mardi 23 janvier 2018

Regards croisés (31) – Quichotte, autoportrait chevaleresque d’Eric Pessan

Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville


Eric Pessan, Quichotte, autoportrait chevaleresque, éd. Fayard, 17 janvier 2018, 420 pages.


Pour qui a été élevé au lait universitaire de la littérature hispanique, le Quichotte est l’œuvre lue et relue, traduite par fragments lors de terribles séances de version classique, étudiée et confrontée aux analyses de tous bords et de toutes époques. Un souvenir cauchemardesque d’étudiant ? Non, bien sûr. La fac d’espagnol, c’est avant tout ce lieu où l’on te nourrit de Cervantes, de Borges, de Lorca, de Quevedo, de Sábato. Bon, on t’y fait aussi ingurgiter des nourritures moins savoureuses qui te collent encore au souvenir (oh bon sang !, ce calvaire que de se taper les romans de Pérez Galdós, ou de tenter de comprendre ce que peut bien signifier le théâtre d’esperpento !) Mais le Quichotte, tout de même, quelle découverte ! Ni les dissertations ni les exercices de version n’ont pu, jamais, en annihiler, ni même en atténuer, l’irrésistible attrait. Parce que ce type devenu dingo à force de lire, et qui s’en va sur les chemins, flanqué de son drôle d’écuyer, pour vivre la vie fantasmée des chevaliers errants, tu l’as reconnu : c’est ton frère, ou peu s’en faut. Il est de la race des rêveurs. Il ira jusqu’au bout de son rêve. Et puis, soyons honnêtes, Don Quichotte et Sancho Panza ont pour toi les voix de Jacques Brel et Dario Moreno. Ce qui ajoute à l’émotion.

 Eric Pessan s’empare de la figure du chevalier à la triste figure. Il n’est pas le premier, il ne sera pas le dernier. Don Quichotte, c’est le recours ultime de ceux qui se désespèrent à contempler, et à subir, l’adversité d’un monde absurde. Les temps que nous vivons semblent propices au désespoir, voire à la désespérance. Pessan, par un tour de magie fictionnel et symbolique, fait débouler le chevalier et son écuyer dans notre monde d’ici et maintenant. Les deux héros, décalés mais s’adaptant, débarquent sur les quais de Paris, parmi les tentes des sans-abris, des migrants, des laissés-pour-compte. D’ailleurs, on les attendait. On les avait même anticipés. Ils atterrissent au plein cœur de l’association « Les Enfants de don Quichotte ». Quel est ce monde qui jette sur le pavé et oblige à dormir sous des tentes, le long d’un canal, les plus fragiles d’entre nous ? Incompréhension du chevalier et de son écuyer, mais incompréhension aussi de l’auteur, et de ses lecteurs. Parce que le monde ne tourne décidément pas rond, un héros de roman fait irruption dans la réalité brute et se mue en redresseur de torts. Don Quichotte ne tue personne, il mouline de la lance et brise quelques côtes, déchire des costumes de prix, prépare l’arrivée des forces de l’ordre. Parallèlement aux exploits contemporains du chevalier errant, nombre de situations quotidiennes désespérantes sont suggérées, décrites en quelques lignes où l’émotion le dispute à l’indignation. On n’oubliera pas cette scène, déchirante : le lecteur assiste dans le roman de Pessan, en direct, au limogeage par téléphone d’une femme noyée dans la cohue d’un RER retardé. Elle s’affaisse, mais ne peut tomber tout à fait, tant la foule est dense. Elle descend à la station suivante, chômeuse désormais. Elle repart dans l’autre sens, rentre chez elle, vaincue.

