mardi 31 octobre 2023

Désappartenir de Sophie Képès

Sophie Képès, Désappartenir, Psychologie de la création littéraire, éd. Maurice Nadeau, 20 octobre 2023, 240 p.



Voilà un essai littéraire remarquable qui trace deux sillons non parallèles, mais convergents : le premier creuse une veine autobiographique, l’autre creuse dans les attitudes d’écrivains face à leurs pratiques, leurs motivations, leurs confessions. Il ne s’agit pas dans cet ouvrage de poser la question « comment je suis devenu écrivain » mais bien « pourquoi je suis écrivain ». Et ce pourquoi trouve des réponses dans l’enfance, dans l’ascendance, dans la langue. (...)

Pourquoi devient-on écrivain ? On est, dans cet essai, à la recherche de frères et de sœurs en écriture. On se bricole une famille pour se prouver que l’on n’est ni folle ni seule. Les écrivains, la plupart des écrivains, ont quelque chose à dire et à écrire parce qu’il leur est arrivé quelque chose dans l’enfance, ou dans la vie. Ecrire, c’est à la fois mettre à distance et accepter les douleurs, les manques, les failles. Ce n’est pas que cela, bien entendu, mais le geste premier, l’élan primordial, vient de là. On écrit avec ce qu’on a, ou ce que l’on n’a pas eu. On écrit parce qu’on cherche – ce qui nous manque, ce qu’on nous a volé, ce qu’on nous a tu.

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lundi 30 octobre 2023

L’Art et son miroir de Hubert Haddad

Hubert Haddad, L’Art et son miroir, éd. Zulma, 5 octobre 2023, 624 p.

« Sous forme d’abécédaire, l’art n’est plus une histoire mais un panorama » note Hubert Haddad dans ses addenda, en fin d’ouvrage. C’est bien sous forme d’abécédaire que se présente L’Art et son miroir, qui pourrait tout autant être qualifié de dictionnaire amoureux. Et la lectrice que je suis est allée puiser dans cet essai selon ses propres goûts. Dans l’ordre alphabétique : Francis Bacon, Victor Brauner, Burne-Jones, Giorgio de Chirico, Paul Delvaux, Marcel Duchamp, Jean Fouquet, Velázquez et ses Hilanderas, Ingres, Léonard de Vinci, Gustave Moreau, Piranèse, Nicolas de Staël, Zurbarán, piochés parmi les quelque cent-vingt entrées proposées. J’ai constitué mon musée imaginaire à partir de l’abécédaire d’Hubert Haddad. Musée imaginaire qui, on en conviendra, même si j’ai laissé de côté Magritte et Masson, ressemble furieusement au musée dont Alphan Bogue est conservateur à Ecorcheville, dans l’univers de Georges-Olivier Châteaureynaud. Ce préambule pour marquer une proximité d’imaginaire. Dis-moi qui tu hantes et je te dirai…

Un panorama de l’art n’est jamais exhaustif. Vingt vies ne suffiraient pas à embrasser toutes les composantes, les déclinaisons, les civilisations. Hubert Haddad prévoit un deuxième tome à cette déjà somme. Dans ce volume, et parmi les entrées que j’ai choisies, ce n’est pas une flèche du temps qui se dessine, ni même une courbe, mais une constante, ou plutôt deux, au moins : la non-adéquation (parfois peu évidente pour le profane) entre l’artiste et son temps, et la recherche de la vérité. Bon, la vérité, en art, c’est un sujet délicat, un sujet philosophique. Si nous avons l’art afin de ne pas périr de la vérité, c’est bien pour dénicher ailleurs que dans le réel une vérité plus acceptable. Le miroir que tend Haddad à l’histoire de l’art est une sorte de miroir de sorcière : il s’agit de décrypter des élans singuliers comme autant de forces occultes.

