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jeudi 17 octobre 2019

Se taire de Mazarine Pingeot


Mazarine Pingeot, Se taire, éd. Julliard, 29 août 2019, 288 pages.
  

Le silence imposé est un thème que Mazarine Pingeot explore de roman en roman. On connaît son histoire personnelle et familiale, on comprend que le silence soit son sujet de prédilection. Elle le creuse, l’interroge. Dans Se taire, au titre aussi emblématique que celui qu’elle a donné à son récit Bouche cousue, une jeune femme est sommée par sa famille de ne rien dire, de ne rien révéler. Mais il n’est pas question, ici, de clandestinité. Il est question de viol.

Mathilde Léger est petite-fille d’Académicien et fille d’un célèbre chanteur engagé. Elle porte le poids d’un héritage culturel et d’un quotidien médiatique. Après le bac, elle ne poursuit pas ses études et opte pour la photographie. Un magazine l’envoie faire un reportage chez un prix Nobel de la paix, un homme brisé après le suicide récent de sa fille. Le Nobel photographié dans son chagrin par la fille du chanteur célèbre, voilà qui fera vendre. Mathilde a vingt ans, n’est pas dupe du motif pour lequel on l’a choisie, elle, pour cette mission, et elle y va, un peu intimidée. Le Nobel a la cinquantaine, pleure son malheur dans une ville du sud, accueille la jeune photographe, et la viole. Mathilde se laisse faire, puis bredouille qu’elle a des photos à faire. Et elle photographie son violeur. Elle fait son boulot, après l’agression.

« Cette scène n’a pas eu lieu, j’en suis le seul témoin, les photos n’en montreront rien.
Moi, la fille du plus grand chanteur français, artiste engagé, et image de la France, j’ai été programmée pour ne pas faire de scandale.
Le prix Nobel l’a bien compris. »

Le silence a un prix, physique. Mazarine Pingeot décrit la douleur de Mathilde, met en parallèle le traumatisme de l’agression et l’injonction familiale : il ne faut rien dire, les médias vont s’en donner à cœur joie, elle est une fille de, et elle accuse un homme politique irréprochable, on ne va pas la croire, elle doit se taire pour se protéger, et protéger sa famille. Seule sa sœur, Clémentine, regimbe. Clémentine est son aînée, elle a choisi de s’exprimer par la pratique professionnelle d’un sport violent, le roller derby. Tête à demi rasée, piercings, short en nylon, elle fonce dans le tas. Mais on en reste là, Mathilde ne porte pas plainte. Elle porte en elle la culpabilité des photos prises après. Et puis elle se remet plus ou moins, entreprend des études d’urbanisme, et se met en ménage avec un architecte.

Nous n’en sommes qu’au premier tiers du roman. Après le viol de ses vingt ans, la vie de Mathilde continue. Elle continue sur le mode du « ne pas dire non. » Il ne s’agit pas de milieu social – ici, on est dans la classe supérieure culturelle – ou de psychologie propre à un individu, pas seulement. Peut-être que les femmes ont pour malédiction première celle de devoir accepter, de se laisser faire et porter. Le compagnon de Mathilde, Fouad, est égyptien, séducteur, charismatique, mesquin. C’est un manipulateur de première, qui souffle la braise et la glace. Mathilde est une proie de rêve : ses parents sont riches, elle incarne la bourgeoisie intellectuelle, elle est le signe de la réussite sociale de Fouad. Elle, elle est lucide et passive. C’est sans doute dans cette passivité, dans cette quasi soumission acceptée, que Mathilde incarne au plus juste à la fois la bonne conscience contemporaine et la résignation féminine. Mais à la première gifle, alors qu’elle est enceinte, elle trouvera l’énergie nécessaire pour s’assumer pleinement. Grâce à sa sœur Clémentine, la rolleuse caparaçonnée.

Qu’elle se taise pendant des années – qu’elle ne dise rien du viol du Nobel – ou qu’elle se mette à dire hors du cercle familial, en allant déposer une main courante au commissariat six ans après les faits, la trajectoire de Mathilde est placée sous le signe de la malédiction. Une sorte de malchance, sociale et universelle. Il n’y a pas de bonne solution, de bonne décision. Le scandale éclatera, elle en sera éclaboussée. Son fils en pâtira. C’est parce qu’elle est devenue mère qu’elle trouvera la force d’aller affronter son premier bourreau.

