vendredi 29 novembre 2013

Surprise 4 - Inferno de Dan Brown



Dan Brown, Inferno, traduit de l’anglais (USA) par Dominique Defert et Carole Delporte, Lattès, 23 mai 2013, 276 pages.

Malthus et Dante, dans un même mouvement, une même envolée. Il n’y a que Dan Brown pour oser ça. Déjà, dans Anges et démons, on était conviés à l’appariement de l’antimatière et du Bernin. Dans Inferno, la ville de Florence, puis celles de Venise et d’Istanbul, vont servir de décor à une course contre la montre. Il s’agit, une fois de plus, pour Robert Langdon, de sauver le monde. Les romans de Dan Brown sont efficaces comme les films où officie Bruce Willis. Rapides, et même lapidaires, sans psychologie encombrante. Les romans de Dan Brown sont… efficaces. Tenons-nous en là. On pourrait malignement les comparer à ceux de Musso ou de Levy, toutes proportions gardées (tirages impressionnants, mais pour Dan Brown, ils sont méga-impressionnants). Tout le monde lit Brown. Dans le métro, sur la plage, sur sa terrasse. Inferno ne fera pas exception à la règle. 

Florence, donc. Et l’Enfer de Dante. Il ne s’agit même pas d’une caution littéraire. L’Enfer sert d’appui à une énigme qui semble alambiquée : au moyen d’un projecteur high-tech dissimulé dans un tube destiné à transporter sans risque des virus et des bactéries mortelles, Langdon découvre la représentation dantesque de l’enfer illustrée par Botticelli. Un biologiste à l’idéologie discutable prévient de cette manière que la fin du monde est proche, et qu’il en est le truchement. Wow ! Efficace, à tout le moins. Le fond culturel européen et la recherche la plus pointue. Imparable. Dan Brown tient un sujet, un décor, une caution culturelle. Idée de base : appliquer à l’ère contemporaine les observations historiques sur la grande peste du Moyen-âge. La Renaissance est née de la grande peste, nous explique-t-on. Un tiers de la population de l’époque a été décimée, permettant aux deux tiers restants de se partager plus abondamment les récoltes, et trouvant dans le presque miracle de leur survie l’élan nécessaire à faire bouger l’Histoire. C’est ce qu’on nous explique dans le roman, et on veut bien le croire, même si l’explication semble un peu courte. Appliquée aux temps contemporains, l’équation de la grande peste fait frémir. Un diagramme force la terreur : l’explosion exponentielle de la population mondiale conduit au chaos. Bonjour Malthus. Pour que le monde avance, et connaisse une nouvelle Renaissance,  il faut supprimer un tiers des terriens. D’où l’idée du virus répandu, qui aiderait à l’hécatombe. Ce qui est dérangeant, pour le moins, dans le roman de Dan Brown, c’est que l’équation n’est même pas discutée. Elle est même entérinée, dans une conclusion qui gêne un peu aux entournures. Et quand je dis « un peu »…
  
Les personnages sont magnifiquement attendus. Ils obéissent aux canons de l’écriture de best-sellers, qui n’est pas à confondre avec la littérature dite populaire. Les personnages de best-sellers sont calqués sur une grille, et dans Inferno l’utilisation du canon est rigoureuse. Prenez une jeune femme, blonde, grande, intelligente (dans le roman, Sienna Brooks, l’héroïne, a une QI de 208), dotez-la d’une faille (incomprise parce que trop intelligente) et d’un don (Sienna Brooks en a deux : elle parle à peu près toutes les langues et est excellente comédienne). Prenez une autre femme, mûre, aux cheveux d’argent, donnez-lui un poste à décision (Elizabeth Sinskey, l’héroïne en second du roman, est directrice générale de l’OMS), et dotez-la d’une faille (elle n’a pas pu avoir d’enfants et en souffre. Notez au passage que cette faille est cohérente avec le problème de la surpopulation). Prenez un héros récurrent, Robert Langdon, qui a déjà fait ses preuves dans le Da Vinci code et dans Anges et démons, insistez sur sa faille (la claustrophobie) et sur sa résistance hors-normes (groggy sur son lit d’hôpital au début du roman, il fuit, échappe à de multiples poursuivants, réfléchit à tout berzingue), mettez-le en situation de faiblesse (il a perdu la mémoire). Prenez un décor universellement connu et couru (Florence). Ajoutez une pointe de théorie du complot (une organisation mystérieuse qui permet à ses riches clients de disparaître pour travailler en paix à des projets d’importance) et une bonne louche de littérature universelle (La Divine Comédie). Mélangez le tout. Enfermez les traducteurs dans un bunker pour que rien ne soit divulgué avant la diffusion du petit dernier. Et vous obtenez Inferno, promis au plus bel avenir.
   
