lundi 13 décembre 2021

Le Dernier Homme de Mary Shelley

Mary Shelley, Le Dernier Homme (The Last Man, 1826), traduit de l’anglais par Paul Couturiau, ed. Folio, 1998 (remise en vente novembre 2021), 672 p.



Il m’a fallu du temps pour lire ce roman. Non que la lecture en soit pénible, mais il m’a fallu du temps. Tous les soirs quelques pages, parfois deux, parfois cinquante d’un coup. Ce fut donc une lecture lente, mais qui travaillait en moi dans la journée, inexplicablement. Ou, peut-être explicablement, à cause de l’actualité. La traduction date de 1988, au cœur des années SIDA. Folio remet en vente ce roman en 2021, au cœur de la pandémie de COVID-19. Les romans d’anticipation tombent toujours à pic, un jour ou l’autre. Dans Le Dernier Homme, il est question d’une épidémie de peste. Epidémie ultime, qui ravagera tous les continents, et tuera tous les humains.

Mary Shelley est une de mes héroïnes de la vie réelle. Un peu comme Virginia Woolf. Je me demande si je ne m’intéresse pas plus à leur trajectoire de vie qu’à leur œuvre. Toujours est-il qu’en ce qui concerne Mary Shelley, je n’avais lu qu’un seul de ses romans jusqu’à présent, le fameux Frankenstein, bien entendu. Que je m’en vais relire de ce pas, d’ailleurs.

Bref, intéressons-nous à ce Dernier Homme. Il s’appelle Lionel Verney. Le roman débute en 2073 et se termine en 2100. Roman d’anticipation ? Oui par les dates, non par le décor et le déroulé. On est encore tributaire des chevaux pour voyager, nulle avancée de la médecine pour contrecarrer la peste, nulle mention de moyens de communication avec ou sans fil pour prendre des nouvelles de la situation dans les autres continents… Nous sommes dans un roman fermé sur lui-même, fermé sur le personnage de Lionel Verney, et fermé sans doute sur Mary Shelley elle-même. Elle imagine une Angleterre devenue république mais se rêvant encore monarchie. Le lord investi de tous les pouvoirs après quelques manœuvres politiques s’en va, ivre de gloire et de pouvoir, conquérir Constantinople. Il en ramènera la peste. Tous sont frappés, et tous en meurent. A l’exception d’une poignée d’Anglais, qui se mettent en marche pour trouver des cieux plus cléments, sous la conduite de l’héritier d’un trône qui n’existe plus, et dont il ne veut pas, de toute façon. Cet homme-là se nomme Adrian, il est le meilleur ami de Lionel Verney, et son beau-frère – Lionel a épousé sa sœur Idris. Adrian, contrairement à lord Raymond parti amplifier la gloire de l’Angleterre dans la conquête de Constantinople, instaure au sein du groupe de survivants des règles de bienveillance et de chaleur humaine. Lorsque la peste frappe un des membres du groupe de migrants, tout le monde arrête sa progression, s’occupe du malade et l’enterre dignement. Le voyage est retardé, mais les derniers survivants de l’humanité n’ont pas perdu leur humanité.

Il a été décidé de quitter l’Angleterre pour des cieux plus cléments, où peut-être la peste n’a pas encore frappé. Où fuir ? En Suisse, dans les montagnes. Il faut traverser la Manche, puis parcourir une partie de la France, cette « terre fertile ». Mais la peste a frappé là aussi. Où continuer à fuir ? Vers l’Italie, sous le soleil, pour ensuite atteindre la Grèce… Arrive le moment où de la troupe des migrants ne restent que quatre personnes, personnages : l’héritier de la monarchie qui ne veut pas être roi, Lionel Verney et l’un de ses fils, et une toute jeune femme, fille de celui qui a importé la peste dans son pays. 

Voilà pour la trame. Le fait que le roman se déroule dans les années 2070-2100 n’a aucune importance. Ce que Mary Shelley raconte, à l’évidence, c’est autre chose, quelque chose qui a rapport à sa propre vie et à son propre parcours. Les lieux (Suisse, Italie, Grèce) sont les lieux emblématiques de culture de son époque, et renvoient à ses propres voyages. Lorsqu’elle évoque la mort des enfants, on ne peut pas ne pas songer à la mort des enfants de Mary Shelley. Le narrateur, Lionel Verney, est le dernier homme, et il raconte la fin de l’humanité. Mais derrière ce narrateur transparaît une femme en narratrice cachée de sa propre histoire. Adrian et Raymond empruntent leur personnalité à Shelley et Byron : le premier soucieux de la défense des valeurs sociales et humanistes, le second plus conquérant, plus guerrier dans l’incarnation de ses idées, il mourra d’ailleurs en Grèce, durant la guerre d’indépendance où il était venu apporter son soutien. Adrian et Raymond meurent, dans le roman, laissant Lionel Verney littéralement seul au monde, comme Shelley et Byron sont morts, laissant Mary. Le parallèle ne me semble pas forcé.

Le Dernier Homme, construit en trois parties, est un roman d’un romantisme échevelé, si ce n’est ébouriffé. Les sentiments amoureux sont exacerbés, les paysages sont le reflet exact du ressenti des personnages, le fonds culturel est omniprésent – Lionel, seul dans Rome, enlace les corps de marbre des statues –, l’homme lutte contre l’inéluctable en se souvenant de ce qu’il a appris dans sa prime enfance… Presque tous les motifs sont là. Pourtant, sous la gangue du genre, on entend une voix singulière qui sait entremêler dans le roman sa propre histoire particulière de deuils successifs et ses aspirations politiques et sociales. 

Le Dernier Homme est aussi un roman d’aventures, avec des combats physiques et des luttes idéologiques. Les survivants se divisent, à un certain moment – nous sommes alors en France, à Paris et à Versailles – entre ceux qui suivent Adrian le « bon chef » et ceux qui sont séduits par les prêches d’un homme qualifié dans le roman de « méthodiste », voulant soumettre ses adeptes à une tyrannie favorisée par les circonstances :

« C’est un fait étrange, et cependant incontestable, que le philanthrope, ardent dans son désir de faire le bien […] et dédaignant tout argument qui s’éloignerait de la vérité, ait moins d’influence qu’un homme tyrannique et égoïste, qui ne recule devant aucun moyen, et n’hésite pas à susciter n’importe quelle passion ou à employer tous les mensonges pour parvenir à ses fins. […] L’imposteur avait persuadé ses disciples qu’ils échapperaient à la peste, assureraient le salut de leurs enfants et engendreraient une race nouvelle s’ils se soumettaient à lui. »

Mais le dernier homme du roman, Lionel Verney, est un homme bon, ou plutôt devenu bon après avoir abandonné, dans sa jeunesse, ses désirs de vengeance et de violence. Il a trouvé dans l’amitié d’Adrian une ligne de conduite. Il ne perd pas espoir. Alors que ses derniers malheurs – la perte de son ami Adrian et de la fillette qui les accompagnait – est la conséquence d’un naufrage qui l’a laissé seul au monde, il décide de quitter Rome par bateau pour voguer vers l’est, à la recherche d’un autre survivant, avec pour seul compagnon un chien qui l’a adopté, et les livres d’Homère et de Shakespeare. Le voyage en mer ramassant les deux motifs contradictoires et complémentaires de naufrage et d’espoir… 

Il me semble difficile d’envisager Le Dernier Homme comme un roman d’anticipation. Même s’il résonne – à tout petit tocsin – en temps de pandémie. Nous, nous avons des vaccins contre le virus, et Mary Shelley, en 1826, ne savait pas encore que viendrait Alexandre Yersin, l’homme qui découvrirait le bacille de la peste. Lutter scientifiquement contre le fléau n’est d’ailleurs jamais imaginé dans le texte. Dans Le Dernier Homme, Mary Shelley choisit le motif de l’épidémie pour confronter à bas bruit les personnalités de Byron et de Shelley, et pour exalter la bonté, la bienveillance, et le bon gouvernement. Lionel Verney, seul au monde, songe au suicide, puis y renonce pour aller chercher un autre de ses semblables. C’est de la volonté pure, mue par l’espoir le plus profond. Lionel Verney est peut-être le dernier homme, mais il est d’abord et avant tout l’incarnation de l’humanité. 


samedi 20 novembre 2021

L’Agonie de Gutenberg (2) de François Coupry

François Coupry, L’Agonie de Gutenberg (2), Vilaines pensées 2018/2021, éd. FDC Livres, novembre 2021.


