle d’une mère de famille assassinée chez elle, à qui l’on a coupé les seins et tenté de scier la tête, et dont le corps est découvert par ses deux filles, ne trouvera le repos qu’après avoir coincé l’assassin. Cela prendra des années, durant lesquelles le lecteur verra l’enquêteur vieillir, vivre une histoire d’amour, se faire renverser par une voiture et sortir fracassé de l’accident, jouer les amoureux auprès d’une femme qu’il méprise, et changer de métier. Prendre Lily n’est pas un whodunit, un roman policier basé sur une énigme. Très tôt, les enquêteurs sont persuadés de la culpabilité du voisin de la victime, et cette certitude n’est jamais remise en question. Tous les indices convergent. Mais le suspect numéro 1 est visqueux, il parvient toujours à se sortir d’affaire. Depuis Crime et Châtiment et son enquêteur Svidrigaïlov jusqu’à l’inspecteur Colombo – héros de série TV dérivé de l’enquêteur imaginé par Dostoïevski – on sait que connaître l’assassin dès le début ou presque n’abolit en rien le suspense. Marie Neuser parvient à faire éprouver à son lecteur toutes les émotions de l’enquêteur : son dégoût face à l’assassin, son abattement lorsque l’enquête traîne à cause des délais demandés par la police scientifique, son exaltation si par bonheur une preuve matérielle vient étayer l’intime conviction de l’équipe chargée de l’enquête. Gordon McLiam, qui au début de l’affaire a 40 ans, est complètement obnubilé par le meurtre de Lily, une brave mère de famille divorcée qui élève seule ses deux filles, et qui est morte sous les coups atroces d’un assassin pervers qui a déjà échappé à la police et à la justice en Italie :

« C’est Lily qui m’avait fourni, huit ans durant, l’oxygène qui me faisait être.
Que restait-il de Gordon McLiam sans sa croisade ?
Un pauvre mec. »

Cependant, le « pauvre mec » se relève de cette enquête une fois l’assassin confondu. En clin d’œil, Marie Neuser se met en scène dans les dernières pages, comme une figure salvatrice. Prendre Lily relève du genre polar, pur et dur. Il obéit à des codes précis. On y  retrouve toutefois l’écriture alerte, tendre et ironique, de Marie Neuser.

Dans Prendre Gloria, on est dans le versant italien de la même affaire criminelle. On retrouve l’assassin pervers, Damiano Solivo. Prendre Lily s’achevait sur la découverte du corps de sa première victime en Italie, à la veille de son procès pour l’assassinat de Lily. Ce Damiano Solivo, on a appris à le connaître dans le premier volet du diptyque : adipeux, suant, salivant, moite et visqueux, vu par le seul prisme du narrateur Gordon McLiam. Dans Prendre Gloria, la narration est éclatée aussi bien sur le plan de la parole que sur celui de la temporalité. Le roman est bâti comme un puzzle, en fragments faisant alterner différents « je » et la narration omnisciente, et les différentes années-clés de l’affaire. Les personnages italiens sont déjà connus du lecteur ayant lu le premier volet. Ici, c’est la figure de Gloria Prats, première petite victime de Solivo, qui occupe la romancière. Comment est-il possible que la disparition de cette jeune fille de 17 ans n’ait jamais été élucidée ? Elle est entrée dans une église et n’en est jamais ressortie… Elle est devenue le symbole de tout un peuple :

« Tous ceux qui reconnaissaient dans la famille Prats la jumelle de la leur, tribu unie de travailleurs humbles et honnêtes, commençaient à nourrir envers elle une secrète solidarité. Gloria Prats allait devenir l’enfant du peuple. »

Tout un réseau de complicités est mis à jour, familial et ecclésial. Prendre Gloria est aussi une plongée dans la sociologie italienne.

On retrouve dans ce diptyque l’intérêt de Marie Neuser pour l’Italie. Elle se coule avec aisance dans la littérature de genre, sachant y instiller son écriture. Elle sait aussi mettre en évidence l’importance des nouveaux outils de résolution, parmi lesquels les émissions de télévision, mi-entertainment mi-documentaire, qui semblent êtres passées de mode. Mais je n’ai pas retrouvé, dans ces deux romans menés de belle main, la liberté et la petite voix si personnelle de ses deux premières publications.

lundi 25 mars 2019

La vérité sur « Dix petits nègres » de Pierre Bayard


Pierre Bayard, La vérité sur « Dix petits nègres », éd. de Minuit, janvier 2019, 176 pages.

