vendredi 10 juillet 2020

La Carte et le Territoire de Michel Houellebecq lu par Philippe Duclos

Michel Houellebecq, La Carte et le Territoire, lu par Philippe Duclos, éd. Gallimard, coll. Ecoutez lire, 1 CD mp3, 9 juillet 2020.


La Carte et le Territoire est le livre qui a valu à Michel Houellebecq le prix Goncourt en 2010. On a dit de ce roman qu’il avait été « calibré » pour le prix et que l’auteur s’y était assagi après La Possibilité d’une île. On a dit que le titre n’était pas original, et cherché bien d’autres choses encore, comme un ou deux emprunts à une encyclopédie collaborative en ligne. Je ne reviens pas ici sur le contenu du roman, connu, glosé : l’art contemporain, la représentation du monde, la mise en scène d’un personnage nommé Michel Houellebecq, un crime, etc. On s’en souvient.

Ce qui m’intéresse, ici, c’est l’adéquation entre la voix et l’écriture. En général, j’ai du mal, avec les audio-livres. Tout simplement parce que la voix qui lit est toujours incarnée, et vient interférer avec « la voix que j’entends » quand je lis. Quand je lis, j’entends quelque chose, qui n’est pas de la musique, ni de la conversation ou de la confidence, et pas ma propre voix. C’est autre chose. Ça parle et ça ne parle pas, mais ma lecture, ce ne sont pas de simples caractères qui défilent devant mes yeux. Ça module, par exemple. En tant que lectrice, je lis tous les mots (ce qui ne veut pas dire que lis mot à mot…) Peut-être que nous sommes très différents, nous tous, lecteurs. Je connais une jeune femme capable d’avaler 150 pages en moins d’une heure, et de ne rien perdre de l’histoire. Mais je pense qu’en lisant si vite, elle a perdu quelques mots en route. Les mots, j’aime ça. La façon dont on les apparie, c’est ça qui m’occupe. Je lis lentement, profondément. Je respire une écriture. Je la flaire. Je ne la lâche pas.

Alors, les audio-books, je pensais que ce n’était pas pour moi. J’avais fait quelques tentatives, et j’en avais été déçue. J’ai même essayé en langue étrangère – espagnol, anglais – mais rien à faire, ça ne passait pas. J’aime écouter les fictions mises en ondes, j’ai particulièrement apprécié, récemment, l’adaptation de L’Amie prodigieuse sur France Culture, j’écoute parfois de vieux enregistrements des Maîtres du Mystère. Mais qu’un comédien mette sa voix sur le texte-même, une voix qui n’est pas celle que j’entends lorsque je lis, ça me gêne.

Eh bien, avec Philippe Duclos, rien de tel. Philippe Duclos est ce comédien formidable qui incarne le juge François Roban dans la série Engrenages. On l’a vu ailleurs, à la TV et au cinéma, mais dans Engrenages, il a trouvé, me semble-t-il, son rôle parfait. Lorsque j’écoute Duclos lire le texte de Houellebecq – que je connais pour l’avoir lu plusieurs fois déjà – je ne redécouvre pas le texte. J’en éprouve une lecture autre. Peut-être l’image du juge Roban vient-elle se superposer à mon écoute, son flegme et ses embrasements, sa conviction et son autorité à la fois ancrées et détachées. Je ne sais pas. Je ne suis pas sûre. Toujours est-il que La Carte et le Territoire prend une autre vie. Pas l’histoire du roman, mais le texte. Ce que j’aime chez Houellebecq, par-dessus tout, c’est l’humour. Cette façon de finir la phrase sur un retournement à la fois attendu – on connaît le bonhomme – et terrassant. On en a encore eu l’exemple dernièrement, à propos du « monde d’après », qui sera, d’après lui « le même, en un peu pire. » C’est la pirouette houellebecquienne. Dans La Carte et le Territoire, ce truc de la pirouette est poussé à ses limites, plus que dans tous ses autres romans, me semble-t-il. Et Philippe Duclos parvient à dire la pirouette, lui donnant à la fois son côté comique et tragique. Le tragi-comique, c’est la marque de Houellebecq, au même titre que le romantisme. En lisant le texte, en écoutant la voix qui lit dans ma tête, mot à mot, je saisis ma propre appréhension et compréhension de ce tragi-comique. En écoutant la voix de Philippe Duclos lire un texte que je connais si bien, j’envisage ce tragi-comique autrement, plus universel, plus humainement évident,  et plus détaché. Ou envisagé de plus haut. Sur le site de Gallimard, on peut écouter le prologue de La Carte et le Territoire lu par Philippe Duclos. La description du tableau de Jed Martin - Damien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art – mise en bouche par Duclos donne une dimension autre à la toile, et au texte. Les inflexions de voix du comédien accentuent le comique et le tragique, de situation et de description. Plus tard, lorsque Jed Martin se retrouve face à Frédéric Beigbeder lors d’un cocktail littéraire, le détachement et la lucidité féroces de Jed sont oralement incarnés.