François Coupry, que j’ai qualifié ailleurs d’ « ogre baroque » – et il n’a pas eu l’air de tiquer au compliment – est un observateur. Il a l’œil partout, son regard acéré, assassin, ne rate rien de nos travers contemporains, et s’il se revendique d’une inspiration swiftienne dans ce qu’il appelle joliment le « prélude » du tome 2 de ses Vilaines Pensées, il est à l’évidence un analyste convaincant de la postmodernité. Voilà qui nous ramène au baroque : renversement des valeurs, entre autres. Dans un des contes de ce recueil, les ouvriers vivent dans un quartier pavillonnaire bourgeois et les ultra-riches dans des cités aux boîtes aux lettres éventrées. C’est le Carnaval. Ce que Coupry met en évidence, c’est que le carnaval contemporain ne dure pas qu’un maigre temps, il est permanent. Les chroniques de ce recueil sont aussi  politiques.

L’agonie de Gutenberg (2) a un sous-titre : « Vilaines pensées 2018/2021 ». Et un sous-sous-titre : « Journal extraordinaire, fables & paradoxes ». Nous y voilà. Le journal est extraordinaire parce qu’il ramasse les motifs ordinaires du quotidien et les passe à la moulinette d’une réalité augmentée, celle de la fiction révélatrice. Les fables ont une morale. Les paradoxes sont le substrat de la postmodernité, on en a la preuve tous les jours – on est élu sur un programme de gauche et l’on fait une politique de droite, on prône le tout-électrique mais on refuse l’énergie nucléaire, on partage en deux les chaussées pour laisser de la place aux vélocipèdes en créant des embouteillages monstres qui asphyxient les vélocipédistes et augmentent la pollution ambiante, ad libitum… Sur ces paradoxes-là, Coupry fait œuvre de moraliste, bien loin de la moraline. Mais pas seulement. Parce qu’il est avant tout un écrivain de fiction fictionnante, il nous livre ses vilaines pensées sur le mode du conte et de la fable. Et parce qu’il se revendique diariste, il prend pour figure tutélaire Kafka et son journal. Cependant, malgré toutes ces références bien ancrées dans une culture classique ou en passe de l’être, Coupry s’inscrit aussi, sans qu’il sache ou le veuille, dans la pop culture. Dans l’une des histoires qu’il nous offre dans ce tome 2 de L’Agonie de Gutenberg, intitulée « Je ne suis pas humain », le narrateur est un professeur enseignant au Centre romain des études des récits de l’imaginaire. Lors d’un de ses cours, il prend conscience qu’il a subi une métamorphose, son doigt pointé vers un étudiant dissipé est griffu et couvert d’écailles vertes, il est devenu « un être de fiction incarné », un « Martien d’opérette ». Le conte se retourne comme un gant, et l’on n’est pas loin de l’univers de J.J. Abrams – même si je doute fort que Coupry connaisse ce nom. 

Ce renversement des valeurs et cette lutte contre le moralement correct ont beaucoup à voir avec l’imaginaire de la pop culture. La force de Coupry, c’est d’inclure cette modernité – cette postmodernité – dans une histoire littéraire parfaitement balisée, loin des canons de l’imaginaire collectif contemporain. Ce n’est pas un paradoxe, paradoxalement. Coupry se situe au carrefour des courants de l’imaginaire, voilà pourquoi il faut le mettre entre toutes les mains : chaque lecteur y trouvera son compte de références et de projections.

Ce deuxième tome des Vilaines pensées court jusqu’à 2021, autant dire jusqu’à l’inimaginable : le virus. Qui l’eût cru ? Ce que nous avions dévoré et savouré sur les écrans et dans les romans apocalyptiques ou post-apocalyptiques est devenu réalité. Rien à dire : la fiction a toujours raison, on se tue à vous le marteler. La pandémie permet à Coupry un aller-retour entre les XXIe et XVIIIe siècles, dans les pages d’une savoureuse correspondance :

« 31 mars : Mon ami Piano…

Au clair de la lune, je termine ce mot que je posterai pour le dix-huitième siècle dans la gueule de ton grand chien blanc, magique boîte aux lettres.

Ici, à San Fernando, la situation sanitaire s’aggrave. Mais on miaule dans tous les postes de télévision, et sur tous réseaux hypocritement sociaux, que le monde après la pandémie […] sera meilleur et différent du monde d’avant cette COVID !

On rêve par exemple à la fin de l’obligation de travailler, de gagner coûte que coûte de l’argent, de supporter les familles, même recomposées, on rêve de la fin de la nécessité prétendument humaine de la sociabilité, de la convivialité, du vivre-ensemble, niaiseries que l’on supporterait par essence depuis des siècle, amen. »

Il faut lire ces vilaines pensées. Ce tome 2 met en relief le basculement du monde, dans sa marche lente et sa soudaine accélération. Coupry l’observateur, le cuentista, devient fictionnaire réaliste – oxymore, paradoxe !  Il faut lire François Coupry. Nous sommes, nous, frères humains, tout entiers présents dans ces vilaines pensées. Des pensées pas si vilaines que ça : moralement incorrectes – ça, ça fait du bien – et humainement fraternelles – et ça, c’est bien l’essentiel. 


jeudi 18 novembre 2021

La Chambre de Léonie de Hélène Waysbord

Hélène Waysbord, La Chambre de Léonie, éd. Le Vistemboir, septembre 2021. 

 

Il y a bien des manières de parler de ses lectures, ou des auteurs que l’on aime. Hélène Waysbord en revient toujours à Proust, et singulièrement à la tante Léonie, la malade recluse dans sa chambre qui sait tout de ce qui se passe dans le village. Waysbord en revient à Proust, et intègre sa connaissance de l’œuvre à son propre parcours de petite fille juive réfugiée dans un coin de Normandie durant la guerre, de conseillère de Mitterrand qui lui avait confié des responsabilités importantes sur le dossier des grands travaux, et d’électrice consciencieuse confinée soudainement dans sa maison de campagne normande pour cause de virus. Les lectures personnelles, et presque intimes, sont parfois plus intéressantes que les traités universitaires. C’est dans ce genre d’ouvrages que l’on comprend l’importance de la littérature. Que l’on comprend ce que la littérature nous fait, et combien elle nous aide. 

Le confinement a été une sorte de sidération, pour nous tous. Pour Hélène Waysbord, il a été, entre autres, l’occasion d’écouter la voix de Céleste Albaret, à la radio. Cette replongée proustienne appelle le texte. Mais tous les livres importants sont à Paris, inaccessibles, dans la maison normande il n’y a que des ouvrages dénichés en brocante, dans lesquels il faut retrouver le passage que l’on cherche dans une pagination autre que celle de la Pléiade. Jean-Yves Tadié, qui a dirigé la nouvelle édition de La Recherche dans cette collection, signe d’ailleurs la préface du texte d’Hélène Waysbord. Il écrit : «  Si la littérature s’adresse d’abord à la sensation […] elle révèle aussi les secrets de nos vies, les met en lumière et permet de les accepter. » Ainsi Hélène Waysbord explique-t-elle que le prénom de Proust, Marcel, donnait un éclairage particulier à un paysan normand de son enfance qu’elle n’a jamais oublié. 

Cette lecture intime, nourrie de tout le savoir d’une vie – Waysbord, étudiante, a travaillé la métaphore chez Proust quand ce n’était pas encore dans l’air du temps universitaire – est une lecture sensible, bien entendu, mais aussi une lecture essentielle du point de vue non de l’autobiographie, mais du sentiment de sa propre vie : « Il faut un long temps pour décrypter le livre inscrit en soi en caractères illisibles tant que des phrases écrites par d’autres n’ont pas prêté main forte. » Quel bel hommage à la littérature ! Hommage sensé, ressenti et expérimenté. « Il n’est pas question de mémoire. Il s’agit d’une navigation sans boussole dans l’épaisseur du temps où le passé coexiste avec le présent. » La voix de Céleste Albaret à la radio, la publication d’un inédit de Proust, le confinement forcé en Normandie ont permis cette jonction des temps personnels d’Hélène Waysbord : la disparition des parents, la fillette cachée en Normandie, l’étudiante et l’enseignante, la conseillère du Prince et la dépression subséquente… tous les temps regroupés en un mouvement sphérique, cohérent. Comme Proust écrivant le début et la fin de La Recherche dans le même élan. 