Tout lecteur est un enquêteur. Peut-être pas un grand détective, mais à coup sûr quelqu’un qui s’interroge sur ce que le texte lui donne, et lui cache. Pierre Bayard est un détective hors-pair. Après avoir résolu il y a plus de vingt ans l’énigme du meurtre de Roger Ackroyd, il revient à Agatha Christie pour chambouler l’ordonnancement de la résolution de Dix Petits Nègres. Tout le monde connaît ce roman dans lequel dix cadavres sont retrouvés sur une île qui n’abritait que dix personnes. Ces dix personnes ont été assassinées. Par qui ? Agatha Christie proposait une solution satisfaisante et alambiquée. Pierre Bayard ne se satisfait pas de cette solution qui, à vrai dire, après qu’il nous en a démontré le côté bancal voire artificiel, ne comble pas non plus les lecteurs que nous sommes. Après avoir résumé l’intrigue telle que nous l’avons toujours lue, Bayard en pointe les incohérences, tant dans les situations – la météo, par exemple – que dans la psychologie des personnages.

Pierre Bayard prend un masque, pour sa démonstration. Son essai est rédigé à la première personne du singulier, et c’est le véritable assassin qui s’exprime – dont le lecteur n’apprendra l’identité que dans les toutes dernières pages. Tout essai littéraire, toute critique minutieuse, est une enquête à suspens. Dans La Vérité sur « Dix Petits Nègres » on est donc aussi dans un roman policier, bâti un peu comme Le Meurtre de Roger Ackroyd – l’assassin est le narrateur, enfin, ça, c’était ce que l’on croyait avant que Bayard nous démontre le contraire en 1998. Et c’est là que le lecteur frise le vertige : puisque dans le précédent roman d’Agatha Christie examiné et retourné par Pierre Bayard, le narrateur n’était pas l’assassin, est-on en droit de s’interroger sur la véracité de ce récit de critique policière ? L’assassin, cette fois-ci, est-il bien le narrateur ?

Dix Petits Nègres est une énigme relevant du motif de la chambre close. Bayard dit de l’île du Nègre, dans laquelle se déroule le roman, qu’elle est « l’île close ». Double Assassinat de la rue Morgue d’Edgar Poe ou Le Mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux, les lieux clos donnent toujours du fil à retordre aux concepteurs d’énigmes policières. Comment rendre plausible l’impossible ? L’essai de Bayard est dédié à John Dickson Carr, maître ès mystères en lieux clos – le plus impressionnant étant sans doute ce court de tennis boueux sur lequel on retrouve un cadavre étranglé par sa propre écharpe, sans autres empreintes dans la boue que celles du mort. La résolution des ces mystères en lieux clos se doit d’être élégante. Comme se doit d’être élégante la deuxième résolution, celle du critique policier. Pierre Bayard est un critique élégant : il expose les faits tels qu’ils sont donnés dans le roman, il pointe les bifurcations possibles de la résolution sans que le roman soit « forcé », il chemine dans le texte-labyrinthe que l’auteur – Agatha Christie en l’occurrence – s’est efforcé de bâtir à chaux et à sable et démontre que la sortie proposée n’est pas la bonne, qu’il s’agit en fait d’un cul-de-sac. Le critique policier, lui, suit un tout autre fil d’Ariane, et trouve la bonne sortie. Dans tout labyrinthe, il y a une tache aveugle. Dans toutes les énigmes policières, il y a aussi une tache aveugle. Elle peut être structurelle, ou psychologique. Dans le cas de Dix Petits Nègres, elle est les deux à la fois. L’assassin du roman ne peut pas être le véritable assassin – là, on est sur le psychologique. Si l’île ne livre que dix cadavres, c’est donc qu’il y avait plus de dix personnes sur l’île – ça, c’est pour la structure. On n’en dira pas plus, bien évidemment. Mais tout se tient.