Eric Pessan, fin connaisseur du roman de Cervantes, bâtit son livre sur le canon quichottesque : deux parties, rappelant les deux parties du Quichotte, la première publiée en 1605 et la deuxième en 1615. Le même nombre, exactement, de chapitres. Ce sera la structure de son roman, son socle. Et dans ce cadre strict, Eric Pessan insère ce qui lui tient véritablement à cœur : la situation de la France et du monde d’aujourd’hui. Les aberrations et les indignations. L’élection de Donald Trump, par exemple. Ou le fait que 86 personnes possèdent à elles seules la richesse de la moitié des habitants de la Terre. Incompréhensible. Inadmissible. Combien de pages faudrait-il pour écrire le nom de ceux qui n’ont pas de nom, parce qu’ils ne comptent pas ?  Le compte a été fait par l’auteur : 43 750 000 pages comportant 3 500 000 000 noms. Autant dire une infinité. Est-ce à dire que le combat est perdu d’avance ? Pas sûr, puisque la figure tutélaire d’un personnage de fiction est sollicitée…

Le roman d’Eric Pessan est bâti sur une triple perspective, parfaitement résumée dans le titre Quichotte, autoportrait chevaleresque :
- Quichotte : le monde contemporain manque de chevalier errant pourfendant le crime et le délit, délivrant l’opprimé, chassant le cruel.
- Autoportrait : Pessan revient sans cesse à sa condition d’écrivain, à sa vocation. Il nous fait partager le quotidien d’un créateur, nous fait visiter sa bibliothèque…
- Chevaleresque : le lecteur comprend que Pessan s’en remet à don Quichotte parce qu’agir au quotidien contre la brutalité du monde est sans remède. On aimerait être chevaleresque… mais ce n’est pas simple. C’est même quasiment impossible. Il n’est qu’à voir ce qu’il faut déployer de force mentale et de combat opiniâtre pour faire preuve de la moindre once d’humanité sur les frontières italiennes avec les migrants : aider l’autre est hors la loi.

Eric Pessan convoque, dans un passage qui n’est pas sans rappeler le final du roman de François Coupry Je suis mon propre père, les écrivains qui ont forgé sa propre conscience d’homme et d’écrivain : lors d’une soirée les amis sont réunis. Les amis, ce sont Gary et Ajar, Pessoa et tous ses hétéronymes, Faulkner, Cervantes bien sûr, Kafka… tous les noms de sa bibliothèque. La fête des écrivains a lieu « en haut », et celle des personnages « en bas ». Le lapin blanc d’Alice guide le lecteur. Ce pouvoir de la littérature, c’est sans doute ce qu’Eric Pessan a voulu convoquer face à sa désespérance. Les combats d’hier sont aussi ceux d’aujourd’hui et ceux de demain. Mais ces combats, comment les mener ? Don Quichotte et Sancho Panza se retrouvent devant des éoliennes, qui ne sont pas sans évoquer les moulins à vent de jadis. Et ils passent leur chemin. La lutte contre l’injustice, qu’elle soit économique, politique ou sociale – surtout sociale ! – reste pourtant une constante. On regrettera, peut-être, qu’Eric Pessan focalise son roman sur les seuls aspects désespérants de notre monde ambiant. Cela dit, il est vrai que les motifs de satisfaction ou d’espoir, même s’ils sont indéniables, ne sont pas forcément ceux qui viennent à l’esprit en premier. Et ces motifs-là, positifs, n’ont pas besoin d’un Quichotte pour être défendus.

« Voilà peut-être la seule preuve de la folie de Quichotte : il n’imagine pas qu’un homme puisse être sans humanité. » Eric Pessan, rejoignant son modèle, le double qu’il s’est choisi pour tracer son autoportrait, met en lumière les injustices insupportables et trace le contour de notre impossibilité à les combattre. Un livre sombre, d’où sourd un espoir : la fiction sauvera le monde.



mardi 16 janvier 2018

Une vie sans fin de Frédéric Beigbeder

Frédéric Beigbeder, Une vie sans fin, éd. Grasset, 3 janvier 2018, 360 pages.