Ce livre, tout personnel, parlera à tout lecteur. Parce qu’il n’est pas un témoignage, mais une réflexion formidable, et une mise en perspective des vertus de la littérature. 

*

Hélène Waysbord est née à Paris dans une famille de juifs étrangers, déportés à Auschwitz. Cachée en Normandie et devenue pupille de la nation, elle fit des études classiques et enseigna en classes préparatoires au Lycée Malherbe à Caen. Elle fut à partir de 1982 conseillère de François Mitterrand pour les Grands projets.

Au début des années 2000,  Présidente de la Maison des enfants d’Izieu et haut fonctionnaire au ministère de l’Education nationale, elle conduisit des missions successives sur le thème de la mémoire pour lutter contre l’antisémitisme et le racisme.


mardi 16 novembre 2021

Regards croisés (41) – Après de Stephen King

Regards croisés

Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville

Stephen King, Après, traduit de l’anglais (USA) par Marina Boraso, éd. Albin Michel, 3 novembre 2021. 

 

Ça partait bien, un peu tranquille : un gamin « voit les morts », comme dans le film Sixième sens. C’était traité pépère, avec toutes les péripéties et tous les empêchements requis pour un roman allant un train d’enfer et d’émotion à la fois : la mère célibataire travaillant dans le milieu de l’édition, son amante flic un peu border line, l’oncle en maison de repos pour cause d’Alzheimer, l’ancien voisin professeur émérite de littérature, veuf depuis peu, l’épouse tout juste défunte du gentil voisin qui explique à Jamie, le gamin héros de l’histoire, où elle a rangé ses boucles d’oreille introuvables… Une  belle ambiance, il n’y avait rien à redire. On est à New-York, un fou furieux pose des bombes un peu partout, est abattu mais a laissé un dispositif actif quelque part dans la ville, la fliquette amante de la mère demande au gamin d’aller interroger le fou furieux, et celui-ci lui dit où est la dernière bombe, et tout le monde s’en sort sain et sauf.

Ça partait bien, oui. Un King un peu tranquille, avec des allusions appuyées à la pop culture et ce savoir-faire du king Stephen quand il s’agit de mettre en scène des ados. Et puis… et puis ça capote, à un peu plus de la moitié du bouquin. Parce qu’il y a surcharge de motifs mal exploités, ou non exploités. On se demande où on va. Ça part dans tous les sens. Et ça n’arrive nulle part.

Le motif le moins exploité est sans doute la possession d’un mort par un démon. On connaissait des vivants possédés, dans les romans et dans les films. Etre mort et devenir possédé, voilà qui ouvrait des perspectives. On reste sur sa faim.

Le motif le plus mal exploité du roman est sans doute celui de la quête du père. Jamie, le petit héros d’Après ne sait pas qui est son père, sa mère ne lui en a jamais parlé, et son oncle, dans sa maison de repos, n’a plus assez de lucidité pour pouvoir lui dire la vérité. Etrangement, cette question de « qui est mon père ? » est peu présente tout au long du roman, et la réponse à la question tombe comme un cheveu sur la soupe. La réponse est pourtant un coup de tonnerre, qui n’ébranle en rien la structure narrative, qui n’explique même pas le « don » du gamin, celui de pouvoir discuter avec les morts avant qu’ils disparaissent pour de bon. Ou alors, ce don-là n’est-il indispensable que pour apprendre l’indicible, mais si c’est le cas, Stephen King n’a pas, dans ce roman, usé de son incroyable talent de conteur. Et, pour couronner le tout, la fliquette amante de la mère de Jamie suit une trajectoire de descente aux enfers à peine crédible, outrée.

Ça partait bien, et ça finit en n’importe quoi.

On connaît la courbe de température des publications de Stephen King : des hauts et des bas, des pics et des abîmes. Chaque fois que j’entame un nouvel opus de King, je m’attends à retrouver les grandes sensations de Simetierre, de 22/11/63, ou du Fléau, pour ne citer que trois titres, auxquels j’ajouterai un quatrième, Rose Madder, qui est, je crois, mon roman préféré de cet auteur. Et un cinquième, allons-y, pour faire bonne mesure : La petite fille qui aimait Tom Gordon. Cette fois-ci, avec Après, je n’ai pas bronché, pas adhéré au truc, pensé que c’était, quand même, traiter l‘intrigue à la va-comme-je-te-pousse. King déroule son truc mais, bon, on sait qu’il sait faire mieux, et là, on lui en veut un peu. Ou beaucoup.

Ai-je trouvé quelque chose à sauver dans ce tout petit roman ? Peut-être l’idée que les gens, une fois morts, et pour peu qu’on les interroge avant qu’ils partent pour un « après » qui n’est pas exploité, disent toujours, toujours, la vérité. La mort, dans Après, est le royaume de la vérité. Et c’est comme ça que le petit garçon devenu ado apprend qui est – était – son père. 

Je ne vois qu’une explication à la publication de ce roman, c’est qu’il amorce le déploiement du personnage du petit héros. Une sorte de trajectoire littéraire inverse de celle de Danny Torrance : le petit Danny de Shining est bien plus intéressant que le Danny devenu grand de Doctor Sleep. Espérons que si nous retrouvons le petit Jamie Conklin dans une suite, un de ces jours, il évolue dans un univers littéraire plus intéressant que celui d’Après, où nous l’avons découvert. Sinon, nous l’oublierons bien vite. 

*

Lire l’article de Virginie Neufville



vendredi 5 novembre 2021

L’année du jardinier de Karel Čapek

Karel Čapek, L’Année du Jardinier (Zahradníkův Rok, 1929), traduit du tchèque par Joseph Gagnaire, illustrations de Josef Čapek, éd. de l’aube, 10 novembre 2021, 280 p.

 
Ce n’est pas le jardin qui fait le jardinier. Si l’on possède un petit carré de verdure devant ou derrière sa maison, on peut déléguer la tâche d’entretien à un professionnel. Mais cultiver son jardin, quand même… on n’a jamais rien inventé de plus réjouissant, de plus satisfaisant. Le jardin, c’est le signe même de la civilisation. Et si l’on a la chance que la maison soit plantée au milieu du lopin et que l’on puisse faire le tour complet de son jardin, ça, c’est merveilleux. Le jardin se « travaille », et c’est parfois un dur labeur, mais ce n’est pas pénible. C’est, au contraire, épanouissant. La nature est un cycle, on le sait. Participer à perpétuer ce cycle, qui se fout de la mort ou presque, qui sans cesse prépare sa renaissance, humer le parfum des fleurs et l’odeur de la terre, quoi de mieux pour se sentir vivant ?

Karel Čapek, en 1929, publie une sorte d’almanach où l’on trouve moins de conseils que de raisons de méditer et de s’émerveiller. Sous sa plume, l’année se déploie de façon poétique autant que pratique. De janvier à décembre, aucun temps de repos comme nous le croyions. Janvier : attendre le dégel, mais regarder pointer les perce-neige. Février-Mars : préparer les semis, retourner la terre. Avril : « le mois béni du jardinier » : c’est le temps de la pousse, avant Mai et Juin qui sont le temps de l’éclosion. Juillet : on greffe les rosiers et l’on arrose. Août : le début du changement. Et puis voici l’automne, qui d’après Čapek est une sorte de printemps, bien plus intéressant que le premier. Et puis survient décembre, on a bouclé le cycle, il est temps de laisser la terre dormir sous son édredon de neige. Et revoilà janvier, avec ses perce-neige…
 
Tous les chapitres sont savoureux, car écrits avec une ironie tendre. Čapek regarde les jardins autant que les jardiniers. En août, temps de villégiature, le jardinier s’en va loin de la ville et confie son jardin aux bons soins d’un ami fidèle et sûr, en lui expliquant qu’il n’y a rien à faire ou presque, juste venir tous les deux ou trois jours voir si tout va bien. Mais, sitôt loin de chez lui et de son jardin chéri, le jardinier écrit à l’ami qu’il vaut mieux venir arroser chaque jour, et puis non, tiens, puisqu’il y a risque de sécheresse, deux fois par jour ce serait mieux, le matin vers 05:00 et en fin d’après-midi, et il faudrait aussi sarcler les allées, et surveiller les rhododendrons. L’ami fidèle et sûr se plie aux recommandations du jardinier, qui décidément ne profite pas de ses vacances mais se fait un sang d’encre pour son jardin. 
« L’ami complaisant, conscient de sa responsabilité, arrose, fauche, pioche, sarcle […], il s’aperçoit avec effroi qu’ici une plante est en train de jaunir et que, là, quelques tiges se sont rompues […]. Et il maudit le moment où il a assumé ce fardeau et prie Dieu que l’automne arrive vite. »
Le jardin a été entretenu au mieux par l’ami dévoué, mais le jardinier est tout de même en colère. Et de penser, à son retour : « Comment ai-je pu […] confier mon jardin à cet imbécile ? De ma vie, je ne commettrai plus la sottise de partir en villégiature. »
 