L’un des charmes de cet essai est que la voix que l’on entend est celle d’un personnage de roman – l’assassin selon Bayard est l’un des dix hôtes de l’île, mais n’est pas celui désigné par Agatha Christie. Philippe Catherine, dans son discours lors de la dernière cérémonie des Césars, se demandait ce que devenaient les personnages après les films. Pierre Bayard, lui, donne au personnage de roman un statut revendicatif :

« Je me contenterai ici de dire à quel point il m’a toujours semblé étonnant et scandaleux que les personnages de fiction, alors même que chacun leur reconnaît une forme d’existence, ne soient jamais appelés à donner leur sentiment sur les textes dont ils sont l’objet. » (p.22) [1]

La solution proposée par Pierre Bayard est élégante à plusieurs titres : elle est cohérente du point de vue narratif, elle joue sur l’ellipse et non sur le forçage du texte, elle tient le lecteur en haleine jusqu’à la fin de l’essai par l’ambigüité entre le féminin et le masculin – il y a deux femmes et huit hommes sur l’île du Nègre. Pour ce qui est du féminin et du masculin, le récit aurait pu adopter un dispositif de type oulipien [2] mais cela relevait d’un autre exercice de style. Pierre Bayard joue autrement sur l’ambigüité, en alternant la place des deux versions possibles : soit le féminin et sa déclinaison masculine, soit le masculin et sa déclinaison féminine. Il y a, là aussi, un jeu dans l’écriture qui relève de l’élégance.

On recommandera au lecteur de relire Dix Petits Nègres, le roman d’Agatha Christie, avant de commencer la lecture de l’essai de Pierre Bayard. Relire le texte initial permet – alors que l’on soupçonne que l’assassin imaginé par Agatha Christie ne peut pas être l’assassin – de lire le roman policier avec défiance [3]. On n’en sera que plus surpris par la solution proposée par Pierre Bayard. Et l’on s’écriera que, bon sang, ça crevait les yeux ! [4]

*
Notes
1 – Cette interrogation du personnage de fiction sur le rôle qu’il tient dans le roman a été magnifiquement exploitée par Miguel de Unamuno dans son roman Niebla (1914).
2 – Cf. par exemple le roman d’Anne Garréta, Sphinx, Grasset, 1986, dans lequel on ne peut déterminer si le narrateur est masculin ou féminin.
3 – C’est ce que j’ai fait, et je suis tombée sur une incohérence. Le général Macarthur est accusé d’avoir envoyé à la mort l’amant de son épouse, et c’est pour cela qu’il a été invité sur l’île du Nègre, car l’assassin selon Agatha Christie a pour but de faire justice à ceux qui ont échappé à la justice. Le général s’était rendu compte de son infortune à cause d’une maladresse de sa femme, qui avait interverti lettres et enveloppes – elle écrivait à son amant et à son époux. Dans le texte d’Agatha Christie, il est dit que le général Macarthur n’a rien dit de cela à son épouse, et qu’il a envoyé plus tard son rival, militaire sous ses ordres, en première ligne pour qu’il soit tué. Mais… le rival en question avait bien dû recevoir, lui, la lettre écrite au mari, puisque les enveloppes avaient été mélangées. Pourquoi ne pas en avoir parlé à sa maîtresse ? Comment celle-ci a-t-elle pu ne pas se méfier de son époux, ensuite, et faire comme si de rien n’était ? Là-dessus, l’enquête reste ouverte…
4 - A propos de crever les yeux… On consultera avec profit et gourmandise le site Intercripol qui propose des enquêtes à ouvrir et mener, parmi lesquelles « Qui a tué Laïos ? » Si Œdipe n’est pas l’assassin de son père, toute la psychanalyse s’écroule… Voilà une enquête d’importance !




vendredi 22 mars 2019

Regards croisés (36) – La Guerre et la Paix de Tolstoï


Regards croisés
Un thème, deux lectures – avec Virginie Neufville

Thème : Un roman du XIXème siècle

  
Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, 1865-1869, traduction de Boris Schlœzer (1960), éd. Folio Classique, deux tomes, 1058 et 1026 pages.




