jeudi 31 août 2017

Une fille, au bois dormant d’Anne-Sophie Monglon

Anne-Sophie Monglon, Une fille, au bois dormant, éd. Mercure de France, 31 août 2017, 190 pages.

Bérénice Barbaret Duchamp est documentaliste dans une grande entreprise de communication. Elle est mariée à Matthieu, architecte, et le couple vient d’avoir un petit garçon, Pierre. Lorsque Bérénice rentre de congé de maternité, on est dans les prolongements de la crise économique de 2008, et chacun craint plus ou moins pour son poste. Bérénice se voit amputée de la partie centrale de ses prérogatives – elle était spécialisée dans le montage de dossiers de type Life Style pour faciliter le travail des chargés de com’ et des marketeurs. Peu à peu, elle prend conscience qu’elle n’est pas vraiment là, qu’elle traverse sa vie plus qu’elle ne la ressent et maîtrise. Au cours d’un stage organisé par son entreprise, elle rencontre Guillaume, un ingénieur qui a tout quitté pour devenir auteur-compositeur-interprète.

Anne-Sophie Monglon a été lectrice chez Gallimard, puis elle a monté son propre cabinet de conseil littéraire. Elle connaît parfaitement la manière de conduire un récit. Pour raconter cette histoire hyper-contemporaine, le parcours de quelques mois d’une trentenaire parisienne typique du milieu CSP+, elle adopte la narration au vocatif. On connaît, bien sûr, La Modification de Michel Butor (1957), et le choc que provoque la lecture de ce roman où l’interpellation permanente au « vous » fait osciller le lecteur entre deux complicités : avec le narrateur, et avec le personnage. Anne-Sophie Monglon adopte, elle, le « tu », avec des incises au « je » qui cassent une des identifications possibles du lecteur :

« J’irais plus loin si j’étais toi, je remonterais à la source de ton retrait. Tu es d’accord ? OK, alors on y va. Tu es issue d’une procession de femmes pour qui s’effacer est devenu une activité, surjouant leur faiblesse, je ne sais rien faire, je ne comprends rien, je suis si vite perdue, allant jusqu’à mimer la bêtise pour paraître davantage inférieures. »

Ce « je » apparaît toujours dans les scènes évoquant des souvenirs d’enfance. C’est la voix « tue » de Bérénice, celle qu’elle ne veut pas entendre. C’est aussi le « je » tutélaire, omniscient, du dieu narrateur qui semble faire avancer le récit – le faire avancer en revenant en arrière – comme si l’auteur, soudain, trouvait une passe, une manière d’insérer un motif-clé que le personnage occulte. Ce dispositif met le lecteur dans une position étrange et, finalement, assez confortable. Tout lui est donné. Tout lui est donné au « tu » et au « je », jamais au « elle », qui pourtant aurait été emblématique d’un roman traitant de la situation particulière d’une femme d’aujourd’hui.

Car au-delà de la mise au placard après un retour de maternité, c’est bien la condition de la trentenaire diplômée, mariée, active et jeune mère de famille qui est mise en question dans le roman d’Anne-Sophie Monglon. Les initiales du personnage – BBD – renvoient à la Belle au Bois Dormant. Avec les deux versions du conte : celle où le Prince charmant réveille la Belle d’un baiser, et celle, plus cruelle, et plus intéressante parce que plus noire, où le Prince viole la Belle endormie. Dans cette version-là, la Belle ne se réveille pas, tombe enceinte, accouche, et ne reprend vie que des mois plus tard, en entendant pleurer son bébé. Le roman est basé sur la valeur sûre du conte, qui permet de mettre en parallèle l’éveil du nourrisson et l’éveil à la conscience de sa mère. Chaque partie du roman d’A.-S. Monglon est d’ailleurs placée sous le signe d’une citation d’un « carnet d’éveil », de la forme :

« Carnet d’éveil de Pierre, le 9 octobre 2008
Pierre a trois mois. Il dort beaucoup et sourit aux anges. »

L’observation des mœurs et coutumes des trentenaires parisiens est piquante. Une soirée passée chez un des anciens condisciples de Matthieu, le mari de BBD, permet de mettre en relief l’angoisse des hommes en cette période de crise économique, et l’effacement des épouses. Elles sont vêtues de couleurs neutres, et s’inquiètent de l’ordonnancement parfait de la déco de leur loft. Une incise fugace à propos des sacs à mains des unes et des autres permet de souligner le caractère presque exceptionnel de la DRH de l’entreprise de communication dans laquelle est employée Bérénice :