Il y a, dans cette écriture joyeuse et lunaire, quelque chose de Vialatte, et aussi quelque chose de l’univers de Jacques Tati, renforcé par les illustrations du frère de l’auteur, Josef :




Voilà un livre absolument délicieux, à déguster, et à offrir autour de soi, tant aux jardiniers qu’aux urbains. Il y est question du temps, des deux temps, celui qui passe et celui qu’il fait. Etre jardinier, c’est se confronter, avec passion et obstination, aux deux acceptions du terme. Karel Čapek choisit la prose poétique et ironique pour poser sur l’homme un regard d’une grande tendresse. 

dimanche 17 octobre 2021

Conséquences d’une disparition de Christopher Priest

Christopher Priest, Conséquences d’une disparition (An American Story), traduit de l’anglais par Jacques Collin, première édition Denoël, coll. Lunes d’encre, 2018 ; éd. Folio, coll. Folio SF, octobre 2021, 432 p.


Christopher Priest a déclaré, à la parution de ce roman en 2018, que désormais il n’écrirait plus de science-fiction. Conséquences d’une disparition n’est pas un roman de science-fiction. C’est une histoire d’amour. Une histoire de deuil. Mais, comme on est chez Christopher Priest, il faut faire tours et détours pour arriver à cette conclusion, qui n’est que la mienne, que celle de ma lecture. Je le dis d’emblée : la lecture de ce livre m’a agacée, vraiment agacée. 

Pourquoi suis-je agacée à ce point ? Parce que l’histoire est basée sur le 11-septembre, l’effondrement des tours jumelles et le crash au Pentagone. Priest s’ingénie à tournicoter autour des théories du complot, sans y entrer vraiment, mais sans les renier non plus. Dans les remerciements, en fin d’ouvrage, il énumère bon nombre de sites web qui ont été classés comme complotistes, tout en disant que ce sont des sources qui lui ont servi à bâtir son ouvrage, qu’il n’y adhère pas forcément, mais que son personnage oui, un peu, ou tout à fait. C’est beaucoup tourner autour du pot. Ça, ça m’a agacée. Si l’auteur n’est pas partisan de ces thèses, pourquoi inciter le lecteur à se documenter plus avant ? 

Le personnage central, donc. Il s’appelle Ben, et collabore en tant que journaliste scientifique indépendant à différentes publications. Nous le suivons en zigzags chronologiques dans son parcours d’homme et de professionnel, de quelques mois avant le 11-septembre à nos jours et un peu plus avant. Il est anglais de naissance, vit sur une île écossaise, et se rend souvent aux Etats-Unis pour ses enquêtes et ses interviews. C’est là-bas qu’il a rencontré Lil, avant l’effondrement des tours. Ils s’aiment. Elle est mariée, elle compte s’installer à Londres pour être plus près de son amant. Mais voilà, pour aller signer des papiers et finaliser la procédure de divorce, elle embarque à bord de l’avion qui va s’écraser sur le Pentagone. On ne retrouvera jamais son corps. Ben est dévasté.

Des années plus tard, Ben s’est installé sur une île écossaise – l’Ecosse est devenue indépendante et fait partie de l’Union européenne – avec sa compagne Jeanne et leurs deux enfants. Ben pense toujours à Lil, et il a toujours sur son porte-clés une breloque de jais qu’il avait fait graver, et dont il avait offert le pendant à Lil, lors d’un voyage en Ecosse, justement. Ben a toujours eu des doutes sur le crash du Pentagone. Certains scientifiques et ingénieurs ont affirmé que le choc d’un avion sur une structure telle que celle du Pentagone n’aurait pas produit les dégâts constatés. Les mêmes doutes ont été émis, par certains, sur l’impact des deux avions sur le World Trade Center, d’ailleurs. Et voilà qu’un flash info annonce qu’on a retrouvé l’épave d’un avion dans la mer, puis une journaliste est violemment interrompue par l’armée américaine qui l’empêche de filmer les débris remontés des eaux, débris qui ressemblent à des bouts d’avions, où l’on peut distinguer, peut-être, le logo d’une compagnie aérienne, celle qu’a empruntée Lil lors de son dernier voyage. Ah… si l’on empêche les journalistes de filmer et de diffuser, c’est qu’on veut cacher quelque chose…

A partir de ce reportage, Ben commence à associer deux circonstances : la disparition de Lil, et ses rencontres avec un mathématicien reclus, Américain d’origine russe. Il ne sait pas vraiment pourquoi il associe les deux événements, mais pour lui c’est une évidence. Ce mathématicien travaille sur une conjecture, mais ensuite il dévie de ses recherches pour se focaliser sur autre chose, cet « autre chose » ayant trait, bien entendu, au 11-septembre. Et c’est là que le titre français du roman prend tout son sens : ce mathématicien énonce un théorème dit « de Thomas », qui peut se résumer ainsi : si une situation est décrétée réelle, alors ses conséquences sont réelles. Ce qui, appliqué au 11-septembre, explique les guerres menées par les USA au Moyen-Orient après l’effondrement des tours jumelles et l’attaque contre le Pentagone. Mais, et c’est là que ça devient plus intéressant, parce que joué en sourdine au milieu du grand fracas du complotisme du roman, ce théorème peut s’appliquer à l’histoire de Ben… 

Ben n’a jamais vraiment été persuadé de la mort de Lil. Il la sait disparue, envolée, mais il n’est pas sûr qu’elle soit morte dans le crash du Pentagone, d’une part parce qu’il pense qu’il n’y a pas eu de crash au Pentagone et d’autre part parce que Lil n’apparaît pas sur la liste des passagers, pour des raisons plausibles dans le texte. La disparition de Lil, pour Ben, n’est donc pas tout à fait réelle. Ce qui n’a pas empêché cette disparition supposée d’avoir, tout de même, des conséquences réelles : Ben a rencontré ensuite Jeanne,  qu’il aime, et à qui il a fait des enfants. Mais en ce qui concerne Ben, le théorème ne sera véritablement applicable que lorsque la mort de Lil sera confirmée. Elle le sera, avec pour preuve la petite breloque de jais. Mais la preuve ne sera pas donnée officiellement, elle sera volée – par Ben, qui l’ajoutera à son porte-clés – au nez et à la barbe de l’armée américaine qui aura tout fait pour que rien ne transpire, et qui aura transformé un crash d’avion en naufrage de navire de la seconde guerre mondiale. Vérité officielle.

Tout ça pour ça. Oui, mais pas que. Il y a mille et une manières de raconter une histoire d’amour, et de mettre en scène le deuil impossible. Christopher Priest choisit les tours (jumelles) et les détours, et camoufle avec talent, reconnaissons-le, le thème premier de son roman. Tout un arsenal fictionnel, politico-historique et journalistique est mis en branle pour créer de faux suspens, de fausses pistes. Ce premier plan de camouflage est assez brillant. Ainsi, sur plusieurs strates chronologiques, on voit une partie du paysage écossais changer complètement de fonction : un ancien hôtel de cure envisagé comme décor de convention pour fans de Dracula devient une base militaire US extra-territorialisée et plus sûrement inviolable que Guantanamo, où personne n’est prisonnier ni torturé mais où se joue quelque chose qui ressemble bougrement à la fabrication de fake news officielles, pour redevenir une lande sauvage et venteuse après la démolition des bâtiments. La métamorphose de ce petit bout d’île écossaise est à elle seule la métaphore du propos avoué du roman : le mal, l’explication et le détournement d’explication du mal, le retour à la normale.