J’avais proposé à Virginie, pour nos trente-sixièmes Regards Croisés, le thème du roman au XIXème, car j’avais dans l’idée de relire Les Illusions perdues de Balzac – idée non abandonnée, bien entendu. Mais à la fin du mois de décembre dernier, j’ai revu l’excellente série produite par la BBC tirée du roman de Tolstoï, et, à nouveau chavirée par l’interprétation de Paul Dano en Pierre Bézoukhov, j’ai décidé de lire Guerre et Paix, que je n’avais jamais lu. Bien m’en a pris.

Je dis « Guerre et Paix », parce que je suis de l’ancienne école, le titre français est désormais La Guerre et la Paix ce qui, paraît-il – je ne parle pas russe –, est une bien meilleure traduction. Il m’aura fallu deux mois pour lire le roman, en lecture quotidienne (mais, à côté, je continuais de lire les romans de la rentrée de janvier). Ce fut une expérience de lecture renversante et, pour moi, sans autre comparaison possible que la découverte de Proust ou des Misérables de mon cher Victor Hugo. Ou du Maître et Marguerite de Boulgakov, relu récemment. Cette impression que le roman, c’est le monde. Que tout y est chair, sentiments et réflexion. Je ne sais plus qui disait qu’il ne pardonnerait jamais à Nicholas Ray la mort d’Ava Gardner dans Les 55 jours de Pékin, mais cette phrase, qui résume à elle seule la magie du cinéma, de l’incarnation et de la « projection » (normal, pour le cinéma…) est applicable aux personnages de roman, et singulièrement à ceux que Tolstoï met en scène dans La Guerre et la Paix. Lorsque meurt le prince André Bolkonsky, on est tous en deuil.

Il est de bon ton de dire que dans un roman russe, on ne s’y retrouve jamais, que chaque personnage apparaît sous cinq ou six noms différents – le titre de noblesse, le prénom, les différents diminutifs, etc. Rien de tel, m’a-t-il semblé, dans La Guerre et la Paix. Les Sonia-Sophie, Natacha-Nathalie, Nicolaï-Nicolouchka sont tout à fait identifiables, cela est dû à la traduction, très fluide.

Après ce trop long préambule, entrons donc dans le roman. Nous allons vivre un moment d’Histoire, porté par des familles imaginaires représentatives de l’oligarchie du moment, et par des personnages historiques. Parmi eux : Napoléon. Nous sommes au tout début du XIXème siècle, entre 1805 et 1812 pour l’essentiel, d’Austerlitz à Borodino et la campagne de Russie. Pierre Bézoukhov, enfant illégitime que l’on a envoyé faire ses études à Paris, se retrouve prince parce que son père l’a reconnu sur son lit d’agonie. Pierre est amoureux, sans se l’avouer vraiment, de Natacha Rostov, mais, devenu noble et riche, il se laisse plus ou moins embobiner par le prince Basile Kouraguine qui l’encourage à épouser sa fille Hélène. La trajectoire de Bézoukhov est exemplaire. Ce jeune homme a une silhouette de géant et c’est un esprit naïf et confiant. Il mène une vie de plaisirs mais, peu à peu, au fil du roman, il s’interroge et apprend à regarder le monde tel qu’il va. Profondément humain et honnête, il prend conscience du sort des paysans, est initié à la Franc-maçonnerie, veut comprendre ce qu’il se passe sur les champs de bataille. Il va passer par différentes épreuves qui le dessilleront. De défenseur de Napoléon en qui il voyait l’héritier des idées de la Révolution française, il en arrivera à vouloir l’assassiner. Pierre Bézoukhov est pour moi le personnage central du roman – mais ce n’est que ma lecture. Dans La Guerre et la Paix, trois familles s’entrecroisent : les Kouraguine, les Rostov, les Bolkonsky. Pierre Bézoukhov fait le lien entre les trois : il est le meilleur ami d’André Bolkonsky, l’époux d’Hélène Kouraguine, et il est l’ami très cher de Natacha Rostov.

