mardi 24 juin 2014

Regards croisés (8) – L’Angoisse du roi Salomon de Romain Gary (Émile Ajar)


Regards croisés
Un livre, deux lectures - en collaboration avec Virginie Neufville

   
Romain Gary (Émile Ajar), L’Angoisse du roi Salomon, Mercure de France, 1979 et Folio.
  

Le complexe du Sauveur

« Voilà, c’est toujours la même chose, avec la gueule que j’ai. Le malfrat. Le maquereau. Un vrai voyou, celui-là. Je ne sais pas d’où me viennent ma tête et ma dégaine ». Ainsi s’exprime Jean, dit Jeannot-Lapin, le chauffeur de taxi que Salomon Rubinstein vient d’embaucher à plein temps à cause de sa gueule, justement. Une gueule d’amour qui devrait faire chavirer Cora Lamenaire, pense Salomon Esq., roi du pantalon, quatre-vingt quatre ans et la vie devant lui. Cora est une chanteuse réaliste vieillissante, qui a eu sa petite heure de gloire avant guerre, mais qui a gâché sa vie en tombant amoureuse d’un gestapiste. L’épuration l’a épargnée, mais sa carrière a été stoppée en plein vol.

La trame romanesque du dernier roman publié par Romain Gary sous le nom d’Émile Ajar – dernier roman publié en 1979, mais dont la rédaction a débuté en 1976, et s’est interrompue au profit de Pseudo, roman halluciné écrit dans l’urgence pour désamorcer les rumeurs courant au sujet de Gary/Ajar/Pavlowitch – est tendue entre ces trois points d’ancrage que sont les personnages de Jean, Salomon et Cora. Autour de cette trinité gravite le petit peuple de S.O.S. Bénévoles, un standard d’aide aux désespérés que le vieux Salomon a installé dans son appartement du boulevard Haussmann.

Salomon et Cora se sont aimés. Elle l’a quitté pour un sale type, il ne s’en est pas remis. Trente-cinq ans après l’Occupation, il continue de remâcher sa rancœur tout en dispensant ses bienfaits, dans l’ombre. Elle, la vieille chanteuse déchue, reste persuadée que Salomon Rubinstein lui est redevable. Car enfin quoi, il est resté caché dans une cave pendant quatre ans, et elle ne l’a pas dénoncé ! Alors qu’elle aurait pu, hein, ne serait-ce que par amour pour son gestapiste… Eh bien non, elle ne l’a pas fait. Elle lui a sauvé la vie, à ce Juif… Quand Salomon rencontre Jeannot-Lapin, il est persuadé que Cora va succomber au charme du chauffeur de taxi, qui a la gueule qu’il faut. La gueule du mauvais garçon.

Jean est un type simple à la pensée sinueuse, pensée qui s’exprime, comme dans Gros-Câlin, en phrases enroulées, façon pythonesque. Le monde, la réalité et la condition humaine sont complexes, il faut le mot juste et l’expression appropriée pour en rendre compte. Jean, autodidacte consciencieux, fait ses recherches dans les dictionnaires. Cette candeur terrifiante touche à la perfection, et son expression à la poésie. « Chuck dit que je suis le douanier Rousseau du vocabulaire, et c’est vrai que je fouille les mots comme un douanier pour voir s’ils n’ont pas quelque chose de caché ». L’Angoisse du roi Salomon est avant tout une émotion d’écriture. L’indicible trouve ici une échappatoire, qui tient autant de l’humour que de l’amour – celui de la langue et du genre humain.

L’amour c’est vite dit, mal dit, ou pas assez dit. Ça s’exprime au moins sous deux formes : l’éros et l’agapè. Jean penche vers l’agapè, et ce n’est pas simple : « quand on aime comme on respire, ils prennent tous ça pour une maladie respiratoire » dit-il. La liaison qu’il entretient avec Cora est un amour « en général », et parce qu’il n’est pas amoureux de la vieille femme, il ne l’en aime que plus. Allez expliquer ça avec les mots et les expressions de la vie courante… Tous les Larousse et les Robert des librairies n’y suffisent pas.
« - Je ne l’ai pas baisée par pitié. J’ai fait ça par amour. Tu comprends très bien ce que c’est, Chuck. C’est par amour, mais ça n’a rien à voir avec elle. Tu sais très bien que c’est général, chez moi.
- Oui, l’amour du prochain, dit-il ».
Jean passe par la métaphore – par la parabole – pour exprimer l’amour qui bout en lui, cet amour « en général » : dans un même mouvement il englobe la déchéance de Cora Lamenaire, les goélands englués dans la marée noire, le massacre des bébés phoques et l’assassinat d’Aldo Moro. Il se place en cela sur le même terrain que Salomon Rubinstein avec son S.O.S Bénévoles et sa collection de cartes postales d’anciens amoureux : il faut que quelqu’un se « charge » de cela. C’est ce que Chuck, le copain de Jean, appelle « le complexe du Sauveur ». Parce que « le monde devient chaque jour plus lourd à porter ».