J’ai déjà vécu ça. Aux temps du Da Vinci code, j’ai répondu à des rafales de questions, du genre « mais tu le savais, toi, que Jésus, il était marié ? Avec Marie-Madeleine ! » ; ou pire « Toi qui sais tout de Cocteau, soi-disant, tu peux m’expliquer cette histoire du Prieuré de Sion ? » Il se trouve que durant des années, j’ai passé mes vacances à Florence et à Ravenne (la ville de Dante, et la ville où il est enterré). Avec la publication d’Inferno, côté questions, je m’attends au pire. On peut passer des heures à réfuter ceci ou cela, à donner des indications bibliographiques, rien n’y fait. Il ne sert à rien de se battre sur ce terrain-là. On lance quelque objections, puis on saisit sa coupe de champagne ou son verre de rosé – ce genre de discussion, qualifiée de « littéraire », a toujours lieu à l’heure de l’apéro – et on passe à autre chose. Il y a, dans la figure de Langdon, quelque chose d’un Indiana Jones dénaturé, plus fadasse, moins érotisé, mais l’aventure c’est l’aventure. On ne se bat pas contre le héros des plages estivales.
   
Mais on lit, tout de même. On lit attentivement. On passe sur le fond dantesque, florentin, vénitien, stambouliote. Mais on râle. On a bien le droit de râler. On sait qu’Inferno, ce n’est pas de la  littérature, au sens où ça n’invente rien, ou ça ne réinvente rien. C’est un plat réussi par un bon cuisinier qui a suivi pas à pas une recette de grand-mère hollywoodienne. Ce n’est pas un plat de chef. Mais oui, on râle. Parce que la Florence décrite est un décor de carton-pâte. Parce qu’on aurait aimé, par exemple, que la traversée du corridor Vasari, sur le Ponte Vecchio, soit un morceau de bravoure, quand elle n’est qu’une description servie par une prose de guide touristique – et pas des meilleurs. Parce que Dante méritait mieux, et Liszt aussi, et Botticelli. Parce que tout ramener à l’aune étatsunienne finit par devenir lassant. Petit florilège (non exhaustif) : « Les barreaux de fer forgé étaient surmontés de pointes dorées. On eût dit la clôture d’une maison de banlieue américaine » (pour info, c’est là la description des grilles qui protègent les Portes du paradis devant le baptistère sur la place du Duomo à Florence) ; « Langdon avait toujours du mal à comprendre comment cette minuscule cité – à peine deux fois la superficie de Central Park à New-York – avait pu être un jour l’une des plus puissantes d’Occident » (pour info, la minuscule cité est Venise) ; « à perte de vue, la grotte déroulait le voile sombre et lisse de ses eaux, semblable à la surface noire d’un étang gelé de Nouvelle-Angleterre » (pour info, il s’agit des souterrains inondés sous Sainte-Sophie, à Istanbul) ; allez, une petite dernière citation : « à voir la foule de visiteurs qui entrait et sortait des arches, le marché aux épices semblait plus grand qu’un centre commercial américain » (pour info, il s’agit du marché aux épices de la même Istanbul).
   
Inferno n’est pas un livre érudit. Il n’est jamais fait appel à la culture du lecteur (que l’on suppose nulle, a priori). Les allusions littéraires, historiques, sont dévidées comme un catalogue encyclopédique, et les implications politiques et économiques ne sont jamais discutées ni mises en perspective, mais assénées comme des vérités premières. Le thème de la surpopulation et de ses implications aurait mérité – mériterait – un traitement humaniste. Mais pour l’Humanisme, on repassera. Pour un bouquin qui prône une nouvelle Renaissance, on est, avec Inferno, dans les bas-fonds de l’obscurantisme.



NB : ce livre aura au moins le mérite de renvoyer le lecteur curieux et conscient vers le texte de Dante, superbement édité par les éditions Diane de Selliers (illustrations de Botticelli, traduction Jacqueline Risset). Une application est disponible pour les smartphones, qui montre l' "entonnoir".