« Quant au sac de Clara qui se trouve à tes pieds, il est grand, en cuir et de forme souple, de couleur camel mat avec des poches de toutes tailles partout. C’est un cabas de fille cool tendance nature – on peut le constater à la teinte proche de celle de la peau originelle –, un sac généreux de quelqu’un qui a plus d’un tour à l’intérieur, une besace sans fermeture Eclair de fille ouverte. »


Une fille, au bois dormant est l’histoire d’un réveil – et non d’un sursaut. Lorsque Bérénice décide de s’intéresser plus avant au travail de Guillaume, l’auteur-compositeur-interprète qui anime les sessions de formation sur la voix, elle trouve là une façon de faire bouger les choses, si ce n’est les lignes. Elle utilise Guillaume, d’une certaine façon, pour déployer ses ailes. L’amitié et la tendresse sont les composantes utiles de leur relation, mais non essentielles du point de vue de Bérénice. Elle s’en rendra compte plus tard. La Belle au Bois Dormant trouve en Guillaume le levier secourable qui lui permet de soulever son monde, et de le remettre dans l’axe. Alors, seulement, elle pourra regarder son bébé dans les yeux, et lui dire :

« Je suis là maintenant, je suis tout à fait là. »


Ce roman n’est pas un roman de fille pour les filles, pas un produit de type chik lit basique. Il peut être abordé sous cet angle, mais ce serait passer à côté d’une intention autre, semble-t-il : prendre un personnage contemporain très typé sur les plans sociologique, économique et psychologique, et le traiter, narrativement et structurellement, de manière littéraire avérée – le vocatif, l’assise du conte. Tout cela sur le mode du vocabulaire pointu de la Communication : personnal branding, hystérie versus repli sur soi, focalisation sur le Life style… Anne-Sophie Monglon parvient à retourner une situation convenue en recherche sur la forme littéraire. 

NB : article publié sur Encres Vagabondes

jeudi 24 août 2017

Le Déjeuner des barricades de Pauline Dreyfus

Pauline Dreyfus, Le Déjeuner des barricades, éd. Grasset, 23 août 2017, 234 pages.


La folle journée

C’est sur le ton de la comédie que Pauline Dreyfus raconte la journée du 22 mai 1968. Ce jour-là, à l’hôtel Meurice, on doit remettre le prix Nimier à Patrick Modiano pour son roman La Place de l’étoile. L’ordre compassé du palace est quelque peu bousculé : les employés se déclarent en autogestion, et le directeur ne dirige plus rien. A travers les tracas des préparatifs de la remise d’un prix littéraire, Pauline Dreyfus dépeint une France en pleine agitation, un « jour des fous » où les places et les fonctions sont échangées. Mais dans un palace, il faut tout de même que tout tourne rond.

La milliardaire Florence Gould est la mécène du prix Nimier. Elle signe au lauréat un chèque de 5000 francs, ce qui est une somme très rondelette à l’époque. Florence Gould vit au Meurice, elle y occupe une suite avec ses quatre pékinois, elle donne de larges pourboires et tout le monde est aux petits soins pour elle. Que l’hôtel soit déclaré en autogestion ne change pas grand-chose au train-train quotidien. Car les employés ne sont pas en grève. Tout au plus ont-ils, désormais, le droit de s’asseoir lors des assemblées générales, eux qui d’ordinaire travaillent debout.

Au Meurice, outre Florence Gould, résident en ce mois de mai 1968 le milliardaire J. Paul Getty et le couple Dalí. Le Maître se réjouit de la révolution en marche, Gala fait la gueule comme à son habitude, et Babou, l’ocelot de compagnie du peintre, fait des siennes dans les couloirs de l’hôtel. Un petit notaire de province, venu passer à Paris quelques derniers jours luxueux – il est atteint d’une maladie incurable – se voit privé de théâtre et de cabaret : à Paris, tous les lieux de spectacles sont en grève. Il n’y a plus d’essence pour circuler, les avions sont détournés sur Bruxelles, et les grooms se désespèrent à la porte tambour ; le ravitaillement devient un problème en cuisine, où chaque jour le chef revoit sa carte selon les maigres arrivages ; le bar est à peu près désert, et le barman s’ennuie.

