dimanche 26 janvier 2020

La lune, l’étoile et le flocon de Le Minot Tiers


Le Minot Tiers, La lune, l’étoile et le flocon, éd. La ligne d’erre, janvier 2020, 199 pages.

Le dernier volet de la trilogie de Le Minot Tiers porte un titre qui a des allures d’arcanes de tarot : la lune, l’étoile, auxquelles on ajoute une pincée de légèreté éphémère et saisonnière, le flocon. C'est l'indice qu'il y a là quelque chose à déchiffrer, à décrypter. On ne divulgâche rien dans cette introduction en signalant que ces trois termes sont des métaphores de la littérature, on plutôt sont une seule métaphore de la littérature : la lune, qui par sa face cachée est symbolique du réel et de l’imaginaire ; l’étoile, dont on aperçoit encore le scintillement alors qu’elle est déjà morte est la postérité de l’écrivain ; le flocon, c’est la légèreté de l’idée qui naît, et qui, par… effet boule de neige… donne corps au roman (1)

La lune, l’étoile et le flocon peut – et doit, sans doute, en premier lieu – se lire comme un roman. Un roman d’aventure, dont la première partie se déroule en Islande alors que les volcans se réveillent et que les Islandais deviennent des réfugiés géologiques. On assiste à l’histoire d’amour entre le narrateur et une belle Islandaise qui a eu quelques conflits avec sa mère. On se réconcilie, on boit du bon vin, on revient sain et sauf en France. Dans la deuxième partie, comme Le Minot Tiers nous y a déjà habitué avec les deux premiers volets de la trilogie, les rôles et les noms des personnages sont redistribués dans une danse effrénée qui change la donne romanesque mais ouvre sur d’autres perspectives, celles de la réflexion sur le roman et l’imaginaire.

Le Minot Tiers, de son vrai nom Lionel Dupuy, enseigne l’histoire et la géographie en occitan – ce qui, personnellement, me ravit, et ce qui nous vaut quelques tirades en béarnais, « qu’ès sus la bona via » par exemple, qui signifie « tu es sur la bonne voie », et sur la bonne voie, nous y allons, donc. L’éruption du volcan islandais fait référence au Voyage au centre de la terre de Jules Verne, auteur auquel Lionel Dupuy a consacré quelques recherches universitaires. Dans le Voyage vernien, le romancier-chercheur voit une métaphore, là aussi, de la littérature : descendre au plus profond, observer l’inconnu, chercher la sortie – i.e. explorer toutes les possibilités de l’intrigue – et finalement jaillir du cratère, et créer. Dans la deuxième partie de La lune, l’étoile et le flocon, les références sont clairement données : on cite, par exemple, Gilbert Durand, l’auteur entre autres des Structures anthropologiques de l’imaginaire, et l’on donne l’une des définitions possibles de la littérature postmoderne. On pourrait penser que là, on est dans le dur, mais les allusions universitaires sont imbriquées dans le roman, et ça passe crème.

On peut affirmer que cette trilogie relève d’un genre hybride, celui de la recherche littéraire appliquée. Comment mettre en roman les théories ? Comment prouver, par le texte lui-même, que la théorie tient debout ? Il s’agit d’entreprendre le chemin de retour : avoir analysé en amont les textes des autres auteurs, en avoir tiré des théories, avoir lu les théories adjacentes, et mettre tout cela en mots vivants, sans l’attirail universitaire. C’est, je crois, l’entreprise dans laquelle s’est lancé Lionel Dupuy. Ça tient sur le fil, c’est assez acrobatique, mais ça résiste. Grâce, entre autres, à l’humour, et à l’usage non pas de la métaphore, mais de l’explication de la métaphore. Car il ne faut pas perdre le lecteur en route.

Lionel Dupuy est géographe, il a publié un essai – tiré de sa thèse de HDR – intitulé L’Imaginaire géographique, essai de géographie littéraire, dans lequel il s’intéresse particulièrement à Proust, Gracq et Carpentier. Autant dire que, lorsqu’il passe au roman, à la mise en forme romanesque, il a bien bûché son sujet. Dans la trilogie, la référence à la géographie de l’imaginaire est intriquée dans l’exploration tout court de l’imaginaire, qui, comme nous le savons au moins depuis les publications des membres de la Nouvelle Fiction, est un territoire à part entière. En lisant cette trilogie, j’ai beaucoup pensé à François Coupry. Sa géographie littéraire personnelle n’a que peu de frontières, on vit en Chine ou en Camargue, mais la Chine est réinventée et la Camargue indépendante, pour ne citer que ces deux exemples. Et la géographie littéraire – et imaginaire – de Coupry ne se limite pas à l’espace, elle épouse aussi les courbes du temps, elle explore les souterrains de l’histoire.

Avec la trilogie de Le Minot Tiers, nous pénétrons dans un territoire dont les frontières sont limitrophes du continent néo-fictionnel, et dont les rivages ouvrent sur l’océan de la recherche universitaire. Voilà une hybridation courageuse, une entreprise littéraire vraiment intéressante. Quel que soit le niveau de lecture que l’on adopte, la déstabilisation est au rendez-vous, et c’est bien ce que réclame le lecteur – la lectrice –, non ? Être surpris, secoué, bousculé.

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Notes

1 – Georges-Olivier Châteaureynaud a théorisé et métaphorisé la différence entre la nouvelle et le roman selon la même image : la nouvelle, c’est le petit grain de sable dans l’huître qui devient perle, alors que le roman, c’est le flocon de neige qui dévale la pente, et qui grossit, grossit, grossit, jusqu’à devenir une énorme boule.