À nouveau, avec L’Angoisse du roi Salomon, le lecteur – la lectrice – est sidéré(e) par la cohérence de l’œuvre de Roman Kacew/Romain Gary/Émile Ajar. Ce tendre Jean à la gueule de malfrat qui ne lui correspond pas fait écho à Romain Gary écrivant, dans Vie et mort d’Emile Ajar qu’ « un écrivain peut être tenu prisonnier de ‟la gueule qu’on lui a faite” ». Dans le dernier entretien qu’il a accordé, et que Gallimard publie en ce centenaire de la naissance de Roman Kacew sous le titre Le Sens de ma vie, Gary dit son admiration et sa tendresse pour la figure du Christ, hors toute idée de religion. Revoilà l’agapè… Dès son premier roman Le Vin des morts, c’est déjà l’angoisse qui est à l’œuvre, une angoisse magnifiée ici avec le roi Salomon, figure tutélaire, divine, mais divine par intérim, parce que le ciel est vide et que l’on doit se débrouiller tout seuls, ici, ici-bas.

L’Angoisse du roi Salomon ramasse en un seul roman tous les motifs brassés au cours des années d’écriture et sous tous les pseudonymes : la vieillesse inacceptable et la mort inéluctable ; le combat vers l’avant malgré et contre tout ; la terrible lucidité tordue dans un éclat de rire ; la connerie terrassée par le contrepied. Pour preuve : le concierge du boulevard Haussmann, M. Tapu, incarnation de la bêtise-crasse, qui déclare que oui, bien sûr, Salomon Rubinstein a dû se cacher des Allemands pendant la guerre, mais que ce roi des Juifs a choisi de se cacher dans une cave des Champs-Élysées, hein, pas n’importe où… Et Jean s’inclinant devant cette bêtise-crasse en déclarant qu’il est venu « dans ce temple adorer l’Éternel ». Tendre la joue gauche devant le concierge, oui, mais aussi pisser devant lui dans l’escalier. Parce que toutes les victoires sont bonnes à prendre. Et que nous luttons avec notre seule pauvre arme : l’humour noir et solaire.

Ce qu’il faudrait, c’est nous désensibiliser, explique Jeannot-Lapin. Atteindre le stoïcisme. « J’ai une sensibilité qui a la folie des grandeurs ». « C’est vrai que la sensibilité chez moi est l’ennemi du genre humain, si on pouvait s’en débarrasser, on serait enfin tranquille ». C’est sur cette sensibilité que Gary a bâti son œuvre, et sans doute sa vie.

*

Complément : « Romain Gary, la permanence », à propos du Vin des morts, in La Règle du Jeu

*
Lire l’article de Virginie Neufville à propos de L’Angoisse du roi Salomon sur son blog Fragments de lectures

samedi 21 juin 2014

La musique de l’herbe et les fleurs du poète de Sylvestre Clancier



Sylvestre Clancier, La Musique de l’herbe et les fleurs du poète, éditions du Petit Flou, mai 2014.

L’œuvre poétique de Sylvestre Clancier trouve son assise sur les trois ordres : minéral, végétal, animal. Dans le très joli livret que proposent les éditions Petit Flou, La Musique de l’herbe et les fleurs du poète, le poète se penche à nouveau sur le motif de l’herbier. Sous le vert de la couverture, les pages de papier chiffon abritent une réflexion qui relie la nature et la culture, l’émotion première et la littérature.

