samedi 29 juillet 2017

Les Misérables de Victor Hugo – réflexion 2 (les prénoms)

Victor Hugo, Les Misérables, éd. Folio (texte intégral en un seul volume), 29 juin 2017, 1344 pages.
  
Les prénoms ont leur mode, on le sait. De génération en génération, les snobismes transparaissent dans la manière de prénommer les enfants. Snobisme, i.e. volonté farouche de se démarquer, pour constater finalement que tous les parents ont eu la même idée au même moment.

Le prénom est un repère sociologique. Brandon, Nicky, Dakota ou Johnny n’appartiennent pas à la même fratrie que Gustave, Eléonore, Galathée (avec ou sans h) ou Augustin. Durant ma déjà longue carrière de prof, j’ai croisé dans mes classes des Alcide et des Eudes, des Tancrède et des Armide, des Becky et des Debby, des Trich et des Tracy.

Naïvement, je pensais que la mode des prénoms dits originaux prenait sa source dans la diffusion massive des séries US et autres soap opéras. Mais le père Hugo remet mes pendules à l’heure : la Thénardier, encore elle. Elle se nourrit, apprend-on au chapitre II du livre quatrième des Misérables, de romans « vulgaires », qui « incendiaient l’âme aimante des portières de Paris et ravageaient même un peu la banlieue. » Lorsque Fantine dépose Cosette chez les Thénardier, la petite fille se met à jouer tout de suite avec les deux filles des aubergistes, prénommées, on le sait, Eponine et Azelma :

« On ne lit pas impunément des niaiseries. Il en résulta que [la] fille aînée [des Thénardier] se nomma Eponine. Quant à la cadette, la pauvre petite faillit se nommer Gulnare ; elle dut à je ne sais quelle heureuse diversion faite par un roman de Ducray-Duminil (1), de ne s’appeler qu’Azelma. »

Cosette, quant à elle, se prénomme en réalité Euphrasie. Je n’ai connu aucune Euphrasie, mais plusieurs Cosette, dans la vraie vie. Prénom, soit-dit en passant, assez compliqué à porter. Qui dit Cosette dit petite fille apeurée charriant un seau d’eau trop lourd pour elle dans une forêt de ténèbres.

Après l’explication des prénoms donnés à ses filles par la Thénardier, Victor Hugo ajoute :

« Au reste, pour le dire en passant, tout n’est pas ridicule et superficiel dans cette curieuse époque à laquelle nous faisons ici allusion, et qu’on pourrait appeler l’anarchie des noms de baptême. A côté de l’élément romanesque, que nous venons d’indiquer, il y a le symptôme social. Il n’est pas rare aujourd’hui que le garçon bouvier se nomme Arthur, Alfred ou Alphonse, et que le vicomte – s’il y a encore des vicomtes – se nomme Thomas, Pierre ou Jacques. Ce déplacement qui met le nom “élégant” sur le plébéien et le nom campagnard sur l’aristocrate n’est autre chose qu’un remous d’égalité. L’irrésistible pénétration du souffle nouveau est là comme en tout. Sous cette discordance apparente, il y a une chose grande et profonde : la révolution française. »

Le prisme révolutionnaire s’est, sans doute, légèrement décalé depuis la rédaction des Misérables, et le « remous d’égalité » sonne creux, de nos jours, ou presque (2). La Bible, la mythologie et l’Histoire de France rivalisent depuis quelques temps avec Les Feux de l’amour et Game of Thrones. Il semblerait d’ailleurs qu’actuellement le prénom Khaleesi batte tous les records. A part à peu près égale avec Charles et Adèle. Ce qui nous renvoie, par la bande, aux prénoms de la famille Hugo…

Deux toutes petites réflexions, ce soir, à propos de cette histoire de prénoms :

- On aura noté qu’après avoir expliqué le pourquoi du comment d’Eponine et Azelma, Victor Hugo s’en tient ensuite, uniquement, aux prénoms masculins dans sa référence à la révolution française. (Je dis ça, je dis rien…)
- Le nom même de Victor Hugo est un nom à deux prénoms, le deuxième étant le patronyme. Je traque ces exemples-là, je ne sais pas pourquoi. Ça me fascine. Mon kiné, par exemple, s’appelle Nicolas Henry, et mon jardinier Aurélien Bernard. Nombre des mes étudiants, chaque année, lorsqu’il est question d’élaborer graphiquement sa carte de visite, sont confrontés à ce problème de prénom-patronyme – qu’il faut alors, c’est impératif sur une carte de visite, écrire en majuscules. Des filles ont des patronymes en forme de prénom masculin, plus rarement des garçons des patronymes en forme de prénom féminin.

Enfin bref, relire Les Misérables, c’est tout une aventure de réflexions annexes, aussi. Le roman, et le romanesque, sont les bases de tout autre chose, n’est-ce pas ? (Mon Totor, je t’aime).