En cette rentrée littéraire, le tsunami de la campagne #metoo a des répercussions sur le romanesque. En presque miroir, Mazarine Pingeot et Karine Tuil se sont attaquées au thème. Tuil du point de vue de l’agresseur et de sa famille, Pingeot du point de vue de la victime et, également, de sa famille. Dans les deux cas, les implications sociales et médiatiques sont mises en avant, et dans les deux cas, les romans sont bâtis sur des résonances d’ « affaires » médiatisées. En ce qui concerne Se taire, Mazarine Pingeot déclare à Paris-Match qu’elle ne s’est pas inspirée directement de l’affaire Pascale Mitterrand-Nicolas Hulot, mais que « ce silence [l’a] bouleversée, car il renvoyait aussi à ce [qu’elle connaissait], avoir une parole confisquée du fait d’un certain statut ou d’une appartenance. »

La parole confisquée n’est pas le lot exclusif des familles exposées médiatiquement, même si les journalistes sont à l’affût d’un nom. L’agression sexuelle est affaire de pouvoir et de domination, ce qui n’implique pas que la politique et les médias. Il y a, dans toutes les franges de la société, contemporaine ou antérieure, cette espèce d’accord « tacite » (dont l’étymologie renvoie au verbe taire) que les femmes respectent, et dont les familles, et l’ordre établi, attendent qu’il soit respecté. De ces choses-là, des agressions sexuelles, on ne parlait pas, pas tellement. Dans le prologue de Se taire, Mazarine Pingeot met à plat la situation actuelle :

« Ici ou là, les femmes commencèrent à révéler les agressions dont elles avaient été victimes. C’était au début un bruissement, amplifié par la Toile, puis devenu raz de marée. Les mentalités étaient emportées par la vague, elles donnaient l’impression de changer – comme si une mentalité pouvait changer en un clic. »

Nous n’en sommes qu’au début de la tentative de changement de mentalité. Que l’espace romanesque s’empare du sujet est un signe hautement positif. Se taire réussit avec intelligence à allier le thème récurrent des romans de son auteur et les préoccupations légitimes, urgentes, de l’époque.    

jeudi 10 octobre 2019

La Mer à l’envers de Marie Darrieussecq


Marie Darrieussecq, La Mer à l’envers, éd. P.O.L., 22 août 2019, 256 pages.

Sans doute y a-t-il deux manières d’entendre le titre du dernier roman de Marie Darrieussecq. La mer, celle sur laquelle les migrants naviguent et qu’ils veulent traverser : la Méditerranée, puis la mer du nord. Et la « reum », ce mot qui retentit lorsque sonne le téléphone du fils : « C’EST TA REUM QUI T’APPELLE, GROS, C’EST TA REUM QUI T’APPELLE ». La « reum », la « mère à l’envers », c’est celle de Gabriel et Emma. Elle s’appelle Rose, et c’est un personnage de l’univers fictionnel de Darrieussecq, l’amie de Solange, à Clèves, dans le pays basque, dans le roman Clèves. Solange, on l’a suivie jusqu’à Los Angeles puis au Congo, dans Il faut beaucoup aimer les hommes (2013). Rose est mariée à Christian, elle est psychologue, il est agent immobilier, ils vivent à Paris dans un petit F3 avec leurs deux enfants, et font rénover une maison à Clèves, où ils comptent s’installer et vivre. Tous ensemble ? Pas sûr… Rose hésite, ne sait pas si elle a envie de quitter Christian ou de rester avec lui. Il boit beaucoup, il n’aime pas la façon dont on lui demande d’exercer son métier, il a une conception empathique de la vente d’appartements. La mère de Rose – ce roman est une histoire de mères – offre à sa fille et à ses deux petits-enfants une croisière sur la Méditerranée, pendant les vacances de Noël. C’est sur la mer, grâce ou à cause de sa mère, que Rose va prendre une de ces décisions qui remettent la vie dans le bon sens – et pas à l’envers.