L’épisode principal de ce roman de comédie est donc la remise du prix Nimier à Patrick Modiano. Comment réunir une tablée digne des Meuriciades qu’organise périodiquement Florence Gould dans le salon qui lui réservé, alors que quelques jurés sont bloqués en province et que d’autres n’osent sortir de chez eux ? Il faudrait au moins vingt convives, sinon, cela n’aurait plus rien d’un événement mondain. Jouhandeau, Morand, Brenner, Blondin sont là. Jean Denoël compte et recompte sa tablée, avec l’aide du maître d’hôtel syndicaliste il ajoute les Dalí, le stagiaire du désormais ex-directeur qui se trouve être le petit-fils du propriétaire de l’hôtel, et, pour atteindre le quorum, on invite le petit notaire de province, homme distingué et de bonne tenue.

Pauline Dreyfus dresse avec férocité et tendresse le portrait de chacun. L’évocation de Patrick Modiano est d’une justesse bouleversante : on le voit hésiter à passer la porte de l’hôtel, l’air un peu égaré ; on l’entend ne pas finir ses phrases ; on surprend son étonnement lorsqu’il découvre la somme qu’on lui remet, étonnement mêlé de soulagement, voilà qui va améliorer sensiblement son quotidien compliqué ; on l’observe rêver, revenir au temps qui l’obsède, celui de l’occupation. Le général Von Choltitz n’a-t-il pas décidé ici-même, en août 1944, dans cet hôtel où il avait installé ses bureaux, que Paris ne brûlerait pas ?

Le Déjeuner des barricades est un roman au ton léger qui brasse des thèmes forts dont le principal, sans doute, est la réunion autour d’une table de déjeuner de jurés littéraires ayant tous, peu ou prou, une histoire particulière avec l’Occupation et les partis de droite, et qui couronnent un tout jeune auteur pour un roman qui parle des Juifs. Mais qui a lu le roman couronné, parmi les convives ? Personne, ou presque. Seul le petit notaire de province, l’invité de dernière minute, le bouche-trou, s’intéresse à la littérature. Il sait, lui – alors que l’auteur l’ignore encore – que La Place de l’étoile est aussi le titre d’un livre de Desnos. Il se souvient, le petit notaire, qu’il a rencontré un couple durant la guerre, à Paris. Ces gens affolés cherchaient leur fille, Dora Bruder. Peut-être que s’il racontait l’épisode à ce jeune auteur, celui-ci serait intéressé par cet épisode de l’Occupation ?


Avec un talent de caricaturiste bienveillant, et toute l’autorité de l’auteur ferré à glace sur la période, Pauline Dreyfus nous offre ici, sous la forme du divertissement, un épisode de l’histoire littéraire soumis aux aléas de l’Histoire contemporaine. 

NB : article publié sur le site Encres Vagabondes

mercredi 23 août 2017

Kong de Michel Le Bris

Michel Le Bris, Kong, éd. Grasset, 16 août 2017, 944 pages.


On ne reviendra pas ici sur les concepts, ou conceptions, de « littérature voyageuse » ou de « littérature monde », dont Michel Le Bris est le parrain, si ce n’est le père. Ce roman-là, Kong, suffit à démontrer que la littérature sert – aussi – à raconter des histoires. Des histoires réelles ou imaginées, se déroulant sous d’autres cieux que ceux qui nous surplombent et à d’autres époques que celles que nous hantons. Dont les personnages ne s’expriment pas forcément en français dans l’économie générale de l’intrigue, mais dont les voix sont rendues en français sans faux-fuyant ni évitement. En revanche, on peut s’interroger sur l’expression « roman monstre ». Il s’agit, dans l’inconscient collectif du lecteur et du critique, d’un roman dépassant les 800 pages, et embrassant tout un pan de l’Histoire, ou créant tout un monde sui generis. Là encore, la définition est suspecte. Si l’on s’en tient au nombre de pages, Les Misérables de Victor Hugo, qui vient de paraître en un seul volume chez Folio, et qui ne compte pas moins de 1344 pages dans cette édition – en y incluant les notes, préface et dossier, certes, mais tout de même… – n’est pas un roman monstre. Mais L’Infinie Comédie de David Foster Wallace (1488 pages aux éditions de L’Olivier, août 2015), oui, selon la majorité des critiques. Où situer Kong ? Sur le rayon des romans d’aventure, à n’en pas douter. Aventure historique, politique, sociale et économique, mais surtout mentale. Il y est toutefois question d’un monstre, ou plutôt de deux monstres : un gorille, et un dictateur.

dimanche 13 août 2017

Les Furies de Lauren Groff

Lauren Groff, Les Furies (Fates and Furies), traduit de l’anglais (USA) par Carine Chichereau, éd. de L’Olivier, janvier 2017, 432 pages.