La « Jolie môme » est fleur des champs et des villes :
« Fleur du ballast, fleur oubliée
T’es toute nue sous la lune »
tandis que les poètes renouent avec une nature intrinsèque :
« Marcelline des vallons morts […], Ronsard des roses »
 Ce sont les « poètes en fleurs ». Et dans la liste surgit « Nerval d’Orient », poète-phare de Sylvestre Clancier.

Chez Clancier, les ordres forment un ordre primordial qui n’a rien de la classification. C’est le grand tout dont nous dépendons, et dont nous sommes les gardiens. Si une chronologie perce parfois dans le poème :
« L’androsace est première […]
Après c’est l’immortelle […]
Ensuite c’est la primevère… »
ce n’est que pour suivre un ordre alphabétique imposé culturellement, et un ordre mémoriel arbitraire, fruit de l’émotion première, celle de l’enfance.

À la gentiane sont consacrées les quatre dernières pages de ce petit livret. Plante particulière en cela qu’elle semble calquer son épanouissement sur celui du petit d’homme – à moins que ce ne soit l’inverse :
« Belle gentiane jaune
tu attends tes dix ans
pour faire tes première fleurs
un peu comme un enfant
pour qui ce n’est pas l’heure […] »

L’enfance et l’herbier sont, pour Sylvestre Clancier, un même espace-temps. Inlassablement, le poète revient sur le motif, l’amplifie et le malaxe : corrélations, correspondances, surprise et ébahissement. C’est dans la nature primordiale et la recherche de l’état d’enfance que se nichent, pour Clancier, autant la vérité poétique que la vérité de l’homme. Ici, la parole rimée est privilégiée, de même que le vers aux pieds canoniques. Depuis quelques années, Sylvestre Clancier travaille en parallèle le vers libre et le poème plus classique, sans jamais se départir de son inspiration : la respiration du souvenir premier.

NB : les éditions du Petit Flou proposent des merveilles de recueils fabriqués avec attention, scellés sous une enveloppe à décacheter.


jeudi 12 juin 2014

La Vraie Vie de Kevin de Baptiste Rossi



Baptiste Rossi, La Vraie Vie de Kevin, roman, Grasset, 5 mars 2014, 240 pages.

« Ça part en live »

Kevin Mouche est un ado quelconque, qui s’ennuie au collège, qui s’ennuie à la maison, qui passe ses nuits à jouer sur sa console à des jeux de guerre ou de foot. Un ado, quoi, comme il en existe des centaines de milliers. Mais Kevin Mouche, petit insecte insignifiant, est distingué par un producteur de téléréalité. Il va être filmé dans son quotidien, et ce sont les spectateurs qui vont décider de toutes les bifurcations de sa vie, et de celle des siens – parents, sœur, copains. « Comment veux-tu que Kevin s’habille aujourd’hui ? Envoie par SMS au 3689 ‟tee-shirt” ou ‟marinière”. Tu as une minute pour voter ».  Kevin a été choisi, et dès lors il n’a plus le choix. Il est l’élu d’une société télévisuelle – on ne peut plus dire cathodique, à l’ère des écrans plats – qui propulse l’insignifiance au rang de phénomène. Nabila, quand tu nous tiens…

Kevin devient la marionnette du producteur Antoine Soro – et dans le double O de ce nom, comme un double zéro, on lit et voit le permis de tuer et le néant intégral. Soro est une caricature au carré du producteur tv tel que le public l’envisage ou le fantasme : snobissime et définitivement dans le coup, s’abreuvant de vodka-fraise-goyave, se nourrissant de Xanax, et ne parvenant pas à trancher sur l’expression appropriée : doit-on dire « chez Costes » ou « au Costes » ? Son credo, c’est « Amuser. Divertir. Amuser ». Ligne de conduite à laquelle il n’a pas dérogé, lui qui a déjà produit des shows aux titres terrifiants, terrifiants parce que bientôt probables : « Être une star avant le bac », « Mon incroyable brunch », « On a échangé nos cancers », et « Qui veut euthanasier mon père ? », l’émission qui a – tout de même – provoqué sa chute. Avec « La Vraie Vie de Kevin », Soro veut remonter la pente. Son concept, il en est persuadé, drainera beaucoup plus de parts d’audience que l’émission de la chaîne concurrente « Le Grand Concours des Chômeurs ». On l’aura compris, Baptiste Rossi choisit l’acidité, le burlesque et la dissonance pour dépeindre un monde – le nôtre, ou à peu près. L’outrance poussée au grotesque est une manière redoutablement efficace de toucher juste.