Marie Darrieussecq construit son histoire en trois mouvements, en trois temps bien distincts, qui résonnent comme l’arrivée d’un troisième enfant. Durant la croisière, une nuit, le paquebot accueille les survivants d’un bateau de migrants. Rose est bouleversée, elle laisse ses enfants endormis dans la cabine et se précipite sur le pont pour assister aux manœuvres de sauvetage. Sur la mer, des corps flottent. Sur le pont, des hommes morts ont aussi été remontés des flots, il faut les enjamber.

« Une main noire l’attrapa par la manche et le bout des doigts effleura sa paume, et il y eut ce truc, cette secousse, bang, ce choc qui arrachait comme un petit morceau de temps. […] Il est très jeune, des cheveux mouillés en boucles, un grand front un peu cabossé. Il ressemble à son fils. Elle se dit : si j’adoptais un enfant, ce serait lui. »

Rose court, s’affole. Elle ne sait pas comment aider. Elle retourne à sa cabine, prend l’iPhone de son fils, le chargeur, quelques habits, et retourne voir les rescapés. Elle cherche l’ado qui l’a attrapée par la manche. Elle lui donne le téléphone. Il s’appelle Younès. C’est comme l’annonce qu’un enfant est à venir. Gabriel râle parce qu’il ne retrouve pas son mobile, qui, mobile justement, est localisé sur le bateau des autorités italiennes qui sont venues récupérés les migrants.

Deuxième mouvement : le retour à la vie parisienne, l’époux qui boit, les petits patients difficilement gérables au cabinet de psycho, le beau Gabriel qui va au lycée dans les habits Kooples reçus à Noël sur le paquebot, la petite Emma à l’école, l’appartement décidément trop petit, les travaux à Clèves qui avancent lentement. Younès appelle, et Rose ne répond pas. Lorsqu’il appelle, c’est la photo de son fils qui apparaît sur l’écran du téléphone de Rose, la photo du blond Gabriel. Ce n’est même pas sciemment qu’elle ne répond pas, Rose. Le téléphone sonne toujours au mauvais moment, dans le métro, ou pendant une séance de thérapie. Elle ne répond pas. Ces coups de fil – de fils –  sont comme les coups de pied du fœtus, on sait que l’enfant est là, qu’il va être là, mais pour l’instant, on est encore séparés. Enceinte, ou tout comme, mais pas vraiment mère de celui-là. On est préoccupé, entre autres, par la petite Emma, on découvre qu’elle se fait harceler à l’école, on précipite le déménagement et l’installation à Clèves.

Et l’on s’installe à Clèves. On revient sur ses terres basques. Le beau Gabriel râle un peu, il préférait Paris. Là, dans le sud, il doit prendre le car pour se rendre au lycée, et ne rêve que d’avoir enfin passé son bac pour retourner étudier à la capitale. Et le téléphone sonne, et là, enfin, Rose répond. Elle s’est trompée. En voyant la photo de son fils sur son écran, elle a cru que c’était Gabriel qui l’appelait.

« Elle dit “oui, oui”. Comme elle le dirait à son fils. Patiemment. Elle voudrait jeter le téléphone par la fenêtre tellement elle est stupide, mais elle dit oui oui. […] Il lui parle et elle écoute, elle comprend mal mais c’est comme s’ils se connaissaient depuis longtemps ».

Younès est à Calais, il s’est fait mal aux jambes en voulant « passer ». Elle y va. A Calais, où on l’appelle « la maman ». Elle ramène Younès à Clèves. Voilà, il est arrivé dans le foyer. La chambre d’ami devient la « chambre de Younès ».

La Mer à l’envers n’est pas un roman sur les migrants. La narration est focalisée sur Rose. Qui est Rose ? Une bobo presque caricaturale, qui nourrit ses enfants au bio et sans gluten, qui jette sur le monde ambiant, et singulièrement pendant l’épisode de la croisière, un regard quelque peu condescendant, qui a tout de la Parisienne version Cosmopolitan mais non, ce n’est pas elle. Rose, elle a un secret, et un pouvoir. Quelque chose en elle bout, comprend, donne et guérit. Elle n’est pas parisienne, elle est basque. En Méditerranée, durant sa croisière all inclusive, elle a ressenti le bang quand Younès l’a touchée. Et revenue sur ses terres basques, elle laisse enfin s’exprimer ce qui est en elle : elle est guérisseuse, ou quelque chose comme ça. Elle coupe le feu. Elle absorbe le feu. Elle fait frétiller l’eau dans un verre par sa seule pensée. Younès, l’enfant inespéré, l’a comme révélée à elle-même. Elle s’accepte.