Prenons Jean Fouquet, par exemple. Au seuil de la Renaissance, il s’en remet à la géométrie et à la forme pour tendre vers l’abstraction :

« Cette intelligence des figures et du plan est […] manifeste dans La Vierge et l’Enfant entourés d’anges, où la vierge royale à la peau blanche, en habit d’époque, entourée d’anges rouges et bleus vifs, exhibe un sein d’une troublante rondeur entre les têtes aussi rondes de l’enfant et des chérubins et au-dessus des plis horizontaux d’un drap. […] Une œuvre si composée au sens moderne – illustrant les théorèmes d’Apollonios de Perga sur les coniques – provoque une sorte de vertige entre abstraction et réalisme, spiritualité et sensualité. »

Hubert Haddad balaie l’art selon sa propre approche, celle du médium. Il ne s’agit pas de parcourir les siècles – même si dans son essai chaque peintre est remis dans sa perspective historique voire sociologique – mais bien de surligner les écarts entre l’artiste et les attendus de l’époque. Autrement dit, entre l’académisme et l’invention, entre les pompiers et les créateurs. Ce que l’art nous offre est toujours une surprise, et parfois une surprise à rebours. Sur ce thème, le chapitre consacré à Ingres est magnifique : « Tout nimbé d’étrangeté surréelle, [il] prépare à son insu la succession des avant-gardes. » 

Chaque chapitre est bâti, peu ou prou, sur le même schéma : une entrée en matière de type « punch line » non sur le peintre traité mais sur la façon dont l’art est envisagé, une mise en situation historique et sociologique, une analyse éclairante de l’œuvre. Cette manière de procéder donne à chaque entrée un caractère complet, un mini-essai stupéfiant de synthèse. Le tout est écrit dans la prose sculptée, éblouissante, inégalée d’Hubert Haddad – on reconnaît sa patte immédiatement à l’agencement de la phrase, à son balancement. Haddad écrit en artiste. Et parce qu’il est aussi peintre, il interroge la peinture et la statuaire selon ses propres interrogations. Et parce qu’il est aussi le frère inconsolable d’un peintre suicidé, l’épilogue s’intitule « Notes pour un frère défunt. »

Dès l’épigraphe, le lecteur est averti : « Il n’est en art qu’une chose qui vaille : celle qu’on ne peut expliquer » (Georges Braque). L’entreprise d’Hubert Haddad n’est pas l’explication de l’art, mais son déchiffrage. L’érudition englobe l’histoire de l’art dans un tout tourbillonnant, signifiant, non linéaire. Le concept même d’ « histoire » de l’art perd ici son sens académique. Nous ne sommes pas, dans L’Art et son miroir, sur une frise temporelle, mais à l’intérieur d’une sphère de significations croisées. Le titre de l’ouvrage indique bien cela, invite à cela : traverser le miroir des évidences. Je ne doute pas que dans le tome suivant – qui sera écrit, j’en suis sûre – on trouvera Dalí et Jérôme Bosch appariés dans la représentation d’un monde déchiffré à la même aune, à quatre siècles de distance(1). 

Il me reste à sortir de ma zone de confort et à aller lire les entrées consacrées à des artistes que je connais moins, ou mal, ou pas du tout. L’Art et son miroir est de ces ouvrages sur lesquels on revient. Un ouvrage de référence, déjà.  

*

Notes

1 – Je ferais le même parallèle, tout aussi personnel, en ce qui concerne le chapitre consacré à Las Hilanderas, le tableau de Velázquez et ma lecture récente de la novella Spin, de Nina Allan. « Car tisser, c’est déjà créer », écrit Hubert Haddad. Les chefs d’œuvre, quel que soit leur support, dialoguent entre eux. La critique littéraire et la critique d’art tissent elles aussi des liens, qui créent de la conscience. 


mercredi 18 octobre 2023

Légendaire de Jean Claude Bologne

Jean Claude Bologne, Légendaire, éd. Le Taillis Pré, septembre 2023, 144 p.

 

L’imaginaire de Jean Claude Bologne se déploie ici en courts textes regroupés en trois parties distinctes : « Il est un peuple », « Ce que content les arbres » et « Le roi rebelle ». Trois parties introduites chacune par une planche iconographique qui donne le ton. 

Autour d’une aquarelle stupéfiante d’Otto Ganz, Bologne imagine douze peuples (plus un) qui sont autant de variations autour du manque ou du trop : « Il est un peuple dont les doigts sont des couteaux et les dents des hachoirs » ou encore : « Il est un peuple d’unijambistes dont le pied est si vaste qu’il leur sert de parasol ». Ces variations sur le physique ou la psyché de notre humanité créent un ensemble d’une exactitude effarante, par l’imagerie expressionniste. Tout est poussé à son extrême, cerné au noir, et met au jour une liste de douleurs et d’aspirations métaphorisées. L’ensemble dessine une humanité autre, évoquée dans le treizième texte (le « plus un » évoqué plus haut dans mon décompte) : « Il est un peuple, et c’est le mien, qui contient tous les autres dans sa tête. » Le pouvoir de l’imagination est ici tourné vers l’humain.