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Lire mon article sur le premier volet de la trilogie

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Pour se procurer le roman, et la trilogie, voir sur le site de la maison d’édition La ligne d’erre


jeudi 23 janvier 2020

Vie de Gérard Fulmard de Jean Echenoz


Jean Echenoz, Vie de Gérard Fulmard, éd. de Minuit, 3 janvier 2020, 240 pages.

Qui est Gérard Fulmard ? Personne, ou presque. Il ressemble « à n’importe qui, en moins bien ». Ex-steward débarqué pour une obscure histoire dont on ne saura rien dans le roman, il a été déchu de ses droits civiques et vivote dans un « deux-pièces et demie » de la rue Erlanger, où sa mère avant lui a vécu. La rue Erlanger a été le théâtre d’au moins deux faits divers qui sont encore dans toutes les mémoires : y a eu lieu le suicide de Mike Brant, au numéro 6, et au numéro 10 résidait le Japonais cannibale Issei Sagawa. Ce sont les deux faits divers mentionnés dans le roman. Ajoutons à cette funeste liste que le 5 février de l’année dernière un incendie se déclarait au 17 bis, faisant dix morts. Jean Echenoz pose son héros dans cette rue singulière, marquée. « Héros », entendons-nous : Gérard Fulmard a tout du flemmard aboulique : il a 45 ans, aucune perspective, vit seul et passablement désargenté. Une idée lui passe par la tête : ouvrir une agence de détective, ou quelque chose comme ça. Il choisit comme raison sociale « Cabinet Fulmard Assistance », un terme assez vague pour attirer toutes sortes de clients.



samedi 18 janvier 2020

Juliette de Patrick Tudoret


Patrick Tudoret, Juliette, éd. Tallandier, 9 janvier 2020, 272 pages.

La Juliette du titre, c’est Juliette Drouet, la compagne de Victor Hugo. Le mot « compagne » lui va comme un gant, même s’il n’est pas très juste en l’occurrence. Juliette était la maîtresse de Victor, mais Victor a eu plus d’une maîtresse. Juliette a toujours été là, est toujours restée auprès de son grand homme, mais elle et lui ne vivaient pas sous le même toit. Le roman débute sur une crise, Juliette s’est enfuie après une infidélité de Victor, elle est désespérée, il la cherche partout, tout aussi désespéré, mais elle n’en sait rien. Nous sommes en 1873, Juliette vivra encore dix ans, Victor ne lui survivra que deux petites années. La crise passe. Le couple est reformé.

Patrick Tudoret fait parler Juliette à la première personne, et nous livre une sorte d’autobiographie romanesque. La voix de Juliette, nous la connaissons, nous avons les milliers de lettres qu’elle a envoyées à son « Toto » et les réponses que Toto a envoyées à sa « Juju ». On retrouve dans ce roman le caractère quelque peu exalté de la jeune femme, puis de la femme mûre, puis de la vieille femme. Leur liaison durera cinquante ans. On connaît l’histoire : l’épouse de Victor Hugo, Adèle, est la maîtresse de Sainte-Beuve bien avant l’entrée en scène de Juliette Drouet. La liaison avec Sainte-Beuve prend fin, mais Juliette reste la maîtresse officielle de Hugo. Cela est moderne, ou pas. Cela a des allures d’« arrangement », mais ça n’en est pas vraiment un. Le lien entre Victor et Juliette est au-delà de l’amour, et au-delà de l’adultère. Juliette est bien la « compagne ». C’est elle qui recopie les manuscrits de Hugo, par exemple.

Le roman de Patrick Tudoret dessine le portrait d’une femme intelligente et sensible, douée pour le bonheur malgré les épreuves. Juliette et Victor voyagent ensemble en Europe, vivent ensemble les troubles politiques, les angoisses de la fuite, l’exil. C’est sans doute à Guernesey que Juliette et Victor ont passé leurs années les plus heureuses. Installés très près l’un de l’autre – Victor et sa famille à Hauteville House, Juliette dans une maison d’où elle a vue sur le look-out et peut observer l’amour de sa vie écrire debout face à la mer, puis faire sa gymnastique tout nu – ils se voient chaque jour. Victor et ses fils viennent déjeuner chez Juliette.

De leur première rencontre en février 1833 à la mort de Juliette en 1883, ils ne se quitteront jamais. Ils vivront tout ensemble : les joies et les épreuves, parmi lesquelles la perte des enfants. Patrick Tudoret nous montre l’itinéraire d’une femme amoureuse et modeste. Juliette était une femme remarquable, pas du tout une maîtresse de l’ombre mais une sorte de génie tutélaire. Elle tient une place tout à fait à part dans l’histoire des lettres françaises, mais elle y a sa place, indéniablement. On peut imaginer que Victor Hugo, tout Hugo qu’il ait été et soit devenu, n’aurait pas été le même sans Juliette Drouet. Ni dans la vie, ni dans la littérature.

Le roman de Patrick Tudoret, très bien documenté, nous invite dans l’intimité de ce couple exceptionnel.

jeudi 2 janvier 2020

Une machine comme moi de Ian McEwan


Ian McEwan, Une machine comme moi (machines like me and people like you), traduit de l’anglais par France Camus-Pichon, éd. Gallimard, 3 janvier 2020, 390 pages.


L’un des thèmes majeurs de ce remarquable roman apparaît dans l’épigraphe, qui ne prend son sens que dans le dernier versant du texte, laissant ainsi le lecteur s’imprégner de la totalité des réflexions soulevées. Car Une machine comme moi est un roman dense, fourni, comme on le dirait d’une végétation : tout s’y imbrique et s’entremêle. Si la narration en elle-même est linéaire, à l’exception notable d’un presque récit inséré dans une conversation au mitan exact du livre, les différents événements de rejoignent de façon si vertigineuse que l’on sait, et voit, que l’on est entré dans un texte majeur.