Les Furies, c’est le livre dont tout le monde a parlé en début d’année 2017 en France (date de publication de la traduction), parce qu’il a été célébré par Barack Obama comme meilleur livre de l’année 2015 (date de publication aux USA). En lecture décalée, loin du barouf médiatique et présidentiel, Les Furies est un roman largement à la hauteur de sa réputation. Une construction baroque – entendons par là une construction « bosselée », qui suit le cours chronologique mais pas vraiment, qui prend le lecteur par la main et le guide dans un labyrinthe narratif qui anticipe et revient en arrière – et un partage franc, en deux parties – son histoire à lui et son histoire à elle – posent les bases fondamentales, y compris au sens de fondation, du couple. D’un couple. Celui que forment Lotto et Mathilde.

Ce ne sont pas vraiment leur nom, d’ailleurs. Ils s’appellent Lancelot et Aurélie. Il est né en Floride, dans une famille riche. Il fait une connerie à 15 ans et se retrouve exilé en pension, loin de chez lui. Elle est née en Bretagne dans une famille pauvre – oui, oui, en France – fait une connerie à 4 ans et se fait bringuebaler de grand-mère en oncle mafieux, se retrouve aux USA par un de ces ressorts romanesques auxquels on adhère tout en se disant que la ficelle est grosse. Qu’importe. On est dedans. Dans un roman bigrement tortueux et foutrement captivant, en limite d’ensorcellement.

Ils se marient à 22 ans, ils se connaissent depuis quelques jours. Ils vont former un couple étincelant, lui solaire et elle mystérieuse, insondable. Il se croyait comédien, il devient le dramaturge le plus célèbre de sa génération. Elle ne veut pas d’enfant, reste dans l’ombre de son époux. Ils s’aiment au-delà de tout. Et ça marche.

Il semble que j’en aie déjà trop dit. Déflorer plus avant l’histoire de Lotto et Mathilde s’apparenterait à une trahison. Bien entendu, on aura compris que l’histoire de ce couple est bâtie non sur des mensonges, mais sur des non-dits et des secrets. Lotto, qui traverse la vie comme un météore innocent, ne sait rien de ce qui se joue, et qui s’est joué, dans son dos. Mathilde, épouse exemplaire et effacée, apparaît à tous comme une fille cousue de fil blanc, alors qu’elle est bien plus complexe que ce qu’elle donne à voir et à entendre. Elle suit un chemin de rédemption, quand il croit suivre un chemin d’ascension.

Des trajectoires parallèles sont mises en place, que le lecteur ne décèle que peu à peu, et en cela, on peut dire que Les Furies est un roman à suspens. Le rejet des mères, pour telle ou telle raison, par exemple. La volonté de vivre dans des maisons modestes, quand on est à la tête d’une fortune, autre exemple. De quelque côté que l’on se tourne, ce sont les femmes, mystérieuses, à la volonté insondable, qui mènent la danse. On ne le découvrira vraiment que dans les dernières pages du roman.

Le mariage, on le sait, est une institution vouée à transmettre un patrimoine et à assurer une filiation. L’amour entre époux est un bonus, rien de plus. Lauren Groff, sans jamais aborder cet aspect de front, remet l’institution maritale sur des rails traditionnels. L’héritage sera transmis, même si le fils et la mère ne se rencontreront plus jamais, ou presque, après l’exil de Lotto. L’autre héritage mis en question dans ce roman virevoltant est celui de la génétique, ou de l'atavisme : Mathilde ne veut pas avoir d’enfants, et elle a ses raisons, vraies ou fausses, en tous cas aiguës.

Toutes les critiques parues sur ce roman jusqu’à présent insistent sur le deuxième volet : l’histoire de Mathilde-Aurélie. Et se focalisent sur le prénom Aurélie (qui renvoie, en anglais, à du sexe oral). Sans remarquer que le prénom que se choisit cette Aurélie lorsqu’elle débarque aux USA est autrement signifiant : Mathilde, c’est la Force et le Combat (Math und Hild). Rien dans le roman ne laisse transparaître cette étymologie, et pourtant, tout dans l’attitude de Mathilde, y renvoie.

Au-delà des mensonges par omission de l’épouse à l’époux, de la candeur de l’époux face à l’opiniâtreté de l’épouse, au-delà de la maestria de la construction diabolique du roman, on goûtera avec profit et bonheur les arguments des pièces de Lotto. Un constant rappel au fatum des tragédies grecques, de constants échos à Shakespeare, entremêlés à des fêtes entre amis d’université, sex & drug, dévoiement et fidélité, faux-semblants et vérités, voire véracité, font des Furies un roman enivrant, dont le lecteur sort pantelant.