C’est dans les interstices d’imperfection que l’on reconnaît la patte de l’artiste. Dans le texte comme dans la lecture, tout n’est pas parfait. La lecture à haute voix met en évidence les répétitions, les à-peu-près du texte de Houellebecq dont tous les boulons n’ont pas été assez resserrés. Les mots « soumis » et « soumission » sont souvent répétés, comme en prélude à un autre roman. Le tic « l’auteur d’Un roman français » pour désigner Beigbeder, ou « l’auteur de Plateforme » pour désigner le personnage de Houellebecq saute à l’oreille. La lecture à haute voix laisse aussi passer, parfois, des chuintements, des hésitations de virgules. Mais elle donne à entendre les incises de la phrase. Là est le tour de force. Et de là naît une émotion plus grande que le texte, et plus grande que la performance  d’acteur.

jeudi 2 juillet 2020

Le Roman inépuisable de Philippe Le Guillou

Philippe Le Guillou, Le Roman inépuisable, Roman du roman, éd. Gallimard, mars 2020, 448 pages.

Philippe Le Guillou est breton, écrivain, et Inspecteur général de l’Education nationale, doyen de la discipline Lettres. Trois caractéristiques qui à elles seules peuvent laisser envisager ce que contient son essai, sous-titré « roman du roman ». Le Roman inépuisable est un vaste panorama du roman français dans lequel n’apparaissent que les écrivains et les œuvres que Guillou a goûtés, aimés, adorés. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un essai de critique littéraire, mais plutôt de la cartographie des engouements d’un écrivain pour certains de ses pairs. Le tout est assez académique, tient parfois des souvenirs d’enfance ou de jeunesse – et même, au détour d’un chapitre, de la confidence feutrée.

Un premier pan de l’ouvrage est consacré au roman français à travers les âges, et particulièrement au XIXème, le grand siècle du roman. Le Hugo des Misérables, le Flaubert de Madame Bovary… mais pas Balzac, apprécié par Le Guillou bien plus tard que dans les années de formation. Pour le XXème siècle, Gracq, bien entendu, lu et relu, fréquenté, décrit comme redevenant Louis Poirier dans sa retraite de Saint-Florent-le-Vieil. Et Malraux. Et Proust. Et Drieu. Ce panorama est lié aux lectures de l’enfance et de la jeunesse, les lectures du cadre scolaire et celles qui découlent des vagabondages dans les bibliothèques. Tout lecteur né au début des années 60 reconnaîtra le programme des livres imposés et les éblouissements des lectures buissonnières. Le Roman inépuisable est aussi un essai générationnel. Et tout lecteur breton, entre les pages 260 et 288, trouvera son content de romanesque armoricain.

Là où l’essai devient vraiment parlant, et moins académique, c’est lorsque Le Guillou parle de littérature contemporaine. Grainville, par exemple. Il arrive à dresser le portrait d’un style, et non d’une écriture. « La voix si particulière de l’écrivain : c’est ce que j’aime entendre dans ces romans, elle monte encore de L’Abîme, elle vient vers moi, elle m’inciterait presque à engager une conversation, à jeter une bouteille à la mer. » Oui, les textes de Grainville font cet effet-là. Style flamboyant et univers tumultueux. La jeune garde est saluée, Tristan Garcia en tête, et ce n’est que justice. Est mentionné aussi Victor Pouchet, pour un premier roman remarquable. Dans ces pages, la lectrice se reconnaît entièrement, elle aurait cité les deux mêmes noms. Et quelques autres.

Là où la lectrice se reconnaît moins, et c’est peu dire, c’est dans la mise en aparté des écrivains femmes. « Loin de moi, en cette Journée des femmes, l’idée de vouloir rassembler en un même chapitre autrices, auteures ou écrivaines… » écrit Le Guillou, p.290. C’est pourtant ce qu’il fait. Colette, Yourcenar, Duras, et celles que l’auteur nomme lui-même des ovnis littéraires : Sagan, Leduc et Millet réunies en un seul mouvement de plume ce 8 mars 2019. Car Le Guillou nous explique, en fin d’ouvrage, la manière dont il a écrit son essai : « Tous les jours, depuis la fin octobre, je me suis levé nuitamment pour écrire cette histoire subjective du roman. » Et donc, le 8 mars, tiens, on va parler des femmes qui écrivent, puisque c’est la Journée des femmes. Euh… non, le 8 mars, c’est la Journée internationale des droits des femmes. Nuance. Et, au moins ce jour-là, on aurait pu penser que les autrices pouvaient s’inclure dans un panorama littéraire général, et non être traitées à part.

Ce « roman du roman », ambitieux, est bien entendu entièrement subjectif. Parfois agaçant, souvent brillant, Le Roman inépuisable reflète sociologiquement la formation littéraire d’un homme né en 1959 et khâgneux provincial dans le deuxième pan des années 70. Il dévoile aussi le sens aigu de la lecture de son auteur, et, en creux, ses rejets. Même si le lecteur n’y retrouve pas tous les phares de son propre panthéon littéraire, il ressortira de cette lecture avec la certitude encore plus ancrée que le roman est la nourriture essentielle de nos émotions.