C’est une sculpture saisissante en bois flotté de Werner Lambersy qui ouvre la deuxième partie du recueil. Nous quittons le règne animé pour pénétrer dans le monde des arbres, sous forme de « dits ». La parole est donnée à neuf arbres – pommier, noyer, coudrier… – qui tous ont une valeur symbolique et historique parce qu’ils sont étroitement liés à l’histoire de l’homme. Jean Claude Bologne dresse un panorama de symbiose entre nature et culture, entre les arbres et les hommes, annoncé dans le premier texte de ce volet. L’homme est un être unique qui naît, vit, vieillit et meurt. L’arbre fait partie d’un cycle naturel de mort et renaissance, tout pommier est tous les pommiers. Bologne fait s’exprimer l’arbre à la première personne, ce qui lui donne une singularité inscrite dans l’Histoire. 

Une encre de Danièle Blanchelande introduit la troisième partie du recueil, « Le roi rebelle ». Dans ce versant, on compte : du « premier néant » à la « onzième plaie », pour finir sur un douzième texte qui devient « le dernier infini ». Le chiffre 12 est particulièrement symbolique dans les cultures occidentales – travaux d’Hercule, mois de l’année, signes du zodiaque, jusqu’aux douze preux de Charlemagne, et j’en passe. Dans cette série de douze textes dont le dernier tend vers l’infini et dont le premier, que je considère comme le chapitre zéro, ouvre la série, c’est une Histoire plus que symbolique – cryptée, occulte, ésotérique, transcendante – qui est contée et déchiffrée à l’aune d’une érudition mise à la portée du lecteur. Malicieusement, Bologne donne à la réflexion déployée dans ces courts textes, un coup d’avance. Entendons par là que nous sommes à n+1 : le troisième testament (une constante dans l’œuvre de Bologne !), le sixième sens, la onzième plaie… En historien et en fictionnaire, l’auteur déploie une histoire de l’émancipation de l’Homme, de Ad Genesim à Ad Apocalysim. L’ensemble est vertigineux, qui renvoie à nos fondements et à nos aspirations.

Le titre, Légendaire, ne doit pas être pris comme adjectif mais comme substantif. La légende, c’est ce qui doit être lu. Légendaire est à lire, ce sont des textes écrits au cordeau, dans une langue travaillée jusqu’à la clarté la plus pure, la plus évidente. Des textes qui parlent de ce qui nous a fait, et de ce qui nous fait. Un recueil qui ne parle seulement de nous, mais qui dit ce que nous sommes, culturellement, symboliquement. Et qui le dit par le truchement d’un imaginaire singulier, alliant l’érudition la plus intelligible à l’humanité la plus éclatante. 

Jean Claude Bologne poursuit une œuvre qui tend vers une abstraction intelligible immédiatement, qui jamais ne perd son lecteur en route. Une œuvre toute personnelle de dévoilement des secrets du monde, le monde tel que l’Homme l’a forgé, ou… imaginé. 


lundi 16 octobre 2023

Ici-bas de Georges-Olivier Châteaureynaud

Georges-Olivier Châteaureynaud, Ici-bas, éd. Grasset, 11 octobre 2023, 384 p. 

Nous revoici au bord du Styx, dans la cité d’Ecorcheville, cette enclave dystopique soumise aux imprévus d’un territoire mythologique proche et inaccessible. Le cycle de L’Autre Rive s’achève, on le croyait diptyque, on se réjouit qu’il soit, en fin de compte, un triptyque. Quarante-cinq ans ont passé depuis les débuts, vingt ans depuis les péripéties survenues au château d’Eparvay, dans A cause de l’éternité. Nous revenons en ville, donc.

Pour être une enclave étrange, Ecorcheville n’en est pas moins rattachée au territoire national. Des pluies diluviennes s’abattent sur la cité, le Styx est en crue. Un haut-commissaire est dépêché sur place, pour rendre compte de la situation à Paris, apporter son expertise, et tenter de gérer la crise. Tout le petit monde d’Ecorcheville tient son rang : le maire et son épouse, l’évêque et sa gouvernante, l’adjoint à la culture et le directeur du musée de tératologie, professeur de mythologie appliquée à la retraite. Pour qui a lu les deux premiers volets, les noms de tous ces personnages sont connus : le maire est un Bussetin et son premier adjoint un Estéral, l’évêque un Propinquor, tous représentants des trois familles praticiennes de la ville, depuis des décennies. Le directeur du musée de tératologie est Strabon Martin, dont nous avons fait la connaissance dans le tome précédent. Quant à l’adjoint à la culture, nous le connaissons bien, il s’agit d’Alphan Bogue, jeune héros d’A cause de l’éternité, que nous retrouvons marié et père de famille. Et donc, le Styx est crue. Une crue plus que centennale ou millénaire, une crue immémoriale. Sur ce territoire étrange où la mythologie embrasse le quotidien, deux univers vont entrer en collision, ou plutôt en fusion.