Voilà pour les personnages romanesques. Puisque La Guerre et la Paix raconte un moment d’Histoire, il y a aussi, bien évidemment, des personnages historiques. Le général Koutouzov, par exemple, qui, pour contraindre Napoléon à quitter la Russie, sacrifie la ville de Moscou – que les moscovites vont incendier. Pour nous, lecteurs français, quelques noms de nos livres d’Histoire surgissent au détour des épisodes : Davout, Murat… Tolstoï fait parler toutes ces figures historiques dans des dialogues et les fait agir selon des intentions réinterprétées. On sait que Tolstoï, consciencieusement, a lu tout ce qui avait trait à la campagne napoléonienne en Russie. Au-delà du romanesque, ce qui est le plus intéressant, indéniablement, dans La Guerre et la Paix, c’est le parti pris du romancier. Tolstoï dit rarement « l’armée russe » mais plus souvent « les nôtres ». Il met en doute les intentions de stratégies et redessine même les plans de bataille. Il y a, dans ce roman, une part affirmée de fatalité sans cesse mise en avant, qui participe, aussi, du romanesque.

Lire La Guerre et la Paix, c’est aussi prendre conscience de l’importance de la langue française dans l’orbite slave. On l’avait oublié – je l’avais oublié. A la cour de Russie, de Moscou à Saint-Pétersbourg, le français est prédominant. C’est aussi vivre, sur le mode romanesque, mais pas que, des temps forts de l’Histoire. On n’oubliera jamais – jamais ! – les deux morts d’André Bolkonsky : la première sous le soleil d’Austerlitz – mais il ne mourra pas – et la seconde, après Borodino, auprès d’une Natacha dévastée par sa propre trahison.

Tous les personnages sont faits de chair, de sang, et de sentiments. Chez les Bolkonsky, le père est amoureux de sa fille et entretient des rapports ambigus avec la dame de compagnie – française – de celle-ci. Le fils – André, donc – est marié à une jeune femme qu’il trouve superficielle et s’empresse d’aller à la guerre pour s’étourdir, laissant l’épouse enceinte chez son père. Chez les Rostov, le père est inconséquent, le fils aîné prodigue, la fille – Natacha – amoureuse et promise mais séduite par un bellâtre. Chez les Kouraguine, le frère et la sœur sont incestueux, le père n’est intéressé que par l’argent et la position. Les personnages principaux sont jeunes, très jeunes. Natacha n’a que quatorze-quinze ans au début du roman. Deux figures de l’armée russe sont remarquables : Dolokhov et Denissov. On pourrait penser, à lire les choses présentées ainsi, que La Guerre et la Paix est un tourbillon. Ce n’est pas vraiment le cas. Sur deux tomes de plus de mille pages chacun – dans l’édition Folio Classique – Tolstoï ne joue ni sur l’ellipse ni sur le spectaculaire (encore que, sur l’ellipse, on puisse moduler : la mort d’Hélène Kouraguine – l’épouse de Pierre Bézoukhov – est évacuée rapidement. Rappelons qu’elle meurt d’avoir avalé en une seule prise un philtre d’avortement qu’elle ne devait prendre que goutte à goutte…) Dans la plupart des épisodes, Tolstoï prend le temps de l’interprétation. L’Histoire en particulier est passée par son prisme. Et les personnages centraux – Bézoukhov, Natacha, André Bolkonsky – aussi bien que les personnages annexes sont déployés selon leurs sentiments, les intérêts ou les idées qu’ils défendent, et une universalité de l’âme humaine.

Quel bonheur de lecture, bon sang ! Comme quoi, il n’est jamais trop tard pour découvrir les classiques des classiques…

Pierre Bézoukhov (Paul Dano), Natacha Rostov (Lily James) et André Bolkonsky (James Norton) dans la série produite par la BBC (2016)


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NB : J’ai bien conscience qu’à parler ainsi d’un tel roman, que je viens juste de découvrir alors qu’il fait partie intégrante de l’histoire littéraire, je ne fais que survoler le sujet. Que l’on me pardonne...

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Lire l’article deVirginie Neufville à propos du Portraitde Dorian Gray d’Oscar Wilde, roman qu’elle a choisi pour le thème de ces Regards Croisés n°36 :  un roman du XIXème siècle.

samedi 16 mars 2019

Marie Neuser (1)


A l’occasion du festival Quai du polar, qui se tiendra à Lyon durant le dernier week-end de mars, je dois rencontrer Marie Neuser. Un peu honteuse de ne rien avoir lu d’elle, j’ai décidé de lire ses romans dans l’ordre chronologique de publication. Aujourd’hui, donc, je vais parler des deux premiers : Je tue les enfants français dans les jardins et Un petit jouet mécanique.