Si le titre français « conséquences d’une disparition » s’adapte à rebours à la situation de Ben – les conséquences de la mort de Lil sont, dans sa vie, anticipées puis confirmées par la preuve de la breloque de jais –, le titre original « an american story » cache la tache aveugle du labyrinthe du texte. Il s’agit, oui, d’une histoire américaine, que Priest nous présente comme biaisée par le recours aux théories du complot. Mais, en réalité, il s’agit d’une « american love story », une histoire d’amour américaine balayée par le 11-septembre. 

Bref, je reste très agacée par ce roman. Mais sa lecture m’a obligée à fouiller sous la surface du texte pour tenter d’y dénicher une cohérence. Et ça, pour une lectrice, c’est toujours positif.

*

NB : on appréciera l’illustration sur la couverture, qui résume à elle seule la notion de « retournement » : on y distingue malaisément un bâtiment naval transpercé par un sillage blanc, mais si on retourne le livre, on s’aperçoit qu’il s’agit en fait des deux tours en feu et d’une partie de la skyline newyorkaise. Ce qui renvoie au mensonge des autorités américaines dans le roman : les débris retrouvés dans la mer sont ceux d’un navire, et non d’un avion.

NB 2 : on s’interrogera sur l’utilisation systématique, dans la traduction française, du mot « isolation » pour « isolement ».

NB 3 : on remerciera Priest pour avoir expliqué de façon claire la différence mathématique entre une conjecture et un théorème : la conjecture, c’est la question ;  le théorème, c’est la réponse. 



dimanche 10 octobre 2021

La Nuit des choses de Marie-Hélène Gauthier

Marie-Hélène Gauthier, La Nuit des choses, éd. des instants, octobre 2021, 214 p.



Une femme tente de comprendre l’incompréhension. Non pas l’incompréhensible, mais bien l’incompréhension. La sienne. Pourquoi l’homme qu’elle a aimé s’est-il éloigné et a-t-il fait silence, peu à peu, sans explication ? Les histoires d’amour, on le sait, finissent mal, en général. C’est une autre façon de dire qu’elles finissent, tout court. Mais le personnage féminin de La Nuit des choses ne peut dater la fin de cet amour, qui s’est délité sans qu’elle en prenne conscience. Les six chapitres de ce roman, qui sont en fait six instants de remontée de souvenirs, d’analyse a posteriori et de confrontation avec le présent, dessinent un parcours humain et réflexif plus qu’amoureux.

Il est écrivain, elle est chercheuse en philosophie et en littérature. Ils ont chacun une vie derrière soi. Dans le livre ils n’ont pas de nom, ils sont elle et lui. Tout commence par de la correspondance, que l’on devine électronique, puis par des coups de téléphone. La rencontre, la vraie, charnelle, viendra plus tard, comme inéluctable. Ils se donnent rendez-vous au bord de la mer, dans un hôtel de station balnéaire. Elle, elle doit passer une frontière pour le rejoindre. Lui, il reste sur ses terres nationales. C’est lui qui décide des dates, des restaurants dans lesquels ils iront, du parcours des promenades qu’ils feront, avant ou après l’amour. C’est un homme en mouvement dont les pans de l’imperméable volent au vent derrière lui, un marcheur invétéré, un type qui gesticule au téléphone, dont les mains ne tiennent pas en place. Elle, elle aimerait que ces mains s’arrêtent de remuer, qu’ils les posent sur la nappe du restaurant pour qu’elle puisse les saisir, mais il n’aime pas ça, les gestes démonstratifs, alors elle se retient. Et quand elle ose un geste en public, glisser son bras sous le sien pour la promenade, elle le sent qui se crispe. Jamais il ne s’abandonne. 

Lui, c’est un homme pressé, ou qui veut en donner l’impression. Elle, elle est une femme d’attente, une rêveuse attachée aux objets, aux gestes symboliques. Elle est amoureuse, indéniablement. Lui, on ne sait pas, peut-être est-il, comme tous les artistes, et singulièrement les écrivains, rassuré qu’on l’aime. Il a besoin qu’on l’aime. Et puis un jour, non repérable, tout commence à se désagréger, il repousse à des lendemains de plus en plus lointains leurs rendez-vous au bord de la mer, il est plus distant au téléphone, il ne s’anime vraiment que lorsqu’il a fini un texte et propose à son amante de le lire et surtout, surtout, de lui dire ce qu’elle en pense. C’est son travail à lui qui importe, pas sa souffrance à elle, qu’il ne veut pas entendre, au sens de comprendre.

Détaillée ainsi, l’histoire ne semble pas originale. La force de La Nuit des choses tient à sa mise en forme : chaque chapitre débute par une situation d’ « après » et remonte le cours de cette histoire d’amour, pour ensuite revenir au présent du sentiment de perte. Le personnage féminin y apparaît alors en mouvement ou en attente de mouvement, dans sa voiture, dans une gare, dans une foule. Elle est toujours placée en situation mouvante, alors que tout, dans ce que le texte dit d’elle, tend vers l’immobilité. Sa maison, son jardin, ses livres, son fauteuil vert, les étagères où elle aligne ses trouvailles dénichées en brocante ou dans la rue, il faut que les objets soient petits, et signifiants justement par leur petitesse. Elle s’y retrouve, dans ces objets-là.

« […] tous ces objets qu’elle ne pouvait s’empêcher de rapporter, des présences entrevues, dans les vitrines, les brocantes, qui se saisissaient d’elle et lui faisaient parfois rebrousser chemin. […] Des objets dont elle aurait pu se passer, si elle ne les avait jamais vus, mais qui, aperçus,  composaient une part de monde auquel ils ne pouvaient plus manquer. »

Et ce merveilleux paragraphe se termine ainsi : « Parce que, finalement, elle était de ceux qui ne se suffisaient pas. »

Elle est de celles qui s’enveloppent de châles. Chaque matin elle va ouvrir ses volets en bois quand ses voisins ont depuis longtemps troqué les leurs contre des volets roulants. Elle est la femme de la permanence. 

C’est par petites touches, sensibles, ô combien sensibles, que l’incompréhension prend corps. Une incompréhension qui jamais ne se traduit pas des « pourquoi ? » L’évocation des moments partagés incarne ces pourquoi, qui restent tus. Lorsque cette femme prend conscience de la trahison, de la tromperie, elle ne se révolte pas, elle n’est pas furieuse. Elle s’effondre et se recroqueville. Brisée ? Peut-être. Mais la force, la puissance de l’évocation et de la mise en littérature sont une réparation magnifique. Un peu comme ces bols japonais dont on répare la fêlure avec de l’or, et qui n’en deviennent que plus précieux. C’est l’art du kintsugi. Sur les blessures de cette femme, Marie-Hélène Gauthier verse de l’or. 

Le texte n’est traversé qu’une seule fois par une incise de dialogue. Le texte coule à rebours, du présent aux souvenirs, sans cahots, avec une fluidité imparable, pour ensuite revenir à un présent, presque immobile. Il y a, en écho, quelque chose d’Iris Murdoch : cette faculté à peindre – et non dépeindre – les instants perdus ou en passe d’être perdus ; cet art de mettre à plat, sans sursaut mais au plus près du sensible, les éléments d’une situation qu’il s’agit de comprendre, car sans compréhension – et non pas sans explication – le monde n’existe plus :

« Cela faisait des mois, maintenant, que son premier moment de conscience rencontrait la question, que ses journées s’étiraient le long du combat comme la réponse refusée, s’inclinaient devant l’évidence que sa seule force de conviction ne pouvait dériver, et s’achevaient sur un soir d’étouffement, qu’elle repoussait toujours le plus tard possible. […] Pour elle, c’était toujours la nuit des choses. » 

Il n’y a pas un cri dans ce texte, pas une once de fureur de la part du personnage féminin. La fureur, on l’entend au loin, dans une conversation téléphonique entre l’homme et son ex ou pas si ex que ça, lui gesticulant et elle élevant la voix. Il n’y a pas, non plus, une once de jugement envers l’homme qui trahit et s’éloigne. On n’est pas dans un lamento, loin de là. On est dans un largo doux, d’une élégance sans faille. On devine les chagrins, la douleur, mais ce que Marie-Hélène Gauthier nous offre, c’est autre chose, de bien plus profond : un texte qui met en forme le silence et l’éloignement d’un homme que l’on a aimé.  Ce silence-là, creuset de l’incompréhension, permet le déploiement d’une langue littéraire éblouissante, parfaitement harmonieuse.    