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mercredi 11 octobre 2023

Nina Allan

Nina ALLAN


Voilà. J’ai lu (et relu pour certaines des publications) les livres de Nina Allan. Je m’y suis plongée le 25 août, nous sommes à la mi octobre. Lire d’un seul élan tous les livres de Nina Allan mène au vertige. Les motifs s’entrecroisent, les situations se répondent, les personnages s’entrechoquent dans des arches narratives travaillées au petit point, de texte en texte. C’est de la broderie. Et parce que j’entrevoyais ce travail de broderie, moi l’ancienne brodeuse, j’ai achevé la lecture de l’œuvre complète par la novella Spin, qui reprend le mythe d’Arachné.

J’enrage un peu de ne pas avoir le temps, ni sans doute la force, de me lancer dans une étude approfondie des textes de Nina Allan. J’entrevois comment ça marche, dans ces textes-là. Je peux envisager, à gros surjet, l’arche narrative supérieure qui s’élabore de texte en texte, depuis les débuts. Mais, pour l’instant, et sans doute définitivement, je passe mon tour. Pourtant, il y a, dans cette œuvre encore en élaboration, tous les motifs qui me motivent et me meuvent depuis que j’analyse des textes. 

Par exemple, la juxtaposition du réalisme et du fantastique, ou de la SF. Avec, souvent, une figure féminine centrale. Je pense à La Fracture, bien entendu, mais aussi à la nouvelle « Poussière d’étoile » du recueil Stardust. Autre exemple : le personnage de Maree, dans La Course. Les figures féminines sont, chez Nina Allan, victimes et victorieuses, perdues et sauvées. Encore un motif qui me remue, et que je traque, finalement, dans toutes mes lectures, je m’en rends compte : l’étrangeté du monde du cirque et des freaks. Une des plus belles nouvelles qu’il m’ait été donné de lire depuis que je lis est « La Porte de l’avenir », toujours dans le recueil Stardust. Le monde circassien y est apparié avec les horreurs de l’Histoire, par un glissement temporel qui est, de mon point de vue, la seule façon de dire l’indicible. Je pense ici au Verger de Georges-Olivier Châteaureynaud. Le Créateur de poupées met en scène un nain qui entretient une correspondance assidue avec une femme internée en HP. Leur point commun : les poupées, leur confection, l’histoire des leurs créateurs. Ce roman, remarquable, est une sorte de road movie tout autant physique que psychologique. Ce n’est pas l’étrangeté des personnages qui est interrogée, mais bel et bien l’étrangeté du monde que des êtres exceptionnels – par leur apparence physique ou leur univers mental – acceptent puis duquel ils décident de s’extirper. Les personnages de Nina Allan sont mus par une volonté qui n’a que peu à voir avec la volonté de puissance. Ils s’ébrouent. Gagnent une liberté qui leur est, par nature, par assignation politique, économique ou sociale, interdite. 

Et puis, il y a la conduite du récit. Nina Allan est, à l’évidence, une nouvelliste. Une orfèvre de la miniature. Ses romans s’articulent selon des imbrications de textes qui ne sont pas des empilements, mais des tissages. Changement de narrateur, changement d’époque, remise en perspective. En trame et en lice, Nina Allan, de publication en publication, fait émerger le motif entier de son œuvre. Nous n’en connaissons pas encore le dessin complet. 

Une dernière considération, qui pour moi a son importance : dans les remerciements de fin d’ouvrage – cette pratique très anglo-saxonne qui commence à se répandre dans l’édition française – Nina Allan salue toujours sa mère, et son compagnon. Son compagnon est un géant de la littérature, inutile de citer son nom ici. Elle aussi est une géante. Ils vivent tous deux en Ecosse, sur une île. 

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Tous les livres de Nina Allan sont disponibles aux éditions Tristram, et quelques-uns en poche 10/18.