La Mer à l’envers est un roman formidable. Un de ces textes dont on se dit qu’ils cachent un secret, comme Rose cache le sien. Un roman bâti sur une symétrie parfaite dont l’axe est à Athènes, sur l’Acropole : lors de la visite du Parthénon, durant la croisière, la petite Emma disparaît, puis réapparaît. Une enfant que l’on a failli perdre et que l’on a retrouvée, en même temps que l’on a trouvé Younès, le nouvel enfant, l’Africain. Parmi les cariatides du Parthénon, il y en a une qui cache son jeu : elle est fausse, la vraie est au British Museum, à Londres. Le roman se conclut sur les retrouvailles de Rose et Younès à Londres. Rose pense que si Younès n’est pas au rendez-vous sous le pont de Brixton, elle aura sans doute le temps d’aller au British Museum. Pour voir la cariatide ? Le roman ne le dit pas. Ce que dit le roman, c’est qu’il n’y a pas d’enfant perdu, que la vie de Rose est complète. Complétée.

Marie Darrieussecq a déclaré qu’elle n’inventerait plus de personnages, qu’elle s’en tiendrait à ceux de son roman Clèves (2011). Voilà une déclaration qui enchante. Car à partir de ce matériau fictionnel, fixé, Darrieussecq a de quoi envisager tous les thèmes à l’aune de son imaginaire et de ses préoccupations propres, thèmes à la fois contemporains – ici, les migrants – et universels. Dans La Mer à l’envers, au-delà de l’actualité immédiate et prégnante, c’est bien la matière de l’attitude maternelle qui est malaxée. En miroir, avec Younès et Gabriel – les deux garçons s’émanciperont, l’un à Londres et l’autre à Paris – et frontalement avec la petit Emma qui, même loin de Paris, continue d’être harcelée à l’école. Ce qui est aussi malaxé, symboliquement, c’est le « pouvoir », ou plutôt le « don », inexplicable, refusé puis accepté. Quelque chose qui a à voir avec l’irrationnel. Rose, mère avant tout, redevenue épouse, se réconcilie avec sa part cachée, occulte. Le nœud du roman est dans le prologue :

« “Tu négliges ce que tu as dans les mains.” C’est ce que lui dit son mari. Longtemps elle a fait comme si ça n’existait pas. C’était même un peu sale. Et puis il y a eu cette croisière. »

C’est bien la confrontation avec le réel le plus immédiat, le plus inattendu, le plus politique, qui permet à Rose de déployer ce qu’elle est : une femme singulière, un peu à part, une bonne praticienne, une épouse compréhensive, une mère émancipatrice. Ce n’est pas rien. Au-delà de l’acceptation de soi, la part magique de Rose met en relief l’étincelle de chacun. Darrieussecq est de ces écrivains qui creusent en eux et en nous. La Mer à l’envers est un des jalons les plus puissants de son œuvre.

*

BONUS 

La jolie dédicace de Marie Darrieussecq :



jeudi 19 septembre 2019

Un livre de martyrs américains de Joyce Carol Oates


Joyce Carol Oates, Un livre de martyrs américains (A Book of American Martyrs, 2017), traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claude Seban, éd. Philippe Rey, 5 septembre 2019, 864 pages. 

Le martyr est celui dont la mort porte témoignage. Pour le roman qui paraît ce mois-ci en France, Joyce Carol Oates reprend et transforme le titre d’un livre du XVIème siècle traitant des martyrs chrétiens depuis l’avènement du christianisme, et singulièrement des protestants anglais sous le règne de Marie Tudor. Dans le roman de Joyce Carol Oates, il est également question d’une guerre de religion, absolument contemporaine, se déroulant ici et maintenant aux Etats-Unis :

« Votre mère comprenait, je crois. Jenna a toujours compris. Mais elle était incapable de convaincre Gus… Personne ne le pouvait.
           Qu’il y avait une guerre religieuse aux Etats-Unis pour le cœur et l’esprit des citoyens… des électeurs ».