 


jeudi 30 septembre 2021

L’Herbier des villes de Hervé Le Tellier

Hervé Le Tellier, L’Herbier des villes, éd. Textuel, 29 septembre 2021, 96 p.


Hervé Le Tellier est président de l’Oulipo depuis 2019. Le succès rencontré tant auprès des critiques que des lecteurs par son roman L’Anomalie a sans doute éclipsé son titre d’Oulipien en chef. Les éditions Textuel publient en cette fin septembre une mise à jour de son Herbier des villes, mise à jour incluant un détritus majeur de nos trottoirs pandémiques : un masque FFP2.
Qu’est-ce que L’Herbier des villes ? Une collection particulière d’objets ramassés sur les trottoirs parisiens du XVIIIe arrondissement, classés et nomenclaturés comme dans un véritable herbier, celui de Lamarck par exemple : pour chaque détritus, une étiquette érudite et fantaisiste à la fois, alliant le latin et le contemporain dans une confrontation stupéfiante. L’étiquette a son importance, mais aussi le texte qui accompagne la photographie de l’objet ramassé dans le caniveau. Il s’agit, chaque fois, d’un haïku, cette forme particulière de poésie japonaise. 

Que trouve-t-on, dans cet « urbier » ? Des morceaux de laine de tresses africaines, des jeux à gratter non gagnants, des emballages de barres chocolatées… tout un fond de poubelle représentatif de la vie urbaine. La cueillette est de hasard, mais l’étiquette d’érudition et le poème japonisant modifient le regard du spectateur sur le déchet ou l’objet perdu.



Cet exercice oulipien, auquel le lecteur est d’ailleurs incité en toute fin d’ouvrage, est, comme presque tous les oulipismes, déclinable et adaptable. Il se trouve que j’ai la charge des cours de Cultures de la Communication et d’infographie dans un cursus de BTS. Cet exercice de l’urbier, je l’ai proposé à mes étudiants, en décalant légèrement l’idée première : non pas ramasser au hasard un détritus ou un objet perdu, mais imaginer que l’on trouve à l’arrêt du tram un objet inattendu. La consigne était ensuite de traiter l’objet insolite selon le modèle des planches d’herbier de Le Tellier. Je publie ci-dessous deux travaux issus de ce TP ludique, poétique et culturel :






L’Oulipo, comme la première partie de l’acronyme l’indique, est un ouvroir, un endroit où l’on œuvre en souriant et en rêvant, comme rêvaient les brodeuses et les couturières, en « monjas gitanas ». La contrainte – ici la trouvaille sur le trottoir, l’étiquette érudite et le haïku – produit « quelque chose » d’inattendu et de merveilleux, tout en rendant compte d’une réalité. Le Tellier n’oublie pas de saluer Georges Perec dans son avant-propos , Perec qui avait lui aussi pensé à un herbier des villes, plus végétal : « l’axiome “Georges y avait pensé” se vérifiait une fois de plus. » 

L’Herbier des villes est un petit livre formidable, à découvrir ou à redécouvrir

*
Merci à Chloé Canelas et Léa Fernandes pour m'avoir autorisée à publier leurs travaux. 

lundi 27 septembre 2021

La Maison d’Adela de Mariana Enriquez

Mariana Enriquez, « La maison d’Adela » (La casa de Adela), nouvelle tirée de Ce que nous avons perdu dans le feu (Las cosas que perdimos en el fuego, 2016), traduit de l’espagnol (Argentine) par Anne Plantagenet, éd. du sous-sol, 2017 ; éd. Points août 2021. 


*** SPOILER ***


Il y a, dans le recueil de douze nouvelles Ce que nous avons perdu dans le feu de Mariana Enriquez, un texte d’un peu moins de vingt pages intitulé « La maison d’Adela », qui provoque frisson et vertige. Par son sujet, bien entendu, mais aussi par l’ampleur supplémentaire qu’il donne, soudain, au roman de Mariana Enriquez Notre part de nuit, et par ce qu’il lui retire. Evidence imparable que tout le roman est dans la nouvelle, et cette autre évidence, tout aussi imparable, que ce petit atome de texte, d’où naîtra le big bang, est au-delà du roman. La nouvelle initiale n’est pas l’embryon d’un texte plus long et d’un thème plus développé, elle est un texte d’une nécessité absolue, tournant rond, parfait. 

Dans « La maison d’Adela », la petite Adela est une « princesse des bidonvilles », fillette gâtée par son père qui lui rapporte des jouets incroyables des Etats-Unis, vivant dans maison qui, aux yeux des gamins du quartier, passe pour un palais merveilleux où se donnent des fêtes fabuleuses, où l’on peut regarder des films en couleur diffusés par un projecteur, comme au cinéma, quand les riverains se contentent de téléviseurs en noir et blanc. La maison des parents d’Adela est somptueuse. Est-ce la maison d’Adela ? Pour ceux qui ont lu le roman, la réponse est négative, bien entendu. La maison d’Adela, la sienne propre, est un mystère sombre ouvrant sur l’obscurité. 

L’Adela de « La maison d’Adela » est blonde, a des taches de rousseur et les dents jaunes. Elle a, comme l’Adela de Notre part de nuit, un seul bras, et un moignon qu’elle ne cache pas, qu’elle exhibe plutôt. Elle raconte qu’un chien nommée Enfer l’a attaquée enfant, quand ses parents prétendent qu’elle est née ainsi, avec un seul bras. La narratrice de la nouvelle a le même âge qu’Adela, mais dans le texte son personnage est traité comme une enfant. Le frère de la narratrice, un peu plus âgé, est fasciné par Adela. Ensemble, ils découvrent les films d’horreur et s’en repaissent, les racontant ensuite à la narratrice qui, elle, n’a pas le droit de les regarder, parce qu’elle est « trop petite ». L’allusion aux films d’horreur n’est qu’une introduction à l’horreur elle-même, l’horreur du texte, plus métaphorique et plus allusive. L’horreur du texte a pour origine la peur de la mère de la narratrice. En passant devant une maison abandonnée du quartier, la mère presse le pas et explique en riant à ses enfants que « cette maison [lui] fiche la trouille » mais que c’est « sans importance ». Voilà la maison d’Adela, la maison qui fiche la trouille aux mères. La maison que l’on veut explorer parce qu’on veut élucider le mystère de cette trouille. Maison abandonnée, fenêtres murées comme il se doit, en déshérence pour motif de succession compliquée, habitée auparavant par un couple de petits vieux morts l’un après l’autre. Envie irrésistible d’Adela d’entrer dans la maison, etc. Comme dans Notre part de nuit, avec un peu plus de mystère, cependant, par la brièveté du texte et l’absence de Gaspar dans la nouvelle dont la présence dans le roman expliquait à elle seule que la porte de la maison abandonnée s’ouvrît toute seule. 

« Adela cria dans le noir », lit-on dans la traduction française de la nouvelle, quand le texte original dit « Adela gritó en la oscuridad ». Nous n’en sommes pas encore à la disparition de la fillette, mais le texte original mentionne l’obscurité en signe avant-coureur, quand le texte français ne fait apparaître le mot que plus tard, et de façon plus symbolique : « - Adela ! cria Pablo. On ne l’entendait pas dans l’obscurité. Où pouvait-elle être, dans cette pièce interminable ? » Adela est en passe d’ouvrir la porte qui l’engloutira, on le sait déjà. Elle fait un petit signe de la main et disparaît. 

Pour qui a lu le roman, ces éléments-là sont comme une évidence. On peut aller jusqu’à penser que cette nouvelle est le point de départ de l’arche narrative de Notre part de nuit. On peut en déduire que le personnage le plus important du roman est Adela, et cela est facilement démontrable. Mais la nouvelle a sa vie propre, et sa propre structure. Si elle tourne aussi rond, c’est en partie parce qu’elle boucle sur elle-même : au début, la maison d’Adela est la belle maison de ses parents, celle qui fait l’admiration des gamins du quartier ; à la fin, la maison d’Adela est cette maison abandonnée, cette ruine plus vaste à l’intérieur qu’à l’extérieur, où Adela est engloutie dans l’obscurité – dans la nouvelle, elle n’est pas, comme dans le roman, engloutie par l’Obscurité. 