Dans Je tue les enfants français dans les jardins la narratrice se nomme Lisa Genovesi, elle enseigne l’italien dans un collège marseillais. Son quotidien est épuisant. La classe de 3ème2, notamment, est ingérable : quatre garçons y font la loi. Parmi les filles, une élève délurée se prostitue, et une élève dont on comprend que sa famille l’oblige à porter le voile est la seule qui montre de l’intérêt pour ses études. Le reste de la classe est une masse indifférenciée. On le sait, Marseille, contrairement à Lyon ou à Paris, est une ville sans banlieue. Ce que l’on nomme ailleurs « les quartiers », en opposition à « la ville », n’a pas cours à Marseille. Le collège de la narratrice est à l’évidence un collège difficile, qui pourtant est situé à deux pas de la Canebière et de la mer. L’horizon n’est pas barré par des tours d’immeubles. Lisa s’interroge sur ce paradoxe : ce n’est donc pas l’environnement géographique ou social qui, dans ce collège particulier, engendre la violence.

Le climat qui règne en 3ème2 est excellemment rendu, et il en va de même pour l’ambiance générale dans le collège. En salle des profs, il y a ceux qui soupirent ou s’effondrent, et ceux qui paradent. Au bureau de la Vie Scolaire, un Conseiller d’Education pontifie, nourri des théories de Meirieu, sans doute, et des diktats des Sciences de l’Education. Mais quand on fait appel à lui pour régler un conflit dans sa classe, on s’aperçoit qu’il est bousculé et apostrophé par les élèves dans les couloirs, et qu’il n’a, en fait, aucune autorité. La situation échappe à tous les adultes du collège : sur certains élèves, on n’a aucune prise.

Marie Neuser sait faire monter la tension. Au fil du roman, les drames se mettent en place. Suicide d’une élève par défenestration. Excréments dans les toilettes des profs  - qui soulèvent bien plus d’indignation parmi le corps enseignant que le suicide de la jeune fille. Bagarre au couteau durant un cours. Lisa Genovesi, dont la vie en dehors du collège devrait être paisible et apaisante, est littéralement bouffée par les heures qu’elle passe au collège. Son compagnon Pierre, libraire, est attentif et gentil, tous les deux songent à fonder une famille. Durant un repas entre amis, la conversation roule, comme toujours quand il y a un prof à table, sur les avantages du métier d’enseignant, les vacances, le petit nombre d’heures passées sur son lieu de travail… Lisa trouve la force de répondre calmement et définitivement à ces lieux communs.

Le couteau de l’agression en classe sera l’instrument de la délivrance. On n’en dira pas plus. La résolution du roman est une « solution ». La prof choisit de sauver sa peau, puisque porter plainte ne rime à rien, et qu’elle n’a pas le soutien de son administration. L’une des forces de ce roman est l’absence de morale dans la résolution. Marie Neuser ose conduire sa narratrice jusqu’à l’inéluctable, et la sauve. Dans un monde de violence, on s’en sort par la violence.

Marie Neuser est professeur d’italien. On comprend que dans ce premier roman coup de poing, elle rend compte d’une expérience personnelle, qu’elle amplifie et dont elle fait une tragédie sociale contemporaine. Le propos ne serait rien – ou pas grand-chose – sans une écriture. L’écriture de Marie Neuser est à la fois détachée – ironique – et impliquée. L’intrigue est serrée, menée au cordeau, conduite jusqu’à l’épilogue d’une main ferme.

Avec Je tue les enfants français dans les jardins, on est aux antipodes d’un Jean-Philippe Blondel, par exemple, qui, dans G229 (éd. Buchet-Chastel et éd. Pocket) met l’accent sur l’émotion que lui procure son métier d’enseignant. Chez Marie Neuser, l’émotion première de Lisa Genovesi, c’est la peur.