Le Gus dont il est fait mention dans la citation ci-dessus est le Dr Augustus Voorhees, médecin engagé dans le droit à l’avortement et la défense des droits des femmes, qui meurt, dès les premières pages du roman, assassiné par Luther Dunphy. Lequel Dunphy sera condamné à mort pour son acte. Laquelle de ces deux-morts porte-t-elle témoignage ? Et de quoi ? Un livre de martyrs américains est une sorte d’état des lieux de la situation politique et sociale des Etats-Unis, à la toute fin du XXème siècle et à notre époque toute récente. L’assassinat du Dr Voorhees a lieu en novembre 1999. On se souvient sans doute de l’assassinat, en 2014, du Dr Georges Tiller dans une église du Kansas, en plein office religieux. On ne peut oublier que, ces derniers mois, des lois anti-avortements ont été discutées dans certains états de l’Amérique, avec des propositions aberrantes visant à punir de mort les femmes qui auraient interrompu leur grossesse, ce qui est le paradoxe ultime pour ceux qui se disent pro-life et défenseurs de la vie à tout prix. On marche sur la tête, ce n’est plus à prouver. La question de l’avortement est une question avant tout politique. Comment parler de démocratie lorsqu’une partie de la population est soumise à une évidence biologique ? Je ne sais plus qui a dit que si c’était les hommes qui tombaient enceints, le droit à l’avortement serait généralisé depuis longtemps, et que l’on pourrait avorter dans les stations-services. Comme le droit à la contraception, le droit à l’avortement concerne le corps des femmes. Et concerne, donc, la moitié du corps des démocraties. Pour ce qui est du sort des femmes hors démocratie, on sait ce qu’il en est, hélas…

C’est la première fois, il me semble, que je râle à la lecture d’un roman de Joyce Carol Oates. L’auteur ne prend pas parti, et traite les deux familles concernées par l’assassinat du même point de vue romanesque et narratif, du même non point de vue, donc. Si Joyce Carol Oates, dans son roman, ne prend pas parti, c’est que son intention n’est pas de désigner des coupables et des victimes, mais de montrer comment fonctionnent les Etats-Unis aujourd’hui. D’une certaine manière, par un biais particulier, elle nous montre, nous expose, l’Amérique à l’ère de Trump. Celle que l’on n’a pas voulu voir, ni même envisager, lors de la campagne électorale. Non pas une Amérique « profonde », mais une Amérique réelle. Le poids des églises, le sentiment que l’on acquiert la liberté en se repliant, l’envie et le besoin d’être guidé par Dieu ou un président-guide qui véhicule et met en place des idées qui valorisent quand on se sent déclassé, qui confortent des convictions que l’on pense infrangibles, voilà ce qui se lit, dans Un livre de martyrs américains. Pour la lectrice et le lecteur français, ce roman est sans aucun doute une prise de conscience. Bien sûr, nous savons que rien n’est jamais acquis, et que les lois visant à l’amélioration de la vie des femmes sont les premières, en général, à être remises en question, surtout en temps d’instabilité économique. Simone de Beauvoir nous a alertés il y a longtemps, déjà. Ce roman est une prise de conscience sur une certaine vérité américaine, que les films et séries US atténuent plus ou moins. Dans les Etats-Unis que Joyce Carol Oates met en scène, certains de ses personnages associent l’athéisme au socialisme et considèrent que les défenseurs des droits des femmes sont de dangereux subversifs. Et puis les enfants, soudain, font entendre leur voix.

Augustus Voorhees est marié à Jenna, ils ont eu deux enfants, en ont adopté un troisième. Une petite Chinoise victime de la politique de l’enfant unique. Voilà une famille humaniste, contrainte de déménager souvent, dont le père vit sous la pression constante des manifestations pro-life devant son cabinet, dont les enfants, et singulièrement la fille Naomi, sont victimes de vexations à l’école car ils sont les enfants de l’ « avorteur ». Qu’est-ce que ça signifie, être fille d’avorteur ? Luther Dunphy, l’assassin du Dr Voorhees, est un petit Blanc violent dans son enfance avec les filles, qui fonde une famille et suit des cours pour devenir pasteur, mais son bagage scolaire ne lui permet pas de lire avec attention et d’envisager toutes les implications des prescriptions de l’Evangile. Traumatisé par un accident de voiture dont il n’est pas responsable, et dans lequel a péri son dernier enfant – une petite fille trisomique de 3 ans – il traîne sa culpabilité comme un poids incandescent. A l’église qu’il fréquente – les églises, aux USA, dispensent des enseignements qui ne dépendent que de leur pasteur – il est facilement endoctriné. Luther n’est pas un activiste. Mais un matin, il prend sa carabine, et va tuer Augustus Voorhees. Sa fille Dawn, en miroir de Naomi, la fille de Voorhees, tentera de comprendre son père, et son geste.