« Je n’ose pas entrer. Il y a un tag sur la porte qui me retient dehors. Ici vit Adela, attention ! J’imagine que c’est un enfant du quartier qui l’a écrit, en guise de blague ou de défi. Mais je sais qu’il a raison. C’est sa maison. » Dans la traduction française, comme pour une dramatisation, la dernière phrase du texte est décalée à la ligne suivante et dit : « Et je ne suis pas encore prête à la visiter. » Dans le texte original, la dernière phrase fait partie du paragraphe commençant par « No me animo a entrar… ». La dernière phrase du texte original dit : « Y todavía no estoy preparada para visitarla. » « Ne pas être encore prêtre à… » et « ne pas encore être préparée pour… », ce n’est pas tout à fait la même chose. La nuance est linguistique, infime. La phrase française est dans un français parfait. La phrase argentine contient un degré supplémentaire d’horreur, ou de dévoilement. A quoi la petite narratrice de la nouvelle n’est-elle pas encore préparée à… ? 

La nouvelle « La maison d’Adela » dit autre chose que son amplification dans le roman Notre part de nuit. L’architecture du roman tient sur les relations père-fils, le désir du père de sauver son fils d’une trajectoire à peu près inéluctable. L’architecture de la nouvelle tient sur les relations mère/fille : la mère veut préserver la narratrice de la vision des films d’horreur, elle lui dit qu’elle n’a pas encore l’âge alors que son frère Pablo oui, tandis que le père de la narratrice, à la question de sa fille « Et pourquoi Pablo a le droit, lui ? » s’exclame : « Parce que c’est un garçon ! », le texte précisant même que le père s’écrie cela « avec fierté ». Dans le roman, la disparition d’Adela est le moteur de la prise de décision de Gaspar. Dans la nouvelle, la disparition d’Adela provoque le suicide de Pablo, et met en garde la narratrice à propos de dangers autrement symboliques. 

La disparition d’Adela, dans la nouvelle, suggère un passage, un point de non-retour, entre l’enfance et l’âge adulte, chez les filles. La disparition d’Adela, dans le roman, amorce la prise de décision d’un Gaspar devenu pleinement adulte. Le bras manquant d’Adela, réapparu sous d’autres formes sur des cadavres d’hommes sacrifiés ou suicidés, est commun aux deux textes, en inverse exact du bras d’honneur. Un bras d’horreur, en quelque sorte. 

Il est toujours tentant d’orienter la lecture d’un roman à partir, ou à rebours, d’une nouvelle traitant apparemment du même thème. Souvent, presque toujours, la lecture confrontée des deux textes – le court et le long – libère des surprises, des bifurcations, des points de rupture. Il est commun de penser que les nouvelles sont des romans en gestation, en ébauche, surtout dans nos contrées où les nouvelles ne sont lues que d’un quart d’œil, sans aménité. Mais les nouvelles cachent des secrets que les romans dévoilent et exploitent différemment, comme oubliant le cœur vibrant du texte primitif, ou le laissant délibérément de côté. 


mardi 21 septembre 2021

La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr

Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes, éd. Philippe Rey/Jimsaan, août 2021, 448 p.




La plus secrète mémoire des hommes, c’est l’histoire d’un jeune écrivain sénégalais vivant à Paris, Diégane Faye, qui, en 2018, se met en quête d’un autre écrivain sénégalais, enfui,  disparu depuis des décennies : T.C. Elimane. Elimane est l’auteur d’un livre unique publié en 1938, Le labyrinthe de l’inhumain. La vie de tous ceux qui ont approché Elimane a été bouleversée : ses amantes, les critiques littéraires… et Diégane, donc, qui, quatre-vingts ans après la publication du roman, se met en tête d’en retrouver l’auteur, car il est ébranlé par la lecture de ce Labyrinthe... Est-il toujours vivant ? Il aurait un peu plus de cent ans, mais rien n’est impossible. La plus secrète mémoire des hommes est une histoire d’écrivains, de littérature, de famille, de politique et d’amour. Présenté ainsi, on pourrait croire que le texte a tout d’une fresque, d’une traversée de siècle, mais ce roman est à l’opposé de la fresque canonique, chronologique, et c’est ce qui en fait sa force.
 

 


mardi 14 septembre 2021

Eugénie et Eugenia de Gabriel Lévi

Gabriel Lévi, Eugénie et Eugenia, éd. des instants, juin 2021, 286 p.


Eugénie et Eugenia est un roman d’errance dans un monde flottant. Le héros, Andrea, est installé dans un hôtel parisien tenu par un certain monsieur Desnos. Andrea est là, et n’est pas là, il a des choses à faire, des rendez-vous à honorer, dont le lecteur ne sait rien, et dont le personnage, à la fois, se soucie et se désintéresse. Eugénie l’accompagne, elle est enjouée, disponible, sait amadouer un convive désagréable dans un restaurant et remettre sur les rails une conversation en passe de dérailler. Une lettre signée d’Eugenia, dont on ne saura rien jusqu’à la fin du roman, sert d’aiguillon et d’aiguille de boussole à la narration.

La lecture de ce roman provoque une sensation immédiate de flottement. Selon la voie s’interprétation que l’on choisit, cette lecture peut paraître lente et sans véritable signification, ou au contraire tout à fait claire, et le rythme du texte, par là-même, éclairant. Que font les personnages, dans Eugénie et Eugenia ? Ils parlent, dialoguent, sans jamais effleurer des conversations de fond. Mais surtout, ils dorment, se réveillent, mangent et boivent. Ils ont toujours soif, surtout Eugénie. Ils ne sont jamais ivres, ou échappent à l’ivresse de façon presque magique. Il y a de la magie, oui, dans ce monde romanesque. 

On lit avec en arrière-fond toutes nos lectures accumulées. La découverte d’un texte est souvent, si ce n’est toujours, un va-et-vient entre la nouveauté et le souvenir de lectures antérieures. Dans Eugénie et Eugenia, j’ai été frappée par le décor de l’hôtel. Parce que j’ai beaucoup travaillé sur les romans de René Belletto, la référence à l’hôtel a sauté à mes yeux de lectrice et d’essayiste. Dans un des romans les moins célèbres de Belletto, intitulé Mourir, toute une première partie est centrée sur la vie d’hôtel. J’en cite ici un long extrait :

« Les trois petits étages de l’hôtel de la Vermine et des Rats croupissaient, entassés au fond d’une impasse, dans le XIIe arrondissement de la ville.

C’est là que je mourais.

Ne pas vivre avait eu ma peau. Le fruit était dans le ver. J’avais moins d’une corde à mon arc, et mis tous mes paniers dans le même œuf.

Avant l’hôtel, je ne me souvenais pas. J’avais oublié. Avais-je si peu vu le monde que je ne m’en souvinsse plus, le monde m’avait-il tant tué que je l’eusse oublié ? »

La vie d’hôtel d’Andrea, le personnage d’Eugénie et Eugenia, est moins pénible que celle de Sixte, le personnage de Mourir. Mais j’y ai lu, et entendu, des échos. Qu’est-ce qu’un hôtel ? Un lieu où l’on n’est pas chez soi, où l’on ne se fixe pas – sauf à être Coco Chanel et choisir de faire du Ritz sa résidence permanente –, où l’on n’est que de passage. Andrea semble s’être installé dans cet hôtel, même s’il n’en est pas bien conscient. Une autre image de l’hôtel qui m’est immédiatement revenue à l’esprit en lisant Eugénie et Eugenia, c’est celle du film d’Otokar Votocek, Wings of fame. On y arrive en barque – conduite par Charon – et l’on y vit une « vie » étrange, flottante, un entre-deux. Il y a de cela, dans Eugénie et Eugenia. Disons qu’avec ces deux références immédiates, littéraire et cinématographique, d’hôtels, ma lecture a forcément été orientée. Et elle est devenue parfaitement cohérente.  

Où sommes-nous, dans Eugénie et Eugenia ? On pourrait dire : nous sommes à Paris, à Chartres et dans ses environs, à Barcelone. Et quand sommes-nous ? On pourrait affirmer, preuves à l’appui, que nous sommes au XXIe siècle, on voyage en TGV, on reçoit des SMS. Mais tout est légèrement décalé. Par exemple Eugénie, voulant joindre Andrea au cœur de la nuit, téléphone à l’hôtel et passe par le truchement du propriétaire pour parler à son ami. Une explication est donnée : le téléphone portable d’Andrea était éteint. Mais pourquoi donner cette explication ? Pour faire tanguer le lecteur, le remettre dans un temps contemporain quand il était plongé dans un temps indéterminé. Gabriel Lévi joue avec les temps et les espaces pour créer un monde flottant, à la fois réaliste et imaginaire. Et pour créer cet espace-temps indéfini, il ne joue pas que sur les lieux et les actions, il joue aussi sur la langue elle-même. 