La vie de Kevin devient donc « vraie », mais cette vérité télévisuelle, manœuvrée officiellement par les votes des spectateurs, est un scénario écrit à l’avance, bien entendu. Il faut que les parents divorcent, il faut provoquer la jalousie des copines et des copains de classe. Il en faut toujours plus. Inviter, par exemple, Lady Gaga et George Clooney dans un pavillon de banlieue, à moins que ce ne soient leurs sosies, mais quelle importance ? Il faut pousser la logique jusqu’au viol, jusqu’au meurtre. Mais surtout, il faut donner au téléspectateur l’image rassurante et consensuelle de la bassesse et de la trahison, de la compromission et de la soumission. Car c’est cela qui fait le show, et qui fait l’audience. Le petit monde de Kevin tire la ménagère de moins de 50 ans vers le bas, évidemment. C’est le but. « ‟La Vraie Vie de Kevin” doit se consommer sans difficulté. Vous voyez un Mars glacé ? On le mange même si on n’a pas faim. Nous devons faire de la télé Mars glacé. That’s the point. Mars glacé. C’est tout. Pas plus compliqué ».
  
La réflexion de Kevin bute toujours au même mur : « La vie est compliquée » est son leitmotiv. Sa vie est, effectivement, passablement compliquée, les caméras, les votes SMS, les rapports avec les filles, les relations avec les parents… Mais elle ne lui apparaît en aucun cas comme « complexe ». La vie, Kevin l’envisage à l’aune du désœuvrement et du désert culturel, de l’immanence et de la satisfaction immédiate des désirs. S’il se projette dans l’avenir – et cette projection deviendra réalité – c’est uniquement sur le mode de la consommation, du fric et de la célébrité : belles bagnoles, filles magnifiques, résidences de luxe, oisiveté, reconnaissance médiatique, le tout résumé dans l’expression « Alfred, le minibar », sorte de refrain lancinant qu’il entonne chaque fois que la situation devient, justement, complexe. L’absence de profondeur est bien entendu la marque de la téléréalité et de ses candidats. Faire du show avec du vide.
  
Mais Baptiste Rossi ne s’arrête pas à la seule téléréalité. Son texte est bâti en chapitres alternés – Kevin, Antoine et Michàlis, le présentateur. Et à l’intérieur du texte, au milieu de voix qui chacune s’exprime selon un registre propre, apparaissent des incises en italiques. Il s’agit de SMS, de statuts Facebook, d’alertes et de fil d’actualité du monde.fr. « À quoi jouent nos enfants ? Invasion d’ornithorynques à Melbourne. […] En banlieue, Noël est une fête comme les autres. Régime pair/impair : le succès ne se dément pas. L’Ouganda au bord du gouffre »… ad libitum. Ce défilé de gros titres sur les écrans des smartphones, sans mise en perspective ni développement, fait partie intégrante du roman. Rossi se met également en scène sur le mode de la dérision : il apparaît en tant que romancier, auteur de La Princesse de Monaco et Je te dis que je t’aime très fort, donnant des conseils de scénarisation à Soro au cours d’une soirée branchée. Rossi met dans la construction de La Vraie Vie de Kevin la complexité qui fait défaut au monde qu’il dépeint. Son écriture est sculptée : longues phrases parfois digressives créant une narration contraire aux pauvres dialogues échangés entre les personnages. « La littérature commence là où la police s’arrête » lit-on dans l’adresse au lecteur qui ouvre le roman. Rossi montre que la littérature commence également là où s’arrête le vocabulaire de ses personnages, celui de la bande d’adolescent et celui des décideurs de la télévision.

Baptiste Rossi est un tout jeune auteur d’à peine vingt ans. La Vraie Vie de Kevin est son premier roman. Il y déploie un vrai talent puisant aux sources de l’anticipation sociale. Sous ce titre en allitérations javanaises se cache un conte contemporain qui décrit une société du vide spectaculaire tout juste anticipée, à peine à venir, dont on peut déjà vérifier les dégâts.

*

Première publication de cet article sur La Règle du Jeu le 5 mars 2014