C’est là que le roman repose la question du martyr. Ce sont les enfants qui paient pour les fautes des pères, comme dans toute bonne tragédie. Mais quelle est la faute originelle ? Le roman n’adopte pas de point de vue – et là, ça coince : les deux pères sont des assassins. Un assassin d’enfants d’un côté, un assassin de tueurs d’enfants de l’autre. Mais Augustus Voorhees n’est pas un assassin, alors que Luther Dunphy, oui. (Je prends ici la position de la lectrice humaniste, française, vivant dans un pays laïque, et pour qui Simone Veil est l’héroïne politique qui a tenu tête aux quolibets et aux insultes de l’assemblée nationale au cœur des années 70). Le roman de Joyce Carol Oates semble poser des questions d’un autre temps, et d’ailleurs cela est mentionné dans le texte, tout doucement, comme à bas bruit, il est dit que l’on se croirait en 1955, ou en 1935. Mais c’est ici et maintenant. La quête des filles de la victime et de l’assassin, de Naomi Voorhees et de Dawn Dunphy – j’assume ces dénominations de victime et d’assassin, alors que le roman ne tranche pas – est une marche en avant qui bute sur la question de la peine de mort. L’exécution d’un membre assassin de la mouvance pro-life est une tautologie, pour le moins, au cube. Exécution – consentie – de l’assassin qui a tué un homme qu’il considérait comme un assassin d’enfants.

Le bandeau rouge entourant Un livre de martyrs américains proclame « Le livre le plus important de Joyce Carol Oates », citant le Washington Post. Pas sûr… La lecture de ce roman requiert à la fois une forte faculté de recul et une bonne connaissance du terreau étatsunien contemporain. Hors du texte, on connaît les convictions de JCO, et si elle ne s’est jamais déclarée féministe, elle a toujours, dans ses déclarations, pris le parti des femmes et montré des positions progressistes. Un livre de martyrs américains paraît « désengagé », les convictions des protagonistes, et singulièrement celles de Dunphy, ne sont pas discutées ni, me semble-t-il, mises en perspective. Voilà un roman effrayant, âpre, dont la lecture ne provoque aucun plaisir. On m’opposera que la littérature se doit de provoquer autre chose que le simple plaisir du lecteur. Mais… là… j’ai refermé le livre bien avant la fin, et décidé de m’en désintéresser. Parce que cette lecture n’a provoqué en moi rien d’autre que de la colère. Sur le sujet même, et sur son traitement.


lundi 9 septembre 2019

Soif d’Amélie Nothomb



Amélie Nothomb, Soif, éd. Albin Michel, 21 août 2019, 162 pages.

Le titre Soif associé au nom d’Amélie Nothomb pouvait laisser présager que l’on trouverait dans les pages de ce roman quelque chose qui relèverait du champagne, de son caractère essentiel, et de sa dégustation. Point du tout ! On n’est, cependant, pas très loin de la Biographie de la faim (2004) ou de Métaphysique des tubes (2000). Manger, boire. Actions élémentaires et essentielles que réclame le corps. Et c’est justement le corps qui est le sujet premier de ce roman – et sans doute de l’œuvre entière de Nothomb. Le corps, oui, mais pas n’importe lequel. Le corps du Christ. Corpus Christi.

Voilà un texte écrit à la première personne, dont le narrateur est Jésus. Il a trente-trois ans, est enfermé dans une geôle, on vient de le condamner à être crucifier, et il attend l’heure de son supplice. L’incipit est formidable : « J’ai toujours su que l’on me condamnerait à mort. » 


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