*


2 – Pas si creux que cela, en réalité, et nous le savons tous. La discrimination à l’embauche commence par le prénom, se poursuit par le patronyme, se conclut par l’adresse postale. Mais là n’est pas le cœur de cet petit article.


vendredi 28 juillet 2017

Les Misérables de Victor Hugo – réflexion 1 (la femme à barbe)

Victor Hugo, Les Misérables, éd. Folio (texte intégral en un seul volume), 29 juin 2017, 1344 pages.

La relecture périodique des Misérables, comme celle de La Recherche et de tous les ouvrages de Gary-Ajar, me permet de mesurer à la fois le temps qui passe sur ma vie, et le temps lissé de la réflexion. J’évolue depuis toujours avec ces textes-là, inlassablement remis sur le lutrin, ou ce qui en tient lieu – un coussin, un book seat, ce genre de supports – et inlassablement passés au crible de la lecture. Des lectures. Je sais que je laisse sur le bord de la route de mes relectures compulsives les Cohen – pourtant relus tant de fois en si peu d’années, du temps de ma jeunesse – et les Modiano. J’ai d’autres relectures rituelles, dont je ne parlerai pas ici, et qui sont autrement essentielles. Ces relectures-là sont de l’ordre de l’intime, et ne se partagent pas.

Les Misérables, donc. Une heureuse réédition, chez Folio Classique, texte intégral en un seul volume, a remis ce chef d’œuvre entre mes mains. Il se trouve qu’en ce moment j’ai du temps. Je n’avais plus lu Hugo depuis au moins dix ans. Et soudain, la Thénardier. L’histoire de Jean Valjean, de Cosette, de Marius, de Fantine, et tout ça, tout le monde connaît. C’est à ce lait merveilleux et fortifiant que nous avons été nourris, nous tous, anciens élèves de l’école laïque, gratuite et obligatoire, gratuite parce qu’obligatoire. C’est au lait télévisuel, tout aussi fortifiant, que nous avons aussi été formés : les adaptations des Misérables sont comme des catéchismes républicains cathodiques, on préfèrera peut-être Lino Ventura à Gérard Depardieu en Jean Valjean, on se souviendra à jamais de Bourvil en Thénardier et de Michel Bouquet en Javert.

Et donc, soudain, la Thénardier. Au détour de la page 347 de cette formidable édition Folio :
« Elle avait de la barbe. C’était l’idéal d’un fort de la halle habillé en fille. […] Sans les romans qu’elle avait lus, et qui, par moments, faisaient bizarrement reparaître la mijaurée sous l’ogresse, jamais l’idée ne fût venue à personne de dire d’elle : c’est une femme. »
Et tout aussi soudainement, le souvenir resurgi de très vieilles études universitaires, centrées sur le siècle d’or espagnol et son ouvrage-phare : Don Quichotte, roman dans lequel Dulcinea del Toboso, la dame du chevalier errant, est décrite comme « una mujer de pelo en pecho », c’est-à-dire, littéralement, « une femme avec du poil sur la poitrine », et métaphoriquement comme un homme (1).

Le couple Thénardier tient des dessins de Dubout, par anticipation – mais nous savons bien qu’en art, en littérature, en graphisme, en cinéma, et tout ça, la flèche du temps n’est rien. Les Thénardier : elle est l’homme solaire, soumise entièrement, amoureusement soumise, à un tout petit homme, à peine un homme, si peu viril.

« Quoique leur accord n’eût pour résultat que le mal, il y avait de la contemplation dans la soumission de la Thénardier à son mari. Cette montagne de bruit et de chair se mouvait sous le petit doigt de ce despote frêle. »
Je sais, parce que j’ai lu vingt fois déjà – j’exagère… à peine – Les Misérables, que Jean Valjean s’identifie complètement à Cosette. Cet ancien galérien, capable de soulever des tonnes de poids, est en fait une petite fille réduite en esclavage. Tout le texte du père Victor nous le dit. Et Josée Dayan, dans son adaptation télévisée du roman (2000), a, avec raison, insisté sur cet aspect-là. La figure de Mme Thénardier, cœur de midinette et carrure de lutteur de foire, mentalité d’esclavagiste, fausse mère – elle n’aime que ses filles, et pas Gavroche – mais mammifère exemplaire, est un rappel, un indice, une trace littéraire, de la femme à barbe, écho lointain de la Dulcinée de Don Quichotte.

Le sexe, le genre, tout ça… Je suis née trop tard pour m’y intéresser vraiment. Mais, quand même, ça m’intéresse. Ce qui se lit dans les interstices des romans d’évidence est absolument jubilatoire.

*

 1 – Cf. COMBET Louis, Cervantès ou les incertitudes du désir, Presses Universitaires de Lyon, 1980. Louis Combet fut mon « maître » lors de mes études hispaniques. Qu’hommage lui soit rendu ici.

mercredi 12 juillet 2017