Eugénie et Eugenia est écrit dans un français intemporel dont on ne saurait dire s’il est la langue littéraire d’aujourd’hui ou celle d’un autre temps, littéraire lui aussi. Une langue soutenue, diaboliquement malaxée comme sans y toucher, par exemple « Après quatre rues, aucun endroit ne s’était offert à eux », ou encore « Aux effets de l’alcool, les yeux de Lin étaient incandescents ». Cet agencement particulier du français concourt à mettre en place, dans le roman, un climat d’étrangeté. D’autant plus que dans les dialogues, qui occupent une grande partie de l’ouvrage, on entend une langue parlée qui fait fi des négations. Les dialogues n’entrent jamais dans le vif d’aucun sujet, ils sont quotidiens et apparemment sans importance, un peu comme dans les premiers films de Godard, mais renferment aussi, comme ça, l’air de rien, des balises d’interprétation – du moins, de l’interprétation que j’ai choisie. Exemple frappant (pour la lecture que j’ai adoptée) : « Tu sais où nous allons ? - Non, je n’en sais rien. […] Je sais seulement que le restaurant est proche. » 

Qui est Andrea ? L’homme, comme l’étymologie de son prénom l’indique. Qui sont Eugénie et Eugenia ? Ces deux prénoms-échos, grecs eux aussi, divisent l’errance et le flottement du roman. Eugénie est en mouvement, elle est la guide, souriante, primesautière, qu’Andrea choisit pour rencontrer Eugenia. Qui est Eugenia, cette fille dont Andrea ne veut pas lire la lettre ? Elle incarne la fin du parcours, l’inconnaissable : « Il lut [la lettre d’Eugenia]. Plus personne n’entendit parler d’Andrea. » Ce monde flottant, en léger décalage avec un quotidien réaliste et contemporain, trouve ici une explication – mais ce n’est que la mienne : des âmes errantes, en attente du vrai départ, vivent, parlent, mangent, boivent, dorment, comme si de rien n’était. Andrea est plus qu’en partance, il est déjà parti, il n’a plus d’attaches, plus de domicile, il vit à l’hôtel, lieu de passage par excellence. Un personnage dit au détour d’une conversation de surface, apparemment sans importance : « mon appartement est si petit qu’il est presque plus haut que large. Je ne pensais pas que c’était possible… » Plus haut que large, comme un cercueil... 

Je ne livre ici que la lecture de la lectrice. Cette lecture est, me semble-t-il, cohérente. Eugénie et Eugenia est, à l’évidence, un roman à la lecture exigeante. Un premier roman, à saluer. 



lundi 13 septembre 2021

Quatre heures, vingt-deux minutes et dix huit secondes de Lionel Shriver

Lionel Shriver, Quatre heures, vingt-deux minutes et dix huit secondes (The motion of the body through space), traduit de l’anglais (USA) par Catherine Gibert, éd. Belfond, 19 août 2021, 384 p.

Ce roman est terrible. Lionel Shriver scrute avec une ironie acide les moindres travers de la société américaine, et à nouveau elle fait mouche. Pourtant, sous l’acidité point la sympathie : les deux personnages principaux ne sont pas détestables, ils sont même attachants. C’est que Shriver n’est pas méchante. La méchanceté, en littérature, ne donne jamais rien de bon. La férocité, en revanche… 

Un couple : Serenata et Remington. Au début du roman, ils ont soixante et soixante-quatre ans, elle travaille encore – elle prête sa voix à des jeux vidéos, des audio-books… – et lui a été mis à la retraite anticipée, pour une raison qui est un des motifs du roman, et que l’on ne dévoilera pas ici. Serenata et Remington forment un couple complice. Leurs deux enfants trentenaires se sont éloignés puis rapprochés d’eux, la fille a versé dans le prosélytisme évangélique et le fils est plus ou moins dealer. Mais Serenata et Remington, à bien y regarder, se suffisent à eux-mêmes : leur mariage est basé sur la conversation ironique, les réparties cinglantes, le rire franc. Jusqu’à ce que Remington, à soixante-quatre ans, donc, se mette en tête de faire un marathon. 

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Regards croisés (40) – Rien ne t’appartient de Natacha Appanah

Regards croisés

Un livre, deux lectures – avec Virginie Neufville


Natacha Appanah, Rien ne t’appartient, éd. Gallimard, 19 août 2021, 160 p.




Voilà un roman coupé en deux, comme l’est la vie de la narratrice. Nous la découvrons, cette narratrice, alors qu’elle est veuve depuis trois mois. Elle a été mariée à Emmanuel pendant quinze ans, un Emmanuel bien plus âgé qu’elle et père d’un garçon nommé Eli. Elle, elle s’appelle Tara, et sa vie est en train de s’écrouler. Pas seulement parce qu’elle a perdu l’homme qu’elle aimait, mais parce que cette disparition engendre une remontée de souvenirs d’avant le temps marital, un flux traumatique qui l’emporte, comme elle a été emportée, des années auparavant, par d’autres flux. Un tsunami, entre autres. 

On l’appelle Tara parce que c’est le prénom qu’elle criait et répétait lorsqu’on l’a sauvée du cataclysme, dans un pays du sud-est asiatique qui n’est jamais nommé, un pays de répression. Tara, c’est ce que l’on a inscrit, à l’encre à peu près indélébile, sur son bras, à son arrivée à l’hôpital. Un prénom qu’elle n’a pas démenti. Le tsunami, la vague d’eau qui l’a engloutie, n’est pas la première catastrophe que traverse celle qui est devenue Tara. Natacha Appanah évoque dans une langue en limite de lyrisme toute la sensualité d’une nature exubérante, d’une culture basée sur des danses codées, de la magie blanche et de la rationalité. Mère sorcière, père matérialiste. Elle avait tout pour elle, cette petite fille aimée, préservée. Jusqu’à ce que la répression du régime fasse tout basculer.

Natacha Appanah dresse le portrait et l’itinéraire d’une héroïne, bien sûr, mais Tara-au-prénom-usurpé incarne, au-delà d’elle-même, le sort des filles à qui l’on vole tout – l’enfance, la famille, les rêves et les espoirs – et que l’on massacre autrement que physiquement. "Rien ne t’appartient" : le titre fait référence autant aux biens matériels qu’à ce que l’on est. Tara ne s’appartient plus depuis longtemps. Et lorsque l’homme qui l’a sauvée, médicalement et psychologiquement, l’homme qu’elle a épousé et à qui elle doit d’avoir enfoui tout au fond d’elle un passé traumatique, meurt, tout ressurgit, comme une vague de tsunami. 

Rien ne t’appartient est écrit dans une langue d’une sensualité aboutie, dans laquelle les sons, les couleurs, les caresses et les brimades sont envisagés au plus près du ressenti. Le lecteur entre dans la psyché de Tara-aux-noms-multiples – elle sera même appelée Avril, durant un temps, pour gommer toute personnalité, pour la réduire à son mois d’arrivée dans un camp de rééducation où l’on brûle tout ce qui faisait la vie des fillettes, y compris leurs tresses, que l’on coupe – à rebours. La construction du roman rend l’épilogue inéluctable. En 160 pages, Natacha Appanah construit un destin sur du politique et du psychique, sans jamais dévier de sa ligne stylistique. Un roman puissant et habité. 

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Extrait :

« Parce que c’était un homme bon, Emmanuel se contentait de ces miettes pour imaginer ce qu’était ma vie avant qu’il me rencontre. Parce que c’était un homme qui croyait m’avoir sauvée d’un pays en lambeaux et ainsi avoir contribuer à sauver le pays lui-même, il n’insistait pas, il pensait qu’il avait fait plus que sa part. Parce que c’était un homme amoureux de moi, il croyait en la douceur de ce que je lui racontais, il ne remettait jamais en question les couleurs, les parfums, les images et à le sentir apaisé tel un enfant à qui on raconte une histoire merveilleuse, j’oubliais aussi que mes mots étaient fabrication, que la tendresse de ce paysage que je lui dessinais était un leurre. » 

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