Avec Un petit jouet mécanique, deuxième roman publié par Marie Neuser, on change tout à fait d’atmosphère. On n’est plus en cours, on est en vacances. On n’est plus une adulte aux prises avec les difficultés de son métier, mais une adolescente qui rêve d’écrire et s’ennuie dans sa famille. La narratrice, Anne Jorand, revient en Corse dans la maison de ses vacances, qui n’a plus été habitée depuis l’été de ses seize ans. Avec son compagnon et leur fils de quatre ans, elle entreprend de remettre la maison en état. En rangeant, elle tombe sur un petit jouet mécanique, qui fait ressurgir le souvenir de sa nièce.

La plus grande partie du roman est écrite au vocatif. Le lecteur, happé par ce « vous » qui l’invite et le soumet, s’identifie immédiatement à l’adolescente du roman. Adoptant le dispositif narratif de La Modification de Michel Butor, Marie Neuser nous emporte dans un suspense basé sur les relations-conflits-jalousies entre sœurs, et sur l’ennui d’étés passés au même endroit, chaque année, depuis des années.

Anne et sa sœur ont une quinzaine d’années de différences. La narratrice – Anne – a seize ans, tandis que sa sœur en a trente, et qu’elle est mère d’une petite Léa âgée d’un an. Anne dessine, lit, écrit, tandis que sa sœur, insaisissable, mère célibataire à la fois indifférente au sort de sa fille et montrant une angoisse démesurée au moindre bobo passe son temps à lire des magazines et à se faire bronzer. Les parents, heureux de cet été passé en famille – ce n’est jamais arrivé – semblent ne pas bien comprendre ce qui se joue. Car ce qui se joue, c’est le sort du bébé.

Sans jamais que l’expression n’apparaisse dans le roman, Marie Neuser articule son intrigue autour du syndrome de Münchhausen par procuration, cette pathologie particulièrement terrifiante qui conduit les mères à faire subir des sévices à leur enfant, à les mettre en danger, pour ensuite se faire consoler par les soignants. Dans une mise en scène digne de Patricia Highsmith ou d’Alfred Hitchcock, Marie Neuser fait monter un suspense haletant. La sœur d’Anne : victime ou bourrelle ? Les parents d’Anne : indifférents ou refusant d’affronter la réalité ?

Un petit jouet mécanique est une magnifique évocation de l’état d’adolescence : les aspirations, les doutes, les émois et l’ennui d’une fille de seize ans sur une plage de Corse. Là encore, le texte tient, au-delà du sujet, par la maîtrise de l’écriture. On n’oubliera pas de sitôt la description de l’intérieur de la maison corse, fait de bric et de broc, mais pensé selon un code couleur radical : les objets rouges dans la chambre rouge, même s’ils ne s’assortissent pas. Les parents, dans leur rêve de résidence secondaire, ont installé un bonheur simple et délétère au plein cœur d’un hameau désert, abandonné. C’est ainsi que se sent Anne, la narratrice qui nous apostrophe avec sa narration au « vous ». Elle se sent vide et abandonnée, incomprise et omnisciente. La fin terrible de l’été de ses seize ans semble donner raison à ses intuitions.

Là encore, en amplification, le lecteur soupçonne que Marie Neuser utilise des motifs tout personnels pour bâtir son intrigue. Cette évocation de la plage corse, elle ne vient pas de sa seule imagination. Et, dans un glissement romanesque ténu, le lecteur peut déduire que le couple présenté tout au début du roman – Anne, son compagnon, et le petit Youri âgé de 4 ans – est le prolongement du couple évoqué dans Je tue les enfants français dans les jardins. On peut, sans grand risque de se tromper, comprendre que l’art romanesque de Marie Neuser, dans ces deux premiers romans, consiste à mettre en forme sur le mode fictionnel des expériences personnelles.

Voilà où j’en suis, à ce jour, de mon exploration des publications de Marie Neuser. Je continue mes lectures. Mais d’ores et déjà, je peux affirmer que j’ai découvert un écrivain – une autrice, comme il sied à présent de dire et d’écrire – que j’aurai grand plaisir à rencontrer.

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Je tue les enfants français dans les jardins, éd. L'écailler, 2011 et éd. Pocket.
Un petit jouet mécanique, éd. L'écailler, 2012 et éd. Pocket.