« La mort est le seul rendez-vous qui ne soit pas noté dans votre agenda » écrivait Frédéric Beigbeder dans son roman 99 francs en l’an 2000. Dix-sept ans plus tard, le cap de la cinquantaine tout juste passé, l’écrivain se réjouit que le rendez-vous n’ait pas encore eu lieu, à Samarkand, Paris ou le pays basque. Tout est dans ce petit « encore ». Parce qu’il est heureux en amour et en paternité, mais qu’il vieillit, la mort pour lui est inacceptable. Mais nous sommes au XXIe siècle, n’est-ce pas ? La mort, c’est un truc du passé, dépassé. Un peu partout sur la planète, des chercheurs s’emploient à faire trépasser la Grande Faucheuse. De la Suisse à la Californie, en passant par l’Autriche et Israël, Frédéric Beigbeder part à la rencontre de ces hommes qui s’ingénient à ne plus rendre inéluctable ce qui, hier encore, l’était.

lundi 8 janvier 2018

Etre de René Belletto

René Belletto, Etre, éd. P.O.L, 288 pages, 11 janvier 2018.

Miguel Padilla ne peint plus, depuis la mort de son épouse et modèle Dolorès. Dans son appartement du quai de Béthune, il joue sur ses deux guitares – une classique et une flamenca –, écoute Bach sur des appareils acoustiques patiemment appariés pour atteindre le son parfait, tombe de sommeil sur son canapé pour de petits sommes impromptus – il écrit « dodos, roupillons ». Il écrit ? Non, bien sûr, ce n’est pas lui qui écrit. Miguel Padilla est « héros et narrateur de l’aventure ». Notons dès à présent que dans cette aventure, il ne se considère pas comme un personnage. René Belletto explore plus avant, dans Etre, les modalités de la mise en fiction, comme on parle de mise en scène au théâtre ou au cinéma, cinéma toujours présent dans ses livres. Ici,  quantité de titres de films sont cités, et apparaît une caméra au détour d’une rue de Rome, l’une des héroïnes étant documentariste.





mardi 2 janvier 2018

L’Ancêtre de Juan José Saer

Juan José Saer, L’Ancêtre (El entenado, 1983), traduit de l’argentin par Laure Bataillon, éditions le Tripode, 11 janvier 2018, 192 pages.


Un jeune marin se retrouve tout seul dans des terres dont il ignore tout, loin de son équipage, et va vivre des années au sein d’une tribu avant de retrouver son pays d’origine. Cette anecdote, base de récits romanesques et réflexifs, est un motif qui parcourt une bonne part de la littérature de tous les pays. Elle permet le regard sur l’autre, la mise en parallèle des civilisations, l’observation des mœurs et coutumes de l’inconnu enfin découvert, la surprise et l’incompréhension. Pour le lecteur francophone de littérature contemporaine, cette histoire renvoie en premier lieu au très beau roman de François Garde Ce qu’il advint du sauvage blanc (Gallimard, 2012, prix Goncourt du premier roman). Le héros de François Garde, un mousse vendéen abandonné par son équipage sur les côtes de l’Australie, est adopté par les Aborigènes puis recueilli à Sydney par ce que l’on appelle encore à l’époque un explorateur – nous sommes au milieu du XIXème siècle. La force du roman de Garde repose sur le récit « en creux » : rien n’est dit au lecteur de la vie du mousse au sein de la tribu. Il garde son secret, tandis que s’agitent autour de son cas les représentants des sociétés savantes européennes. Le roman est basé sur une histoire vraie.

L’écrivain argentin Juan José Saer (1937-2005) avait publié en 1983 un roman exceptionnel basé sur ce même motif : un petit mousse se retrouve seul dans un environnement qu’il ne connaît pas, passe quelques années dans une tribu autochtone qui l’accueille et l’adopte, puis revient chez lui. L’histoire est, là aussi,  basée sur des faits avérés. Mais nous sommes au début du XVIème, en Amérique latine, dans le Cône sud plus précisément, entre les fleuves Paraná et Uruguay. 

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